L’expulsion planifiée de la population de Gaza est déjà en cours

Ce jeudi 14 juin, quelque 58 Palestiniens et Palestiniennes ont déjà été tués dans la bande Gaza, dont un certain nombre près du lieu de distribution militarisé de la GHF.

Par Gadi Algazi

[L’offensive militaire du gouvernement israélien contre l’Iran – question sur laquelle nous reviendrons – tend à faire détourner le regard de ce qui perdure à Gaza et en Cisjordanie, et à mettre entre parenthèses les opérations militaires qui se poursuivent en Syrie, au Liban, au Yémen. D’où l’importance de l’article ci-dessous. – Réd. A l’Encontre]

Peut-être attendiez-vous que l’alarme retentisse ou que le porte-parole de l’armée israélienne fasse une annonce officielle. Mais l’expulsion massive des Palestiniens de Gaza, longtemps qualifiée de «transfert» dans le jargon israélien, est déjà en cours. Pas dans un avenir lointain. En ce moment même.

Cela ne se passe pas exactement sous les yeux des Israéliens – il est toujours possible de détourner le regard – mais les échos parviennent jusqu’aux foyers israéliens. Les déflagrations tonitruantes provenant de Gaza et entendues dans tout le pays sont des messages personnels, comme ceux que l’armée envoyait, autrefois, aux Gazaouis dans une précédente période de cruauté: «Votre maison va être bombardée. Partez immédiatement.» Il s’agit de la version actualisée du message, qui ne s’adresse pas au peuple de Gaza, mais aux citoyens israéliens: «Le transfert est en cours. Il progresse. Et il est irréversible.»

Bien sûr, le transfert n’a pas commencé aujourd’hui, et dans le chaos horrible de ces derniers mois, il est difficile de saisir pleinement l’ampleur et la signification de ce qui se passe. Il ne se déroule pas non plus exactement comme ses initiateurs le souhaitaient. Mais c’est précisément là que réside le danger: lorsqu’un processus comme celui-ci s’enlise, la réponse probable est l’escalade, et un résultat encore plus terrible.

Alors, comment le transfert se déroule-t-il actuellement? Par la famine et la destruction d’infrastructures vitales. Par l’utilisation de l’«aide humanitaire» comme arme. Par des bombardements incessants et systématiques. Bon nombre de ces tactiques ont été rapportées par les médias, mais la «méthode de distribution alimentaire» reste l’une des moins évidentes. Il est essentiel de comprendre que ce qui peut sembler être un «tragique échec logistique» est en fait une stratégie délibérée.

Monopolisation de l’aide alimentaire

Les massacres récurrents de Palestiniens se précipitant vers les centres de distribution alimentaire, qui ont fait au moins 245 morts au cours des deux dernières semaines, ont choqué beaucoup de gens. Mais ces incidents ne doivent pas nous détourner du changement structurel: au lieu de centaines de centres de distribution alimentaire gérés par des organisations internationales expérimentées dans toute la bande de Gaza [l’UNRWA en organisait 400], Israël n’a mis en place que quatre centres pour plus de deux millions de personnes. Ce n’est pas ainsi que l’on répond aux besoins d’une population après plusieurs mois de dévastation et de privations. C’est ainsi que l’on affame et que l’on prive les survivants de leur dignité humaine.

L’emplacement des quatre centres n’est pas moins important. L’un se trouve dans la partie centrale de la bande de Gaza, le long du corridor de Netzarim, et les trois autres dans le sud, à l’ouest de Rafah. Un rapide coup d’œil sur la carte suffit pour comprendre: il n’y a aucun lien entre l’emplacement des «centres de distribution» et les besoins de la population (voir carte ci-dessous).

L’objectif est plutôt de favoriser le «déplacement de la population» vers le sud, idéalement vers les «zones de concentration». Comme cela constitue un crime contre l’humanité, Israël a eu recours à des tactiques de dissimulation: d’abord en expulsant les organisations humanitaires bien établies qui pouvaient fournir une aide efficace, puis en externalisant la distribution à des entités opaques telles que la Gaza Humanitarian Foundation (GHF), soutenue par les Etats-Unis [1].

Dès le 11 mai, Benyamin Netanyahou aurait déclaré lors d’une session secrète de la commission des Affaires étrangères et de la Défense que «l’aide serait conditionnée au fait que les Gazaouis ne retournent pas dans les lieux d’où ils sont venus pour recevoir l’aide». La logique sous-jacente à cette politique a été confirmée par la Dresse Tammy Caner, avocate et directrice du programme Droit et sécurité nationale à l’Institut d’études de sécurité nationale (INSS), un groupe de réflexion étroitement lié à l’armée israélienne.

En effet, le revirement soudain et récent du ministre des Finances d’extrême droite Bezalel Smotrich, qui est passé d’une opposition farouche à toute aide aux «Arabes» à un soutien à celle-ci afin que «le monde ne nous arrête pas et ne nous accuse pas de crimes de guerre», doit également être compris comme un soutien au projet de Netanyahou d’utiliser la distribution de nourriture pour contraindre les Gazaouis à «accepter» leur déplacement.

La Dresse Tammy Caner a également confirmé que, selon la plupart des experts, si la préoccupation déclarée d’Israël est que le Hamas s’empare des vivres, la solution logique serait d’inonder Gaza de provisions abondantes afin d’éliminer la capacité d’un groupe quelconque à monopoliser les ressources. Mais en réalité, le monopole est précisément le but recherché: Israël veut le monopole pour lui-même, afin de l’utiliser comme moyen de pression sur la population civile. La famine et la distribution selon les conditions fixées par l’occupant sont deux méthodes complémentaires d’utilisation de la nourriture comme arme.

Un échec dangereux

Faciliter le «transfert de population» en refusant ou en conditionnant l’accès aux produits de première nécessité n’est pas une tactique nouvelle de la part d’Israël. Dans une étude encore non publiée, j’ai découvert qu’au début des années 1950 les autorités israéliennes ont systématiquement utilisé l’accès aux produits de première nécessité comme une arme, principalement contre les Palestiniens et, dans une moindre mesure mais de manière significative, contre les Juifs (principalement les Mizrahim, juifs issus du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord) que l’Etat cherchait à utiliser pour coloniser les régions frontalières.

Il n’est toutefois pas certain que le plan de transfert par la famine atteigne ses objectifs. Selon des informations provenant de Gaza, ceux qui parviennent aux centres de distribution sont principalement ceux qui sont physiquement assez forts pour marcher plusieurs kilomètres et transporter une semaine de nourriture. Dans le même temps, Israël n’a jusqu’à présent pas réussi à contraindre les centaines de milliers de personnes qui restent dans le nord de Gaza à entreprendre le long voyage vers le sud – et, à ce stade, n’a pas non plus réussi à empêcher beaucoup d’entre elles de revenir. Après tout, qui se lancerait dans un périple aussi éprouvant sans pouvoir ramener de la nourriture à ses proches restés sur place?

Cela signifie-t-il que le danger diminue, que le plan de transfert par la famine ne fonctionne pas? Pas nécessairement. Le plan en est encore à ses débuts et, s’il se poursuit, les souffrances qu’il engendre pourraient très bien produire l’effet escompté. Plus important encore, en l’absence de critiques publiques, de contrôle ou de pression internationale significative, la réponse probable à l’échec à court terme des mesures coercitives sera l’escalade: plus de destruction, plus de violence. Des signes de cela sont déjà visibles dans le nord de Gaza, après le rasage complet de Rafah par l’armée. L’objectif apparent de cette démolition systématique des infrastructures vitales et des bâtiments résidentiels est de forcer les habitants à partir de manière à rendre leur retour impossible.

Cette intention est même explicitement confirmée dans des propos divulgués par Netanyahou lors de la même session de la commission des Affaires étrangères et de la Défense de la Knesset: «Nous détruisons de plus en plus de maisons – ils n’ont nulle part où retourner. La seule issue naturelle sera que les Gazaouis voudront émigrer hors de la bande de Gaza. Notre principal problème concerne les pays d’accueil.»

C’est ce que visent les bombardements actuels: poursuivre les vagues de destruction des mois précédents et rendre le nord de Gaza, ainsi que d’autres zones, inhabitables. Le grand projet de transfert reste d’actualité, avec la participation active de diverses factions de la droite israélienne, tant au sein du gouvernement qu’à l’extérieur.

Le résultat des «zones de concentration»

Où les gens sont-ils censés aller s’ils ne peuvent pas supporter la pression insupportable? Depuis des mois, Israël est en pourparlers avec des «pays d’accueil» potentiels – une sélection de régimes autoritaires qui, on peut le supposer, évaluent des facteurs tels que la stabilité du régime, la légitimité internationale et, sans aucun doute, ce qu’ils recevraient en échange de leur coopération. Mais tant qu’il n’y a pas de pays «d’accueil» volontaires, la question reste posée: où exactement Israël tente-t-il de transférer ces personnes?

Les autorités israéliennes parlent ouvertement de créer trois «zones de concentration» à l’intérieur même de Gaza. Ces zones apparaissent sur une carte divulguée par le Times le 17 mai, sur la base de sources diplomatiques. Mais cette carte est trompeuse: elle omet le fait que les habitants ont déjà été expulsés de toute la zone frontalière de la bande de Gaza et qu’une campagne systématique de démolition y a déjà eu lieu. Selon les déclarations officielles, les Gazaouis ne seront pas autorisés à retourner ou à vivre dans ces zones.

Sur une carte publiée dans Haaretz le 25 mai, les «zones de concentration» désignées semblent encore plus petites. Selon des estimations approximatives, le secteur de Gaza couvre environ 50 kilomètres carrés, celui des camps centraux environ 85 et la bande côtière d’Al-Mawasi seulement huit. (Voir carte ci-contre)

Les données recueillies par les organisations humanitaires confirment également que les Palestiniens de Gaza continuent d’être expulsés vers des territoires de plus en plus petits. Avant la guerre, Gaza, déjà appauvrie, avait une densité de population comparable à celle de Londres. Si Israël parvient à contraindre la population civile à se regrouper dans les zones indiquées sur la carte de Haaretz, plus de 2 millions de Gazaouis seraient entassés sur seulement 40% de la bande de Gaza. La densité atteindrait alors environ 15 000 personnes au kilomètre carré, vivant dans un paysage dévasté, dépourvu de toute infrastructure.

Les porte-parole officiels israéliens qualifient ces zones de «zones de concentration», mais leur taille réduite, l’interdiction d’en sortir et l’absence quasi totale d’infrastructures ou de moyens de survie permettent de les qualifier sans hésitation de camps de concentration.

De manière réaliste, il n’y a qu’un nombre limité de moyens pour confiner des millions de personnes sous surveillance militaire sur une bande de terre étroite. Pour les dirigeants militaires et politiques, la fuite de cartes et de plans a une autre fonction: tester le terrain, voir si quelqu’un résistera, découvrir jusqu’où ils peuvent aller avant d’en subir les conséquences. Peut-être parviendront-ils à concentrer les survivants dans trois «zones de concentration». Peut-être que le résultat final sera tout autre. Voulez-vous vraiment attendre pour le savoir?

Pas besoin de plan directeur

Mes amis palestiniens diront: bien sûr, comme nous l’avons toujours dit, la Nakba n’est pas un événement unique, mais un processus continu. C’est tout à fait vrai. Mais cela ne doit pas nous faire oublier l’importance de ce qui se passe actuellement.

Premièrement, la dépossession et l’expulsion se déroulent à un rythme variable, avec des périodes d’accélération et d’escalade, ainsi que des phases de stabilisation. Il y a même eu des moments de retour modeste, mais significatif, des Palestiniens. Ce à quoi nous assistons actuellement est une accélération presque inconcevable des déplacements forcés.

Deuxièmement, le rythme n’est pas seulement une question de temps. Lorsque le rythme du processus s’accélère, sa brutalité s’intensifie également. La frontière entre le nettoyage ethnique et l’extermination peut disparaître rapidement, presque automatiquement, lorsque les forces armées accélèrent sans retenue le processus. Dans des conditions de guerre, sans contrôle international et sous le couvert du chaos, un transfert raté ou bloqué peut dégénérer en massacre.

C’est ainsi que le transfert devient meurtrier, surtout lorsqu’il est bloqué. Les déplacements répétés de personnes à l’intérieur du territoire confiné de la bande de Gaza visent non seulement à les séparer de leurs foyers, mais aussi à déchirer le tissu de leur vie. Certains meurent «de leur propre chef». D’autres deviennent un «problème» qui doit être résolu par des moyens encore plus brutaux. La destruction systématique crée une nouvelle réalité: des zones entières rendues inhabitables, ce qui semble alors justifier de nouvelles expulsions pour «raisons humanitaires». La réinstallation forcée dans des «zones de concentration» crée délibérément des conditions de vie insupportables.

Lorsque les gens cherchent à échapper à cette pression écrasante, la porte de sortie peut s’ouvrir, mais dans un seul sens. L’alternative? La vie dans les «zones de concentration» peut à un moment donné pousser la population à résister, par tous les moyens. Cette résistance pourrait alors servir de prétexte à des raids policiers, à des opérations de vengeance, à des massacres, qui accéléreraient toutt le processus. Il est tout à fait possible que, face à l’impossibilité de parquer les gens dans d’immenses enclos, de les chasser de Gaza ou de «gérer» la catastrophe humanitaire qu’elle a elle-même créée, l’armée pousse encore plus loin la dynamique meurtrière.

Le XXe siècle nous a montré à maintes reprises à quelle vitesse les forces armées se radicalisent lorsqu’elles opèrent selon la doctrine de la guerre totale contre les populations civiles. C’est ainsi que ceux qui sont les plus déterminés à détruire accèdent au commandement, comme le brigadier général israélien Ofer Winter [entre autres, il a dirigé le bataillon de la Brigade Givati dans la bande de Gaza lors de la seconde Intifada, 2000-2005, puis les troupes de parachutistes lors de l’opération «Bordure protectrice» en 2014]. Pour passer d’un transfert raté à un nettoyage ethnique à grande échelle, pour aggraver cette catastrophe au-delà de tout ce que nous avons connu jusqu’à présent, nul besoin d’un plan directeur. Notre silence suffit. (Article publié sur le site +972 le 13 juin 2025; une version de cet article a été publiée pour la première fois en hébreu sur Local Call. Traduction rédaction A l’Encontre)

L’auteur remercie Amira Hass, Liat Kozma, Lee Mordechai, Alon Cohen-Lifshitz, Gerardo Leibner et Meron Rapoport pour leur aide et leurs commentaires.

Gadi Algazi est un historien social et militant basé à Tel Aviv.

––––––––

[1] «Une fondation peut en cacher une autre», selon Luis Lema, Le Temps, 11 juin 2025. La Gaza Humanitarian Foundation (GHF), initialement installée en Suisse, n’a plus d’adresse à Genève, plus de membres de son conseil de fondation, plus d’organe de révision. Son nom a été radié du registre du commerce. Cette fondation, dont les autorités affirmaient durant longtemps ne pas connaître sa réalité, est établie dans l’Etat de Delaware, connu pour ses avantages fiscaux et le secret qui les accompagnent. Toutefois, la Genève internationale a accueilli une fondation – la Maritime Humanitarian Aid Foundation (MHAF) – qui a commencé son périple dans le Delaware. Cette dernière a été créée, comme l’indique Luis Lema, en novembre 2024 à Genève. Elle avait déjà été active dans l’opération du «débarcadère flottant» censé délivrer de l’aide à Gaza. L’aide militarisée sous l’égide de la GHF s’inscrit dans le plan de déplacement forcé par Gadi Algazi. La MHAF va-t-elle prendre le relais? Parions que les autorités helvétiques n’ont pas encore découvert son «potentiel». (Réd. A l’Encontre)

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*