Belgique. «Après trois jours de grève, un vaste mouvement social sans alternative politique»

Par Mateo Alaluf

 La mobilisation, qui a embrasé tout le pays durant trois jours d’actions syndicales, a été une grande réussite. La Belgique a connu un crescendo de grèves lundi 24 dans les transports publics (trains, bus, trams, métros), mardi 25 dans tous les services publics (y compris l’enseignement et les hôpitaux) et mercredi 26 novembre, avec l’ajout du secteur privé, jour de grève générale interprofessionnelle très largement suivie en Flandre, en Wallonie et à Bruxelles. Le succès du front commun syndical (Fédération générale du travail de Belgique FGTB, Confédération des syndicats chrétiens CSC et Confédération générale des syndicats libéraux de Belgique CGSLB) est d’autant plus significatif qu’il fait suite à 11 mois de mobilisations sans que faiblisse la détermination du mouvement. Cette grève a été plus suivie et plus longue que celle du 31 mars et relaie la grande manifestation nationale qui avait rassemblé à Bruxelles le 24 septembre dernier quelque 140 000 travailleurs et travailleuses.

Si le pari syndical fut réussi, celui du gouvernement le fut également. Lundi matin, premier jour de grève, le gouvernement conclut un accord budgétaire. Il a soudé sa coalition qui avait donné auparavant des signes de fragilité. Accord, copier-coller des exigences des fédérations patronales, pour s’attaquer réforme après réforme aux prestations sociales et aux services publics. Deux blocs se sont face.

D’une part, la coalition Arizona [1] pour qui l’austérité budgétaire constitue la priorité des priorités et justifie les sacrifices, et d’autre part, un mouvement social, le plus important en Belgique après la « grève du siècle » de l’hiver 1960-1961, contre un ensemble de mesures gouvernementales qui, sous prétexte budgétaire, visent à démanteler l’Etat social et à casser la solidarité.

La mobilisation syndicale, si importante pourtant dans la durée, s’est heurtée au silence du gouvernement. Malgré leur demande répétée, les responsables syndicaux n’ont pas été reçus par le Premier ministre. Peu importent les grèves et manifestations, le gouvernement « réforme » comme si de rien n’était et le mouvement paraît, malgré sa force, impuissant face au rouleau compresseur de la droite. « Les syndicats paralysent, le gouvernement travaille » répète le Premier Ministre Bart De Wever qui promet d’aller jusqu’au bout et rassure ses soutiens.

« La vieille tactique éprouvée »

L’histoire sociale de la Belgique est marquée par sa tradition de grèves générales, décidées et contrôlées par les syndicats pour créer un rapport de force permettant de négocier leurs revendications avec le patronat et l’Etat dans des conditions favorables. Dans le passé cette vieille tactique éprouvée avait permis de construire un Etat social qui répondait aux aspirations populaires de manière certes toujours conflictuelle. Mais lorsque les contradictions s’aiguisent et les conditions se dégradent les « grèves ritualisées », qui auparavant avaient assuré un rapport de force, deviennent inopérantes. Elles ne sont plus des leviers que l’on peut utiliser quand la négociation devient inopérante et l’action parlementaire sombre dans le vide. Le gouvernement peut alors prévoir les effets du mouvement et, malgré des pertes inévitables, faire le dos rond et laisser passer l’orage. La grève programmée ne parvient plus à sortir les syndicats et partis de gauche de l’impasse. La grève doit alors se départir de ses rituels qui en font un rouage de la négociation, devenir moins prévisible dans sa durée et ses effets et se manifester, pour reprendre les termes de Rosa Luxembourg, en tant que « grève de masse politique » [2].

Pari réussi donc pour le mouvement syndical qui est parvenu à impulser un vaste mouvement social mais défaite de ce même mouvement qui se trouve nié par le gouvernement qui impose son budget. Un succès qui s’inscrit toujours dans le cadre de la « vieille tactique éprouvée »: à savoir éviter des mesures liberticides, tenter de modifier à la marge l’une ou l’autre décision et surtout maintenir la pression de la contestation sans épuiser les troupes dans le but de peser sur les prochaines élections de 2029. En comparaison de l’ampleur de la mobilisation les effets escomptés paraissent aussi hypothétiques que dérisoires.

Succès du mouvement et désarroi politique

Autant le succès du mouvement est important et les grévistes résolus, autant le désarroi est grand et souffre du manque de perspectives politiques. En effet le tournant à droite lors des dernières élections fédérales de 2024 avait traumatisé la gauche.

Le gouvernement gouverne mais l’opposition ne convainc pas. Pour les états-majors politiques, le mouvement social a pour objectif de contribuer à rebasculer le centre de gravité politique au centre gauche en 2029. Or, Ecolo qui s’était effondré lors du dernier scrutin est pour le moment hors-jeu et le Parti du travail de Belgique PTB (gauche radicale) refuse toute coalition avec des formations de droite. Reste le Parti socialiste PS, qui connaît une érosion continue et qui avait perdu lors des dernières élections sa première place dans la partie francophone du pays au profit du MR (Mouvement réformateur). Le PS s’est engagé dans une refondation. Il avance un programme et des propositions budgétaires alternatives, mais il reste impuissant face à deux reproches dont il ne parvient pas à se débarrasser. D’abord : pourquoi n’a-t-il pas appliqué ce programme quand il était au pouvoir ? La réponse suivant laquelle les socialistes étaient en coalition avec précisément le MR ne suffit pas puisqu’ils ont choisi ou tout au moins accepté ce partenaire. Ensuite, ayant accédé au gouvernement après une coalition de droite, semblable à l’actuelle, présidée par Charles Michel (MR), les socialistes n’ont pas supprimé les mesures impopulaires qu’ils avaient combattues depuis l’opposition et en particulier le report de l’âge de la pension à 67 ans et le mécanisme de tax shift [3] qui définance structurellement la sécurité sociale.

Lorsque la gauche était encore majoritaire en Wallonie et à Bruxelles, la FGTB avait lancé un appel pour un gouvernement PS, PTB et Ecolo sans avoir été entendue pour autant. A présent, syndicats, associations et personnalités lancent des appels pour une alternative à gauche. A Bruxelles, toujours sans gouvernement, mais où une majorité pour une coalition alternative à l’Arizona est arithmétiquement possible, un projet a été rendu public. Pour la première fois PS, PTB, Ecolo, Groen (écologistes flamands) et Vooruit (ex-socialistes flamands) se sont réunis pour tester une telle hypothèse. Vooruit s’est cependant retiré, sur injonction de son président, faisant échouer cette initiative, puisque à Bruxelles, seule région bilingue du pays, une double majorité, flamande et francophone est nécessaire.

La Belgique va subir un budget d’austérité adossé à une politique qui considère que les malades ne sont pas vraiment malades, que les chômeurs ne sont pas vraiment chômeurs et qu’ils doivent donc être contrôlés et si possible privés de leurs droits. L’austérité budgétaire va de pair avec un autoritarisme d’Etat qui dresse les « assistés » contre ceux qui « bossent » et dans les quartiers, comme au travail, les « légaux » contre les « illégaux ». Le mouvement est cependant loin d’être terminé et pourrait encore nous réserver bien des surprises. (30 novembre 2025)

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[1] Arizona, nom de la coalition gouvernementale qui regroupe autour de deux grands partis de droite, Nouvelle alliance Flamande NVA (nationalistes flamands) et le Mouvement réformateur MR (libéraux francophones), quatre plus petits partis centristes, deux flamands, CD&V (démocrates-chrétiens) et Vooruit (ex-socialistes flamands), et un parti francophone, Les Engagés (ex-démocrates chrétiens). Le premier ministre Bart De Wever, NVA, avait affirmé naguère alors qu’il était président de la NVA que son parti était le bureau d’étude du patronat flamand.

[2] Rosa Luxembourg, « La grève de masse politique », Vorwaertz, 24 juillet, 1913.

[3] «Glissement fiscal» qui implique une baisse des cotisations sociales pour l’employeur, cotisations sociales qui sont une partie du salaire différé des salarié·e·s . (Réd.)

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