Par Joshua Frank
Sur une plage typique du centre de Gaza, à un kilomètre au nord du camp de réfugiés d’Al-Shati, aujourd’hui rasé, de longs tuyaux noirs serpentent à travers des collines de sable blanc avant de disparaître sous terre. Une image diffusée par les Forces de défense israéliennes (FDI) montre des dizaines de soldats posant des canalisations et ce qui semble être des stations de pompage mobiles qui doivent prélever de l’eau dans la mer Méditerranée et l’acheminer dans des tunnels souterrains. Selon divers rapports, le plan consiste à inonder le vaste réseau de puits et de tunnels souterrains que le Hamas aurait construit et utilisé pour mener à bien ses opérations.
«Je ne donnerai pas de détails, mais il s’agit d’explosifs servant à détruire et d’autres moyens visant à empêcher les militants du Hamas d’utiliser les tunnels pour attaquer nos soldats», a déclaré le chef d’état-major de Tsahal, le lieutenant-général Herzi Halevi. «Tout moyen qui nous donne un avantage sur l’ennemi qui [utilise les tunnels], qui le prive de cet atout, est un moyen que nous étudions pour son usage. Et voir si c’est une bonne idée…»
Alors qu’Israël teste déjà sa stratégie d’inondation, ce n’est pas la première fois que les tunnels du Hamas sont soumis au sabotage par l’eau de mer. En 2013, l’Egypte voisine a commencé à inonder les tunnels contrôlés par le Hamas qui auraient été utilisés pour la contrebande de marchandises entre la péninsule du Sinaï et la bande de Gaza. Pendant plus de deux ans, l’eau de la Méditerranée a été déversée dans le réseau de tunnels, causant des dégâts à l’environnement dans la bande de Gaza. Les nappes phréatiques ont rapidement été polluées par la salinité et, par conséquent, la terre est devenue saturée et instable, provoquant des affaissements du sol et la mort de nombreuses personnes. Des champs agricoles autrefois fertiles ont été transformés en mares de boue salée, et l’eau potable, déjà rare à Gaza, s’est encore dégradée.
La stratégie actuelle d’Israël visant à noyer les tunnels du Hamas causera sans aucun doute des dommages similaires et irréparables. «Il est important d’avoir à l’esprit», prévient Juliane Schillinger, chercheuse à l’université de Twente (située à Enschede), aux Pays-Bas, «qu’il ne s’agit pas seulement d’eau à forte teneur en sel: l’eau de mer le long de la côte méditerranéenne est également polluée par les eaux usées non traitées, qui sont continuellement déversées dans la Méditerranée par le système d’égouts défectueux de Gaza.»
Bien entendu, cela semble faire partie d’un objectif israélien plus ample: non seulement démanteler les capacités militaires du Hamas, mais aussi dégrader et détruire encore plus les aquifères menacés de Gaza (déjà pollués par les eaux usées qui s’échappent des canalisations vétustes). Les responsables israéliens ont ouvertement admis que leur objectif est de faire en sorte que Gaza soit un endroit invivable, une fois qu’ils auront mis fin à leur campagne militaire impitoyable.
«Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence», a déclaré le ministre de la Défense Yoav Gallant peu après l’attaque du Hamas du 7 octobre. «Nous allons tout éliminer et ils le regretteront.» Et Israël tient aujourd’hui sa promesse.
Comme si ses bombardements aveugles («A Times Investigation Tracked Israel’s Use of One of Its Most Destructive Bombs in South Gaza, New York Times, 21 décembre 2023), qui ont déjà endommagé ou détruit jusqu’à 70% des habitations de Gaza (Jerusalem Post, 30 décembre), ne suffisaient pas, le déversement d’eau polluée dans ces tunnels fera en sorte que certains bâtiments d’habitation restants souffriront également de problèmes structurels. Et si le sol est meuble et peu sûr, les Palestiniens auront du mal à reconstruire.
L’inondation des tunnels par des eaux souterraines polluées «provoquera une accumulation de sel et l’effondrement du sol, ce qui entraînera la démolition de milliers de maisons palestiniennes dans la bande de terre densément peuplée», explique Abdel-Rahman al-Tamimi, directeur du Palestinian Hydrologists Group, la plus grande ONG qui surveille la pollution dans les territoires palestiniens. Sa conclusion est on ne peut plus saisissante: «La bande de Gaza deviendra une zone dépeuplée et il faudra environ 100 ans pour se débarrasser des effets environnementaux de cette guerre.»
En d’autres termes, comme le souligne Abdel-Rahman al-Tamimi, Israël est en train de «détruire l’environnement». Et à bien des égards, tout a commencé par la destruction des verdoyantes oliveraies de Palestine.
La fin des olives
Au cours d’une année moyenne, Gaza produisait autrefois plus de 5000 tonnes d’huile d’olive provenant de plus de 40 000 arbres. La récolte d’automne, en octobre et novembre, a longtemps été une période de fête pour des milliers de Palestiniens et Palestiniennes. Les familles et les amis chantaient, partageaient les repas et se réunissaient dans les vergers pour faire la fête sous les arbres anciens, qui symbolisaient «la paix, l’espoir et la prospérité». Il s’agissait d’une tradition importante, d’un lien profond à la fois avec la terre et avec une ressource économique vitale. L’année dernière, les récoltes d’olives ont représenté plus de 10% de l’économie gazaouie, soit un total de 30 millions de dollars.
Bien entendu, depuis le 7 octobre, la récolte d’olives a cessé. La tactique israélienne de la terre brûlée a entraîné la destruction d’innombrables oliveraies. Des images satellites publiées début décembre montrent (The Observers, 12 décembre 2023) que 22% des terres agricoles de Gaza, dont d’innombrables vergers d’oliviers, ont été complètement ravagées.
«Nous avons le cœur brisé à cause de nos cultures, que nous ne pouvons pas atteindre», explique Ahmed Qudeih, un agriculteur de Khuza, une ville du sud de la bande de Gaza. «Nous ne pouvons ni irriguer, ni cultiver nos terres, ni en prendre soin. Après chaque guerre dévastatrice, nous payons des milliers de shekels pour garantir la qualité de nos récoltes et rendre notre sol à nouveau approprié à l’agriculture.»
L’acharnement militaire d’Israël contre Gaza a eu un impact très profond sur la vie humaine (plus de 22 000 morts [actuellement, plus de 25 000 morts], dont un nombre important de femmes et d’enfants, et des milliers d’autres corps ensevelis sous les décombres et que l’on ne peut donc pas dénombrer). Cette dernière vague de violences militaires israéliennes n’est que la continuation particulièrement sinistre d’une campagne, qui dure depuis 75 ans, d’éradication de l’héritage culturel palestinien. Depuis 1967, Israël a déraciné plus de 800 000 oliviers palestiniens, parfois pour faire place à de nouvelles colonies juives illégales en Cisjordanie; dans d’autres cas, pour de prétendues raisons de sécurité ou par pure rage sioniste viscérale (Middle East Monitor, «Illegal Settlers destroy, steal hundreds of olive trees in Bethlehem», 31 mars 2023).
Les oliviers sauvages sont cultivés par les habitants de la région depuis des milliers d’années, depuis la période chalcolithique (âge du cuivre durant le néolithique) au Levant (4300-3300 avant notre ère), et la destruction de ces vergers a eu des conséquences catastrophiques sur l’environnement. «L’abattage des arbres est directement lié à des changements climatiques irréversibles, à l’érosion des sols et à une réduction des récoltes», selon un rapport de la Yale Review of International Studies datant de 2023. «L’écorce pérenne et ligneuse agit comme un puits de carbone… [un] olivier absorbe 11 kg de CO2 par litre d’huile d’olive produit.»
En plus de constituer une récolte et une valeur culturelle, les oliveraies sont vitales pour l’écosystème de la Palestine. De nombreuses espèces d’oiseaux, dont le geai d’Europe, le pinson vert, la corneille à capuchon, la pie-grièche masquée, l’oiseau-soleil de Palestine et la fauvette sarde, dépendent de la biodiversité des arbres sauvages de Palestine, parmi lesquels six espèces sont souvent présentes dans les oliveraies des territoires: le pin d’Alep, l’amandier, l’olivier, le nerprun de Palestine, l’aubépine épineuse et le figuier.
Comme l’ont écrit Simon Awad et Omar Attum (Indiana University Southeast) dans le numéro de décembre 2019 du Jordan Journal of Natural History: «[Les] oliveraies en Palestine pourraient être considérées comme des paysages culturels ou être désignées comme des systèmes agricoles d’importance mondiale en raison de la combinaison de leur biodiversité et de leurs valeurs culturelles et économiques. La valeur de la biodiversité des oliveraies historiques a été reconnue dans d’autres parties de la Méditerranée, certains proposant que ces zones soient protégées parce qu’elles constituent un habitat utilisé par certaines espèces rares et menacées et qu’elles sont importantes pour le maintien de la biodiversité régionale.»
Un olivier ancien et indigène devrait être considéré comme un témoignage de l’existence même des Palestiniens et de leur lutte pour la liberté. Avec son tronc épais et torsadé, l’olivier constitue une mise en garde pour Israël, non pas en raison des fruits qu’il porte, mais à cause des histoires que ses racines racontent sur un paysage écorché et un peuple meurtri qui a été assiégé sans pitié et sans relâche pendant plus de 75 ans.
Le phosphore blanc et les bombes, les bombes et encore les bombes
Tout en contaminant les aquifères et en déracinant les oliveraies, Israël empoisonne désormais Gaza depuis le ciel. De nombreuses vidéos analysées par Amnesty International et confirmées par le Washington Post (12 octobre 2023) montrent des fusées éclairantes et des panaches de phosphore blanc pleuvant sur des zones urbaines densément peuplées. Utilisé pour la première fois sur les champs de bataille de la Première Guerre mondiale pour couvrir les mouvements de troupes, le phosphore blanc est connu pour être toxique et dangereux pour la santé humaine. Son utilisation en milieu urbain est désormais considérée comme illégale au regard du droit international. Or, Gaza est l’un des endroits les plus densément peuplés de la planète. «Chaque fois que le phosphore blanc est utilisé dans des zones civiles surpeuplées, il présente un risque élevé de brûlures atroces et de souffrances à vie», déclare Lama Fakih, directeur pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Human Rights Watch (HRW).
Si le phosphore blanc est hautement toxique pour l’homme, des concentrations importantes ont également des effets délétères sur les plantes et les animaux. Il peut perturber la composition du sol, le rendant trop acide pour les cultures. Et ce n’est là qu’une partie de la masse de munitions qu’Israël a déversées sur Gaza au cours des trois derniers mois. Cette guerre (si l’on peut appeler «guerre» un assaut aussi asymétrique) a été la plus meurtrière et la plus destructrice de l’histoire récente (Julia Frankel, AP, January 11, 2024). Selon certaines estimations, elle est au moins aussi grave que les bombardements alliés sur l’Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale, qui ont anéanti 60 villes allemandes et tué un demi-million de personnes, d’après les estimations.
Comme les forces alliées de la Seconde Guerre mondiale, Israël tue sans discernement. Sur les 29 000 missiles/bombes air-sol tirés, 40% ont été des bombes non guidées larguées sur des zones résidentielles très peuplées (CNN, December 22, 2023). Les Nations unies estiment qu’à la fin du mois de décembre, 70% des écoles de Gaza, dont beaucoup servaient d’abris aux Palestiniens et Palestiniennes fuyant l’assaut israélien, avaient été gravement endommagées (Boston Review, December 20, 2023). Des centaines de mosquées et d’églises ont également été touchées et 70% des 36 hôpitaux de Gaza ont été touchés et ne fonctionnent plus.
Une guerre qui dépasse toutes les prévisions
«Gaza est l’une des campagnes de représailles des civils les plus intenses de l’histoire», affirme Robert Pape, historien à l’université de Chicago. «Elle se situe désormais clairement dans le quartile supérieur des campagnes de bombardement les plus dévastatrices de l’histoire.»
Il est encore difficile d’appréhender les dégâts infligés, jour après jour, semaine après semaine, non seulement aux infrastructures et à la vie civile de Gaza, mais aussi à son environnement. Chaque bâtiment qui explose laisse derrière lui un nuage de poussière toxique et de vapeurs qui réchauffent le climat. «Dans les zones touchées par un conflit, la détonation d’explosifs peut libérer d’importantes quantités de gaz à effet de serre, notamment du dioxyde de carbone, du monoxyde de carbone, des oxydes d’azote et des particules», explique Erum Zahir, professeur de chimie à l’université de Karachi (TRTWorld, November 2023).
La poussière dégagée par l’effondrement des tours du World Trade Center le 11 septembre 2001 a fait des ravages parmi les premiers intervenants. Une étude réalisée en 2020 a révélé que les sauveteurs étaient «41% plus susceptibles de développer une leucémie que les autres individus». Quelque 10 000 New-Yorkais ont souffert de problèmes de santé à court terme à la suite de l’attaque, et il a fallu un an pour que la qualité de l’air dans le sud de Manhattan revienne à son niveau d’avant le 11 septembre.
Bien qu’il soit impossible d’analyser tous les impacts des bombardements israéliens incessants, on peut supposer que la destruction en cours de Gaza aura des effets bien pires que ceux du 11 septembre sur la ville de New York. Nasreen Tamimi, directrice de l’Autorité palestinienne pour la qualité de l’environnement, estime qu’une évaluation environnementale de Gaza aujourd’hui «dépasserait toutes les prévisions» (Euronews.green, 20 décembre 2023).
L’accès à l’eau potable était au cœur du casse-tête auquel étaient confrontés les Palestiniens de Gaza, même avant le 7 octobre, et les bombardements incessants d’Israël n’ont fait que l’exacerber de manière effroyable. Un rapport de l’UNICEF datant de 2019 indique que «96% de l’eau de l’unique aquifère de Gaza est impropre à la consommation humaine».
L’électricité intermittente, conséquence directe du blocus israélien, a également endommagé les installations sanitaires de Gaza, entraînant une contamination accrue des eaux souterraines qui, à son tour, a provoqué diverses infections et des épidémies massives de maladies d’origine hydrique évitables. Selon HRW, Israël utilise le manque de nourriture et d’eau potable comme outil de guerre, ce qui, selon de nombreux observateurs internationaux, constitue une forme de punition collective – un crime de guerre de forte gravité. Les forces israéliennes ont intentionnellement détruit des terres agricoles et bombardé des installations d’eau et d’assainissement dans ce qui semble être un effort pour rendre Gaza littéralement invivable.
«Je dois marcher trois kilomètres pour obtenir 4 litres [d’eau]», a déclaré Marwan, 30 ans, à HRW. Comme des centaines de milliers d’autres habitants de Gaza, Marwan a fui vers le sud avec sa femme enceinte et ses deux enfants au début du mois de novembre. «Il n’y a pas de nourriture. Si nous parvenons à trouver de la nourriture, c’est sous forme de conserves. Nous ne mangeons pas tous bien.»
Dans le sud de Gaza, près de la ville surpeuplée de Khan Younès, les eaux usées s’écoulent dans les rues car les services d’assainissement ont cessé de fonctionner. Dans la ville de Rafah, où tant de Gazaouis ont dû se réfugier [sur ordre de l’armée israélienne], les conditions sont plus que désastreuses. Les hôpitaux de fortune de l’ONU sont débordés, la nourriture et l’eau manquent et la famine est en nette augmentation. Fin décembre, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a recensé plus de 100 000 cas de diarrhée et 150 000 infections respiratoires dans une population gazaouie d’environ 2,3 millions d’habitants. Ces chiffres sont probablement très inférieurs à la réalité et augmenteront sans aucun doute au fur et à mesure que l’offensive israélienne se poursuivra. En effet, 1,9 million de personnes ont déjà été déplacées, soit plus de 85% de la population, et la moitié d’entre elles sont maintenant menacées de famine, selon l’ONU.
«Depuis plus de deux mois, Israël prive la population de Gaza de nourriture et d’eau, une politique encouragée ou approuvée par de hauts responsables israéliens et qui reflète l’intention d’affamer les civils comme méthode de guerre», rapporte Omar Shakir de Human Rights Watch.
Rarement, si ce n’est jamais, les auteurs de massacres (qui craignent la saisine par l’Afrique du Sud de la Cour internationale de justice de La Haye pour actes de génocide de la part d’Israël) n’ont exposé aussi clairement leurs cruelles intentions. Comme l’a dit le président israélien Isaac Herzog dans un effort méprisant de justifier les atrocités auxquelles sont confrontés les civils palestiniens, «c’est une nation entière qui est responsable [du 7 octobre]. Cette rhétorique selon laquelle les civils n’étaient pas conscients, pas impliqués, n’est absolument pas vraie. Ils auraient pu se soulever, ils auraient pu se battre contre ce régime diabolique [du Hamas].»
La violence infligée aux Palestiniens par un Israël soutenu de manière si frappante [la livraison quotidienne de munitions nullifie les déclarations de Biden] par le président Biden et son équipe de politique étrangère ne ressemble à rien de ce dont nous avions été témoins auparavant, plus ou moins en temps réel, dans les médias et sur les réseaux sociaux. Gaza, ses habitants et les terres qui les ont nourris pendant des siècles sont en train d’être saccagés et transformés en un enfer trop invivable, dont l’impact sera ressenti – c’est une certitude – pour les générations à venir. (Article publié sur le site TomDispatch, le 11 janvier 2024; traduction rédaction A l’Encontre)
Joshua Frank, journaliste californien reconnu et co-rédacteur du site CounterPunch. Il est l’auteur de Atomic Days: The Untold Story of the Most Toxic Place in America (Haymarket Books, octobre 2022).
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