Par Meron Rapoport
A première vue, il est difficile de comprendre les dissensions au sein du gouvernement israélien sur le «jour d’après» à Gaza, qui ont conduit Benny Gantz à quitter la coalition dimanche 9 juin. Lors d’une conférence de presse annonçant sa décision, Benny Gantz a accusé le Premier ministre Benyamin Netanyahou d’«empêcher […] une véritable victoire» en ne présentant pas de plan viable pour la gouvernance de la bande de Gaza après la guerre.
Benny Gantz, qui a rejoint le gouvernement et le cabinet de guerre après le 7 octobre en tant que ministre sans portefeuille, exhorte depuis des mois Netanyahou à présenter son plan pour le «jour d’après». Le Premier ministre, qui a un intérêt personnel et politique à prolonger la guerre, a jusqu’à présent refusé d’en produire un. En lieu et place, il a seulement insisté à plusieurs reprises sur le fait qu’il rejetait conjointement la poursuite de l’existence d’un «Hamastan» et son remplacement par un «Fatahstan» dirigé par l’Autorité palestinienne (AP).
Pourtant, Benny Gantz n’a pas non plus de plan viable. Sa proposition – remplacer le Hamas par un «mécanisme de gouvernance civile internationale» comprenant certains éléments palestiniens, tout en maintenant le contrôle global par la sécurité israélienne – est tellement farfelue que sa signification pratique est de poursuivre la guerre indéfiniment. En d’autres termes, c’est exactement ce que veulent Netanyahou et ses alliés d’extrême droite.
On peut en dire autant du ministre de la Défense Yoav Gallant, qui était le plus proche allié de Benny Gantz au sein du cabinet de guerre. Yoav Gallant aurait quitté une réunion du cabinet de guerre le mois dernier lorsque d’autres ministres l’ont critiqué pour avoir demandé à Netanyahou d’exclure un contrôle civil ou militaire prolongé d’Israël sur la bande de Gaza. Mais la proposition alternative du ministre de la Défense est essentiellement la même que celle de Benny Gantz: établir un gouvernement dirigé par des «entités palestiniennes» non membres du Hamas avec un soutien international – ce qu’aucun acteur palestinien, arabe ou international n’acceptera.
Il est vrai que Benny Gantz et Yoav Gallant ont également exigé que Netanyahou donne la priorité à un accord avec le Hamas pour ramener les otages, alors que le Premier ministre traîne les pieds. Mais ce désaccord apparent s’effondre également à l’examen: tout accord impliquerait un retrait israélien important, voire total, de Gaza et un cessez-le-feu de plusieurs mois, voire permanent. Un tel scénario déboucherait sur l’une des deux possibilités suivantes: un retour au pouvoir du Hamas ou la réimposition de l’Autorité palestinienne, deux options inacceptables pour Gantz et Gallant, d’une part, et pour Netanyahou et ses alliés d’extrême droite, d’autre part.
Alors pourquoi la droite israélienne considère-t-elle les propositions fondamentalement incohérentes de Gantz et Gallant comme une menace existentielle? La réponse va bien au-delà des désaccords sur la question du «jour d’après» à Gaza. Ce que Gantz et Gallant reconnaissent implicitement, et que Netanyahou et ses alliés refusent d’admettre, c’est que la «politique de séparation» d’Israël [de Gaza, voir ci-dessous], vieille de plusieurs décennies, s’est effondrée à la suite des attentats du 7 octobre. Ne pouvant plus maintenir l’illusion que la bande de Gaza a été séparée de la Cisjordanie et donc de tout futur règlement politique palestinien, les dirigeants israéliens sont dans l’embarras.
De la séparation à l’annexion
La politique de séparation d’Israël remonte au début des années 1990, lorsque, dans le contexte de la première Intifada [décembre 1987-septembre 1993] et de la guerre du Golfe [1990-91], le gouvernement a commencé à imposer aux Palestiniens un régime de permis qui limitait les déplacements entre la Cisjordanie et la bande de Gaza. Ces restrictions se sont intensifiées au cours de la seconde Intifada [septembre 2000-février 2005] et ont atteint leur paroxysme après le «désengagement» israélien de Gaza en 2005 et la montée au pouvoir du Hamas qui a suivi.
La plupart des Israéliens pensaient qu’Israël avait quitté Gaza et n’était donc plus responsable de ce qui s’y passait. La communauté internationale a largement rejeté cette position et a continué à considérer Israël comme une puissance occupante à Gaza, mais le gouvernement israélien s’est toujours dérobé à ses responsabilités à l’égard des habitants de l’enclave. Tout au plus le gouvernement était-il disposé à accorder aux Palestiniens des permis de voyage pour entrer en Cisjordanie ou en Israël pour des raisons humanitaires particulières.
Lorsque Netanyahou est revenu au poste de premier ministre en 2009, il s’est efforcé d’ancrer la politique de séparation. Il a élargi le fossé entre Gaza et la Cisjordanie en acheminant des fonds vers le gouvernement du Hamas dans la bande de Gaza, convaincu que la division géographique et politique des Palestiniens limiterait la possibilité d’un Etat palestinien indépendant.
Cela a permis à Israël d’annexer une partie, voire la totalité, de la Cisjordanie. Lorsqu’on a demandé à Yoram Ettinger, l’«expert» démographique de la droite israélienne [il est le cofondateur du America-Israel Demographic Research Group-AIDRG], le 22 juillet 2021 (sur Canal 7), comment il traiterait le fait qu’entre le Jourdain et la mer Méditerranée il y a à peu près le même nombre de Juifs et de Palestiniens, il a expliqué que «Gaza n’est pas dans le jeu et n’est pas pertinent… La zone en litige est la Judée et la Samarie» [conquis en 1967, internationalement appelées Cisjordanie].
David Friedman, l’ambassadeur américain [mai 2017-janvier 2021] pro-annexion nommé par Donald Trump, a convenu qu’après le retrait de Gaza, seule la question de la Cisjordanie restait pertinente. «L’évacuation [des Israéliens] de Gaza a eu un effet salutaire: elle a fait sortir 2 millions d’Arabes de [l’équation démographique]», a-t-il déclaré en 2016. En retirant Gaza de la scène, l’ancien ambassadeur a expliqué qu’Israël pourrait maintenir une majorité juive même s’il annexait la Cisjordanie et accordait la citoyenneté à ses résidents palestiniens.
Un vide stratégique
L’une des raisons invoquées par le Hamas pour justifier l’attaque du 7 octobre était de briser l’illusion que Gaza est une entité distincte et de ramener la bande de Gaza et l’ensemble de la cause palestinienne dans le giron de l’histoire. Il y est sans aucun doute parvenu.
Cependant, même après le 7 octobre, Israël a largement continué à ignorer le lien entre Gaza et la Cisjordanie, ainsi que son rôle central dans la lutte palestinienne dans son ensemble. Israël a toujours refusé de formuler un plan cohérent pour le «jour d’après», car cela implique nécessairement d’aborder le statut de la bande de Gaza dans le contexte israélo-palestinien plus large. Toute discussion de ce type compromet fondamentalement la politique de séparation soigneusement entretenue par Israël.
Outre sa brutalité absolue, l’assaut actuel d’Israël sur Gaza diffère considérablement des guerres précédentes. Jamais auparavant Israël n’avait laissé un territoire sous son contrôle militaire devenir essentiellement ingouvernable. Lorsque l’armée israélienne a occupé pour la première fois la Cisjordanie et Gaza en 1967, elle a immédiatement mis en place un gouvernement militaire qui a assumé la responsabilité de l’administration civile de la vie des résidents occupés. Lorsqu’il a occupé le Sud-Liban en 1982, il n’a pas démantelé le gouvernement libanais existant; après avoir établi une «zone de sécurité» en 1985, Israël a confié la responsabilité des affaires civiles à une milice locale [Amal].
Le contraste est saisissant avec l’opération actuelle. Bien qu’il contrôle effectivement de grandes parties de Gaza, Israël traite les 2,3 millions d’habitants de Gaza comme s’ils vivaient dans un vide.
Pour des raisons évidentes, Israël considère le gouvernement du Hamas, qui a dirigé la bande de Gaza pendant 16 ans, comme illégitime, mais il ne considère pas l’Autorité palestinienne, qui administre certaines parties de la Cisjordanie, comme une alternative convenable. Un tel scénario compromettrait totalement la politique de séparation d’Israël: la même entité palestinienne gouvernerait les deux territoires occupés, et Israël serait soumis à une pression accrue pour négocier la création d’un Etat palestinien.
Tant que la vacance du pouvoir à Gaza existe, la droite peut faire ce qu’elle veut: la guerre peut continuer, Netanyahou peut prolonger son mandat, et il ne peut y avoir de réelle possibilité d’ouvrir des négociations de paix, que même les Etats-Unis semblent aujourd’hui désireux de relancer. La droite messianique et nationaliste souhaite également maintenir cette situation de flou, car elle ouvre la porte à la possibilité d’une «migration volontaire» des Palestiniens de Gaza, ce qui est le souhait ultime du ministre de la Sécurité nationale Itamar Ben Gvir, ou à l’«anéantissement total» des agglomérations de Gaza, ce qui est l’objectif du ministre des Finances Bezalel Smotrich. Tous deux pensent que les colonies israéliennes aux toits rouges se retrouveront à Gaza à la fin de cette période de flottement.
Deux visions pour Gaza
L’armée, quant à elle, semble fatiguée de ce vide. Pour elle, ce vide ne promet que des combats sans fin et sans objectif réalisable, l’épuisement des soldats et des réservistes, et une confrontation croissante avec les Etats-Unis, avec lesquels l’establishment de la défense israélienne entretient des relations particulièrement étroites. L’invasion de Rafah n’a fait qu’accroître le mécontentement de l’armée.
La prise de contrôle par Israël du point de passage de Rafah avec l’Egypte a encore ébranlé l’idée qu’il n’a aucune responsabilité dans ce qui se passe à Gaza. Gallant a reconnu à juste titre que le contrôle du point de passage de Rafah et du corridor Philadelphie [étroite bande de terre de quatorze kilomètres de long, située le long de la frontière entre l’Egypte et la bande de Gaza] a rapproché Israël de l’établissement d’un gouvernement militaire dans la bande de Gaza: sans le vouloir, et certainement sans l’admettre, Israël semble sur le point de gouverner la bande de Gaza comme il gouverne la Cisjordanie.
Gantz et Gallant ont réagi de la même manière à cette situation. Tous deux sont en contact étroit avec les Etats-Unis et sont également plus exposés aux pressions exercées par les familles des otages, dont le soutien ne cesse de croître au sein de l’opinion publique israélienne. Tous deux comprennent très bien que le refus persistant de Netanyahou, Ben Gvir et Smotrich de discuter du «jour d’après» empêche toute possibilité de parvenir à un accord pour la libération des otages et les condamne à une mort lente et certaine dans les tunnels du Hamas.
Les propositions de Gallant et Gantz pour un régime palestinien ne sont pas sérieuses et ne peuvent être acceptées par aucune instance palestinienne, arabe ou internationale respectée. Mais elles sont suffisantes pour remettre en question les préférences de Netanyahou, Smotrich et Ben Gvir pour les limbes éternelles, pour provoquer leur rage «impie» et pour saper la stabilité du gouvernement.
Les déclarations de Gantz et Gallant expriment également l’aveu inconscient qu’Israël n’est actuellement confronté qu’à deux possibilités réelles. La première est un règlement qui reconnaît Gaza comme partie intégrante de toute entité politique palestinienne, ce qui impliquerait le retour de l’AP et la mise en place d’un gouvernement palestinien unifié. L’autre possibilité est une guerre d’usure, dont la droite messianique espère qu’elle se terminera par l’expulsion ou l’anéantissement des Palestiniens, mais qui se terminera plus probablement comme la première guerre du Liban: un retrait d’Israël sous une pression militaire soutenue et le retranchement d’une force de guérilla aguerrie à la frontière d’Israël. (Article initialement en hébreu sur le site Local Call, puis en anglais sur le site +972 le 11 juin 2024; traduction rédaction A l’Encontre)
Meron Rapoport est le responsable du site Local Call.
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