Israël. Les noms des rues: ce qu’ils remémorent; ce qu’ils effacent

La rue Yasser Arafat… vite effacée (Credit: Haaretz)

Par Gideon Levy

Tous les héros nationaux sont éclaboussés de sang. Certains des héros qui ont donné leurs noms à des rues israéliennes ont beaucoup plus de sang sur leurs mains que Yasser Arafat.

Je serais content de vivre dans une rue Yasser Arafat à Ramat Aviv [«La colline du Printemps», un quartier de Tel-Aviv qui a connu une forte expansion]. Ce serait enthousiasmant de vivre dans une rue nommée selon un personnage qui a gagné le Prix Nobel. Cela donnerait de l’espoir de vivre dans une rue baptisée du nom d’un ancien ennemi et père fondateur de la nation voisine, cette nation dont des membres ont vécu dans le village [Sheik Munis] sur les ruines desquelles le quartier [Ramat Aviv] a été bâti [début 1950], et dont des habitants ont essayé de faire la paix avec Israël.

Le geste d’appeler une rue Sheikh Munis, nom du village détruit [et dont les habitants ont été expulsés en 1948 par des milices armées sionistes], serait également un grand honneur pour le quartier et pour le pays. Si Israël avait seulement un peu plus de confiance dans ladite justice de la voie empruntée, l’idée ne paraîtrait pas tant farfelue.

Mais j’habite dans une rue qui porte le nom d’un homme d’Etat anglo-juif, le vice-roi de l’Inde [1921-1925], Rufus Daniel Isaacs [1860-1935], Premier marquis de Reading [ville du Berkshire]. Je doute qu’une seule personne vivant dans cette rue sache de qui il s’agit et pourquoi la rue principale porte son nom.

En général on a donné à nos rues les noms de militants sionistes ou de rabbins, ce qui est tout à fait acceptable. Ce qui l’est moins, c’est d’utiliser de tels noms pour les rues où habitent des Arabes. Les rues de la ville arabe de Jaffa portent les noms de Dov de Mezeritch [maître hassidique du XVIIIe siècle], de Besht (Baal Shem Tov) [rabbin mystique né dans une région du centre-ourest de l’Ukraine – la Podolie – en 1698 et décédé en 1760 à Medzhybish, en Ukraine occidentale], de Zalman Meisel [rabbin né dans le Belarus: 1611-1721], de Shivtei Yisrael [rabbin de Koznithz, Pologne,1740-1814].

Dans certaines villes mixtes, la provocation est encore plus éhontée. Ainsi, la rue principale de Ramla porte évidemment le nom de Binyamin Ze’ev Herzl [le nom de naissance de Théodor Herzl, «le visionnaire de l’Etat» sioniste: 1860-1904], alors que les rues où habitent au moins quelques résidents arabes [16% de la population, actuellement] s’appellent Hapalmach [du nom de la force paramilitaire sous le mandat britannique sur la Palestine], Beitar [du nom du mouvement sioniste d’extrême-droite fondé à Riga, début des années 1920, par Vladimir Zeev Jabotinski] et Yitzhak Sadeh [un des dirigeants du Plamach, 1860-1952]. A Lod [Lydda, ville dont les Palestiniens ont été expulsés en 1948 et «repeuplée» par des migrants juifs en provenance des pays arabes] la situation est analogue: on trouve le boulevard Tzahal [«Armée de défense d’Israël» ] près de la mosquée Al Omari et les rues Eliyahou Golomb [1893-1945, un des fondateurs, en 1920, de la force paramilitaire sioniste, la Haganah, qui dès 1931 se trouve liée à l’Agence juive, puis sera intégrée à l’armée Israélienne en 1948-1949], Exodus [du nom du bateau qui est parti de Sète pour la Palestine, affrété par la Haganah, en 1947, avec des survivants de la Shoah] et Aliya Bet [nom de code de l’immigration juive en Palestine mandataire entre 1938-1948] près du marché et de Khan el-Hilu [un caravansérail de l’époque ottomane qui donne lieu à des recherches archéologiques visant à «fixer l’origine juive» du pays].

Il n’y a presque pas de noms arabes de rue et certainement aucune sensibilité à ce propos. Le pont d’entrée à Nazareth est nommé d’après Rafael Eitan, chef d’état-major de l’armée israélienne qui haïssait les Arabes, qu’il comparait à des cafards drogués. Depuis la construction du pont, son nom résonne pour chaque automobiliste venant de Nazareth [la plus grande ville arabe] et qui le franchit. Voilà comment est régalée une minorité israélienne. Mais il y a pire.

La ville arabe de Jatt [dans le district de Haïfa] a décidé, il y a quelques mois, de nommer une rue d’après le père de sa nation. L’existence d’une rue Arafat dans l’Etat d’Israël est parvenue avec un peu de retard à l’attention des autorités. Toutefois, il n’est jamais trop tard pour faire un scandale et opprimer une minorité. Le Premier ministre a déclaré qu’il ne serait pas d’accord de tolérer dans le pays des «rues nommées d’après des ennemis d’Israël». Le ministre de l’Intérieur [Aryé Dery, depuis janvier 2016] a reçu l’ordre d’agir, le président du Conseil local a capitulé et le nom de la rue a été retiré [début mars, 48 heures après une déclaration de Benyamin Netanyahou].

Il n’y a plus d’Arafat, il a été retiré. Peut-être la rue prendra-t-elle le nom d’Elor Azaria [un jeune soldat israélien qui a tiré dans la tête d’un Palestinien; ce dernier se trouvait à terre, déjà abattu par un autre soldat, après une tentative d’attaque au couteau; Elor Azaria a été hissé au rang de héros par les sphères gouvernementales]. Cela serait risible si l’effort d’effacer, d’écrire par-dessus et d’étouffer tout sentiment national n’était pas aussi choquant. Seuls des Juifs ne doivent pas être oubliés.

Revenons à mon quartier. Sa partie nord, Ramat Aviv Gimmel, est un quartier de terroristes. Presque toutes ses rues sont nommées d’après des terroristes juifs qui ont fait exploser des bus, attaqué des trains et assassiné des gens. Eliyahu Hakim et Eliyahu Beit Zuri, les assassins de Lord Moyne [British Minister Resident in Middel East, assassiné au Caire le 6 novembre 1944, les deux membres cités étaient membres de l’organisation clandestine terroriste Lohamei Herut Yisrael-Lehi, «Combattants pour la liberté d’Israël», créée en 1940 par Abraham Stern, tué par la police britannique en Palestine en 1942]. Meir Feinstein [membre de l’Irgun], qui a attaqué la gare de Jérusalem [pour «paralyser» les forces du Mandat britannique]. Shlomo Ben Yosef [membre de l’Irgun], qui a attaqué un bus [en 1938, bus occupé par des Arabes]. Moshé Barazani [membre de Lehi qui a agi aux côtés de Meir Feinstein; arrêté par la police britannique, il se suicida en 1947, avec Meir Feinstein], qui a fait exploser un train à Malh. Yehiel Dresner [membre de l’Irgun], qui a attaqué un train à Lod (Lydda), [arrêté par la police britannique il fut exécuté en 1947]. Ils ont tous sur les mains du sang d’innocents. Il y a encore plus de sang sur les mains de Rehavam Zeevi [général, créateur en 1988 du parti Modelet – Patrie – qui était favorable à l’expulsion des Palestiniens des territoires occupés en 1967] qui a aussi une rue à son nom dans la ville, rue située près du port.

Chaque nation a ses héros, tous ont du sang sur les mains. Certains des héros qui ont donné leurs noms à des rues israéliennes ont beaucoup plus de sang sur leurs mains que Yasser Arafat. Vous auriez dû entendre les hurlements des parlementaires de droite à la Knesset lorsque le député Ahmed Tibi [Arabe israélien, élu sur la Liste arabe unie à la Knesset, qui fut un proche conseiller de Yasser Ararfat] a dit qu’Arafat «était le père de la nation palestinienne». Pour ces goujats, il n’existe pas une telle nation, ni de père.

Son peuple se souviendra toujours d’Arafat, avec ou sans nom de rue à Jatt. Israël pourrait encore le regretter. Ni le Premier ministre Benyamin Netanyahou, ni le ministre de l’Intérieur Aryé Dery ne pourront effacer son nom à Jatt, ni dans les rues d’Ashkelon. (Article publié dans Haaretz le 9 mars 2017; traduction A l’Encontre; titre A l’Encontre)

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