«Fixez une date pour la grève» était la phrase reprise par la foule à chaque intervention des dirigeants de la CGT (Confédération générale du Travail) au cours du rassemblement du mardi 7 février en plein centre de Buenos Aires. Mais aucun des trois secrétaires généraux (le triumvirat) de la centrale ouvrière – Carlos Acuña, Juan Carlos Schmidt et Héctor Daer – n’a fixé une date pour une grève générale nationale comme l’exigeaient les presque 500’000 personnes mobilisées.
Entre lundi et mercredi 6 et 8 mars [1], le gouvernement de Mauricio Macri [2] – dont le mandat présidentiel a commencé en décembre 2015 – a affronté les mobilisations d’enseignants, de syndicats et de femmes qui réclamaient des mesures pour garantir les droits du travail et sociaux.
La manifestation convoquée par la CGT a révélé un niveau de mobilisation et de malaise qui était aussi fort que l’ampleur de la récession économique argentine au cours de l’année dernière. D’après la Banque centrale de la République d’Argentine (BCRA) l’inflation y a atteint un taux de 42% sur un an. La BCRA prévoit que ce taux se situera aux alentours de 21% en 2017. Une hausse de dette qui se situe, elle, à 77 milliards de dollars. Selon les données de la Banque centrale et de l’Observatoire de la Dette extérieure de l’Université métropolitaine pour l’éducation et le travail (UMET), 10 milliards de dollars supplémentaires se sont enfuis entre novembre 2016 et février 2017 [après, selon l’UMET, une fuite de capitaux de 23,5 milliards de novembre 2015 à novembre 2016]. Selon l’Institut national de statistiques et du recensement (INDEC) pro-gouvernemental, le chômage a augmenté de 10%, ce qui représente plus de 1,5 million de travailleurs sans emploi.
Lundi 6 mars 2017, les enseignants de tout le pays ont décrété une grève de 48 heures. Dans la province de Buenos Aires, la grève a été prolongée d’un jour suite au refus de négocier de la part de la gouverneure Maria Eugenia Vidal [qui se trouvait aux côtés de Macri lorsqu’il était à la tête du gouvernement de la ville de Buenos Aires; depuis décembre 2015, elle occupe le poste de gouverneure de la Province de Buenos Aires, poste occupé depuis 28 ans par des péronistes]. Lundi à midi, devant le ministère de l’Education, quelque 70’000 enseignants ont exigé la réouverture de la commission paritaire nationale pour négocier le montant des salaires. Ils ont hué Carlos Acuña, un des membres du triumvirat de la CGT. Face à la revendication des enseignants d’une grève générale, ce dernier s’est borné à promettre «une grève avant la fin du mois».
Que s’est-il passé entre lundi à midi et mardi pour que la date présumée fixée pour la grève générale sombre dans l’imprécision et l’incertitude? Selon ce qu’a affirmé le journaliste Roberto Navarro sur le canal d’informations C5N, ce sont les fonds de la Casa Rosada [siège du pouvoir exécutif argentin au centre de Buenos Aires], gérés dans ce cas par le ministre du Travail, Jorge Triaca fils, qui ont perverti la volonté d’au moins deux des trois membres du triumvirat de la CGT. Triaca est le fils d’un dirigeant syndical [Jorge Alberto Triaca, qui fut ministre du Travail de juillet 1989 à janvier 1992, sous la présidence de Carlos Menem], décédé en 2008. Il a traversé indemne la dictature [après une assez brève incarcération et a même témoigné en 1985 qu’il n’était pas au courant des disparus!]. Le fils, Jorge, a hérité des contacts qu’avait son père dans le monde syndical. Dans les jours précédant la manifestation, il a fait vibrer la mélodie si appréciée par les dirigeants: celle des fonds pour les œuvres sociales syndicales [base de l’enrichissement et du clientélisme de l’appareil syndical en Argentine]. Cet argent est une carotte que le macrisme a utilisée pour amadouer les leaders de la CGT. Le 16 décembre 2015, à peine cinq jours après être entré en fonction, Macri a signé le décret désignant José Luis Scervino, un médecin proche de la corporation de Obras Sanitarias et consultant de la CGT, à la tête de la Surintendance des Services de santé. C’est ainsi que les syndicats ont à nouveau pu gérer une caisse de plus de 40 milliards de pesos (presque 3 millions de dollars) à se répartir, un pactole que Cristina Fernandez avait maintenu hors de portée de l’intervention syndicale.
Le 2 août 2016, le président Macri a annoncé la restitution de 29 milliards de pesos aux œuvres sociales, dont quelque 15 milliards vont arriver dans les caisses syndicales ces prochains mois; et une somme analogue, sous forme de bons, sera versée en 2020, une année après la fin du mandat de Macri. Cet argent a contribué à l’endettement national généré par l’actuel gouvernement. Il faut souligner que les 2,7 milliards de pesos initiaux étaient déjà prévus dans le budget de 2015, autrement dit ils ont été votés pendant la dernière année du gouvernement Kirchner.
Mais à la suite du rassemblement du mardi 7, l’entente entre Macri, Triaca et les papes de la CGT a éclaté en éclats. Certains analystes estiment que la centrale ouvrière (CGT) ne représente effectivement plus personne. Le gouvernement n’a quasiment plus d’interlocuteur syndical et la situation économique et sociale commence à déborder, tout cela dans le contexte d’une année électorale [élection le 27 octobre] compliquée aussi bien pour les partisans du gouvernement que pour l’opposition. L’histoire continue. (Publié dans l’hebdomadaire uruguayen Brecha, le 10 mars 2017; traduction A l’Encontre)
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[1] Le 8 mars 2017, des dizaines de milliers de femmes se sont réunies à Buenos Aires, lors d’une importante marche allant du Congrès à la Casa Rosada, bâtiment du gouvernement. Le détonateur du mouvement massif des femmes réside dans la diffusion, enfin, par les médias d’un véritable féminicide – assassinats, tortures terrifiantes de femmes pour le seul fait d’être femme – qui est dénoncé depuis début 2015 par des féministes dont l’audience n’a cessé de s’accroître. Le mot d’ordre de ce mouvement de masse – «Ni una mujer menos, ni una víctima más» («Pas une femme de moins, pas une victime de plus») – a été repris du poème de la militante féministe et poétesse mexicaine Susana Chavez, assassinée à Ciudad Juarez, sa ville natale, en 2011, à l’âge de 31 ans. Elle dénonçait depuis 1993 les assassinats de femmes.
Sur les 322 féminicides «enregistrés» par les ONG, 87% ont été commis par des hommes «proches»: maris et fiancés. Le 17% des victimes avaient déjà porté plainte pour violence contre leur agresseur. Mais les autorités sont restées sans réagir.
Le droit à l’avortement n’est pas reconnu, aussi bien par la péroniste Cristina Fernandez de Kirchner, première femme élue au suffrage universel (2007-2015), que par Mauricio Macri. L’Eglise catholique joue un rôle important dans cette politique. Les groupes «ultra-catholiques» ne manquent pas d’attaquer les femmes qui manifestent, avec l’appui des forces de police. Le 8 mars, les revendications portaient aussi bien contre les violences machistes que pour le droit à l’avortement et la parité salariale. (Rédaction A l’Encontre)
[2] La péroniste Cristina Fernandez de Kirchner – et ses deux enfants: le député Maximo Kirchner (40 ans) et Florencia Kirchner (26 ans) – est accusée pour corruption et blanchiment d’argent.
Quant à l’entrepreneur milliardaire Mauricio Macri il a été impliqué – aux côtés de son père – dans l’affaire dite des «Panama papers». Les deux apparaissaient à la tête de sociétés sises au Panama et aux Bahamas. En ce début mars 2017 éclatent d’autres affaires liées à de présumés trafics d’influence et conflits d’intérêts. (Rédaction A l’Encontre)
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