Colombie. «Les graines de l’émancipation sont intactes»

Par Raúl Zibechi

Les jeunes protagonistes de la révolte colombienne, en particulier ceux qui ont créé les 25 «points de résistance» dans la ville de Cali, des espaces de liberté auto-contrôlés et de résistance à la répression, sont issus des secteurs populaires les plus touchés par le néolibéralisme [voir à ce propos l’article publié le 10 juin 2021].

Nous avons affaire à des générations qui ont subi des décennies de verrouillage de leur vie: d’un no-future installé dans le feu de la désindustrialisation que la ville connaît depuis trois décennies, à l’humiliation raciste exercée par les classes moyennes, à la discrimination fondée sur la couleur de la peau, à la criminalisation de la pauvreté et à la répression de leurs manifestations culturelles et de leurs espaces sociaux.

Il est donc remarquable que ces jeunes aient pu mettre en place une énorme variété d’initiatives: des bibliothèques populaires dans les locaux de police occupés au désormais célèbre anti-monument «Resiste», en passant par des espaces alimentaires, sanitaires et sportifs, et des débats ouverts avec la collectivité sur le type de société dont ils rêvent.

Dans un dialogue permanent avec le journaliste Felipe Martínez de Desdeabajo, certaines des caractéristiques de ces jeunes sont frappantes : «De jeunes étudiants universitaires, des jeunes issus de clubs de football qui se battaient entre eux, des membres de gangs et des délinquants qui ont fait de la prison, des gens qui ont connu l’exclusion et la pauvreté et qui vivent maintenant ensemble sur les barricades et aux points de résistance».

Ce que le système s’obstine à séparer pour diviser devient pendant la révolte une communauté de liens solidaires. Felipe Martínez assure que dans les espaces de résistance, on ne cesse de répéter: «personne n’est responsable ici, personne n’est au-dessus des autres». Selon lui, c’est «une expérience zapatiste dans la ville», où l’on peut observer les cuisines communautaires, le centre médical, la bibliothèque populaire et «les voisins qui sont très calmes avec la présence des jeunes», parce qu’ils contrôlent les vols et offrent une sécurité qui n’existe pas quand ils ne sont pas là.

La coexistence entre la communauté de voisins et les jeunes est devenue si profonde que «la communauté les prévient quand la police arrive et les voisins ouvrent les portes de leurs maisons pour que les jeunes puissent se laver et manger». Ce sont des liens qui étaient littéralement impossibles avant le soulèvement.

En outre, à Puerto Resistencia, un secteur très pauvre de la collectivité «est sorti avec des drapeaux blancs pour protéger les jeunes que la police tuait», dans ce qu’il définit comme «une collectivité qui se défend».

Le plus remarquable est la construction matérielle et symbolique du nouveau. Dans les assemblées de masse, «ils ont commencé à engager des discussions de fond», sans avoir besoin de chefs et de leaders. Dans les «points de résistance», il n’y avait pas d’avant-garde, et celle-ci n’était pas nécessaire, entre autres parce que les jeunes sont fatigués et se méfient de la politique traditionnelle, qu’elle soit de droite ou de gauche.

Dans le soulèvement colombien, commente Felipe Martínez, les mouvements sociaux étaient absents. Ils auraient pu accompagner sans chercher à diriger, ce que seule la Garde indigène NASA a su faire, arrivant à Cali par milliers pour protéger et s’occuper collectivement de la population.

Cependant, pendant des semaines, une démocratie d’assemblée, multiple et diverse, a fonctionné, capable d’affronter les conflits internes sans recourir aux anciennes méthodes de «commandement en chef».

Quelques réflexions s’imposent. Les secteurs populaires ont besoin d’espaces dans lesquels ils peuvent dialoguer entre eux sur une base égale et horizontale, où ils peuvent déployer leurs initiatives et créer une communauté pour faire face à la situation dramatique dans laquelle ils vivent. Ce qui a été réalisé nous montre que la possibilité de construire de «nouveaux mondes» est intacte, que les graines de l’émancipation sont toujours vivantes. Elles ont seulement besoin de l’espace-temps pour se déployer, ce que le système leur refuse à tout moment et dans tous les recoins de cette société.

Pour que ces «nouveaux mondes» s’épanouissent, ce ne sont pas des avant-gardes qui sont nécessaires, mais des dizaines, des centaines de collectifs engagés à ouvrir des espaces à habiter par des gens ordinaires, se limitant à accompagner sans imposer, à débattre selon les temps et les modes de «la culture d’en bas». Ce qu’il faut, c’est un nouveau type de militants et de groupements qui n’aspirent pas à dominer ou à s’élever, mais à servir. (Article publié sur le site de Revista Alternativas, 14 juillet 2021; traduction par la rédaction de A l’Encontre)

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