Par Alexander Titov
Les informations faisant état de la mort du plus célèbre leader de l’opposition russe, Alexeï Navalny, dans un camp de prisonniers de l’Arctique sont choquantes, mais pas totalement inattendues. Sa mort souligne l’évolution politique de la Russie au cours des deux dernières décennies en mettant en relief qu’une contestation de l’intérieur n’est plus possible [1].
Alexeï Navalny a été le dernier homme politique public à poser un véritable défi au Kremlin, mais sa tentative de renverser le régime a échoué bien avant ce qui semble être sa mort «précoce» en prison [à l’âge de 47 ans].
Ses calculs irréalistes quant à l’impact de son retour en Russie en 2021 ont conduit au démantèlement des vestiges de toute opposition organisée qui n’était pas sanctionnée – et contrôlée – par l’État russe.
Alexeï Navalny a fini en prison, ses partisans ont été arrêtés ou ont fui à l’étranger. En conséquence, lorsque l’invasion de l’Ukraine a eu lieu, il y a eu très peu de manifestations de rue pour s’y opposer.
Actif dans la politique russe depuis plus de 20 ans, Alexeï Navalny s’est principalement attaché à identifier et à éradiquer la corruption de l’Etat, un problème dont la matière est presque illimitée dans la Russie moderne. Il a adopté de nouvelles méthodes pour faire connaître ses enquêtes à un public aussi large que possible, notamment l’Internet, en particulier par l’intermédiaire de sa chaîne YouTube. Certains de ses clips les plus populaires sont visionnés des dizaines de millions de fois.
Mais les enquêtes sur la corruption et les blogs n’ont pas suffi à remettre en cause la position de Poutine dans la politique russe. C’est pourquoi Alexeï Navalny s’est de plus en plus tourné vers l’action directe et les manifestations de masse dans les rues.
Il a connu son heure de gloire en 2011, lorsque les allégations de fraude généralisée lors des élections à la Douma de décembre 2011, associées à l’annonce du retour de Poutine à la présidence en septembre 2010, ont fait descendre des dizaines de milliers de manifestants dans les rues de Moscou.
Bien que les manifestations n’aient pas été organisées par Navalny, son charisme et sa rhétorique plus radicale ont fait de lui le visage le plus visible des manifestations, éclipsant des leaders de l’opposition plus établis tels que Boris Nemtsov [assassiné le 27 février 2015 sur le pont Bolchoï Moskvoretski près du Kremlin, un lieu particulièrement sécurisé]. Cependant, les manifestations de masse de 2011-2012 n’ont pas empêché la réélection de Poutine en mars 2012 et ont fini par s’éteindre [2].
Mais les manifestations ont incité le Kremlin à changer de cap et à expérimenter la possibilité pour l’opposition de se présenter aux élections. Alexeï Navalny en a été le principal bénéficiaire, étant inscrit pour les élections à la mairie de Moscou à l’été 2013. C’était la seule chance réelle de Navalny de gagner le pouvoir dans le système électoral étroitement contrôlé de la Russie.
Il a fait campagne avec enthousiasme et a obtenu un score respectable de 27% des voix. Mais cela a également montré les limites de son influence. Moscou était à l’époque l’une des villes les plus favorables à l’opposition en Russie, l’une des rares régions où Poutine avait obtenu moins de 50% lors de l’élection présidentielle de 2012.
Si l’opposition pouvait vraiment défier le Kremlin, c’était à Moscou. Mais la participation a été extrêmement faible (32%) et le maire sortant, Sergueï Sobianine, a obtenu les 51% dont il avait besoin pour éviter un second tour face à Alexeï Navalny.
Ce résultat est révélateur du problème de l’opposition: sa dépendance à l’égard des limites d’un noyau de partisans engagés dont la flamme pour le changement ne s’est pas propagée à l’ensemble de la population.
Le dernier coup de dés
Dans la Russie d’aujourd’hui, les élections sont une chose acquise, mais elles représentent également une vulnérabilité potentielle pour le Kremlin. Le Kremlin doit trouver un équilibre délicat entre le contrôle des élections et leur légitimité. Trop de contrôle, ou une fraude pure et simple, et la valeur légitimante des élections s’en trouve réduite.
Cela peut conduire à des résultats potentiellement déstabilisants, comme l’ont montré les manifestations de masse à Moscou en 2011 ou en Biélorussie en 2021, et comme cela s’est produit lors des élections ukrainiennes de 2004, qui ont conduit à la première «révolution orange».
Alexeï Navalny l’a bien compris et a fait de sa participation à l’élection présidentielle de 2018 son principal objectif. Sa stratégie a consisté à causer suffisamment d’ennuis aux autorités à l’approche du scrutin, notamment par le biais de diverses manifestations de rue, pour les contraindre à l’autoriser à se présenter en tant que candidat officiel à ces élections.
A cette fin, il a mis en place un réseau régional de QG Navalny qui fonctionnait en parallèle avec sa principale organisation de lutte contre la corruption, la FBK (Fondation anti-corruption). Cela permettait à Alexeï Navalny d’avoir une portée nationale potentielle, contrairement à l’ancienne opposition centrée sur Moscou.
Cette stratégie n’a pas produit le résultat escompté, à savoir l’inscription d’Alexeï Navalny sur les listes électorales. Mais elle a semblé ébranler suffisamment les autorités pour qu’elles veuillent s’occuper du «problème Navalny».
Poison et emprisonnement
En août 2020, Alexeï Navalny tombe malade lors d’un vol et, selon les médecins allemands qui l’ont soigné, il échappe à une mort quasi certaine due à un agent chimique de type Novichok.
Il rentre d’Allemagne en janvier 2021 et est immédiatement arrêté à son arrivée à Moscou. Les manifestations de masse qui ont suivi ont été inhabituelles par leur ampleur régionale, mais pas suffisantes pour défier réellement le Kremlin. Au lieu de cela, les autorités ont interdit en Russie les structures liées à Navalny et ont soit arrêté, soit forcé les personnes qui travaillaient pour elles à fuir la Russie.
Le sort d’Alexeï Navalny est devenu le principal sujet de discorde pour Moscou dans ses relations avec les gouvernements et les médias occidentaux. Alexeï Navalny a fait l’objet de contacts incontournables à haut niveau avec les autorités russes; le conseiller à la Sécurité nationale de Joe Biden, Jake Sullivan, avait averti que la Russie subirait les conséquences de la mort d’Alexeï Navalny en prison.
Mais tout cela est devenu insignifiant après l’invasion totale de l’Ukraine à la fin du mois de février 2022. Du jour au lendemain, le sort de Navalny a semblé amoindri dans le contexte de la plus grande guerre que l’Europe ait connue depuis 1945.
Le programme de Navalny, qui consistait à susciter suffisamment de protestations internes pour renverser le régime, est devenu obsolète lorsque les nouvelles lois anti-opposition ont été appliquées et que la plupart de ses partisans les plus ardents ont fui le pays. Alexeï Navalny a tenté de rester d’actualité en défendant ses idées depuis sa prison, notamment en appelant à mettre fin à la guerre en cédant tous les territoires ukrainiens, y compris la Crimée [3], et en versant des réparations à l’Ukraine. Il n’est pas certain qu’il ait gagné des partisans en Russie, mais il a certainement séduit les exilés et les gouvernements occidentaux.
L’Occident et ses alliés ont imposé un niveau de sanctions sans précédent à la Russie et fourni à l’Ukraine le soutien militaire nécessaire pour défaire Poutine sur le champ de bataille. Il n’y a littéralement rien d’autre que l’Occident puisse faire pour punir la Russie à propos du sort de Navalny.
Le reste n’est que dictature
Alexeï Navalny était manifestement un homme politique très courageux et charismatique qui a posé le défi intérieur le plus important au régime de Poutine depuis plus d’une décennie. Il n’a jamais vraiment été proche de mettre en question le pouvoir Poutine et il a peut-être souvent surestimé le niveau de soutien dont il bénéficiait en Russie.
Avec l’annonce de sa mort «précoce» en prison, la question demeure de savoir s’il aurait pu faire plus depuis son exil à l’Ouest. Il aurait rejoint une longue liste de dirigeants de l’opposition russe, de l’ancien oligarque Mikhaïl Khodorkovski au champion d’échecs Garry Kasparov, qui n’ont pratiquement aucune influence sur ce qui se passe en Russie. Mais le refus d’Alexeï Navalny de s’engager dans cette voie, et sa conviction de sa propre importance, est précisément ce qui l’a distingué dans la politique russe.
En fin de compte, la mort d’Alexeï Navalny met un terme à l’époque où la politique était la politique en Russie. Aujourd’hui, il n’y a plus que l’autoritarisme personnel de Poutine. (Article publié sur le site anglais The Conversation le 16 février 2024; traduction rédaction A l’Encontre)
Alexander Titov est maître de conférences en histoire européenne moderne, Queen’s University Belfast.
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[1] Dès 2020, le régime répressif s’exacerbe et se consolide suite à l’invasion militaire de l’Ukraine en février 2022. Les arrestations se multiplient et la dureté des condamnations (nombre d’années de prison, conditions d’emprisonnement, lieu de détention…) s’accentue.
En décembre 2021, l’ONG Memorial International et les organisations régionales sont déclarées devant être dissoutes. En mars 2022, des perquisitions sont opérées dans les deux bureaux de l’ONG à Moscou. Oleg Orlov, vice-président de Memorial, est, en mars 2022, poursuivi et puni pour des «actions publiques répétées visant à discréditer les formes armées défendant les intérêts de la Russie et de ses citoyens ainsi que la paix et la sécurité internationales». En décembre 2022, Memorial et le Centre pour les libertés civiles ukrainien, ainsi que l’opposant biélorusse Ales Bialiatscki se voient attribuer le Prix Nobel. Orlov fait face actuellement à un nouveau procès avec le risque d’une condamnation très lourde. Des informations sur la répression politique en Russie peuvent être glanées sur le site de Memorial. Vladimir Kar-Mourza a été condamné en avril 2023 à 25 ans de prison, une des peines de prison les plus lourdes infligées à un opposant politique. Il est détenu dans une prison située au nord de la Sibérie. (Réd.)
[2] Anna Colin Lebedev, enseignante à l’Université de Paris Nanterre, auteure entre autres de Jamais frères? Ukraine et Russie: une tragédie postsoviétique (Seuil, 2022), précisait sur France Culture, en date du 17 février 2024, des aspects de la trajectoire de Navalny qui complètent le descriptif d’Alexander Titov: «Avant les années 2000, avant la lutte contre la corruption, une des clés de la compréhension du personnage renvoie aux années 1990. Navalny est un enfant de l’époque post-soviétique… Son activité professionnelle durant toutes les années 1990 était celle d’entrepreneur. Un jeune entrepreneur qui a lancé des entreprises, qui ont fait faillite, certaines ont été liquidées, d’autres ont continué à vivoter. Quand on examine sa biographie des années 1990, il y a un foisonnement d’activités dans le monde des affaires qui est complètement caractéristique de la Russie de l’époque où on navigue dans des eaux très troubles, où on bidouille, où on s’arrange, où on rencontre d’ailleurs la corruption en direct. Je pense que cela détermine une connaissance de la société, une manière de saisir la société très particulière où tous les enjeux de la société sont saillants. Et c’est en tant qu’entrepreneur qu’il se lance en politique et qu’il mène comme un projet dans les affaires… La corruption, il va la pratiquer et la subir, et la combattre. Il pense que le thème de la corruption parle plus à la population que le thème de la démocratie. [Le thème sera concrétisé en termes de slogan en qualifiant, dès 2011, Russie unie, parti de Poutine, de «parti des escrocs et des voleurs», un slogan qui aura une grosse audience et illustré par des vidéos. Il y avait une certaine liberté d’expression au début des années 2010.] Navalny va évoluer concernant sa «pensée nationaliste». En 2011-2012 il est critiqué par un secteur de l’opposition en relation avec ses affiliations passées. Il a été exclu du Parti démocratique russe unifié Iabloko sur la base d’une accusation de nationalisme. Dans les années 2000-2010 il est proche de mouvements nationalistes assez radicaux dont on trouve des membres dans les soutiens à Vladimir Poutine. Il prône alors la participation à ce qui est appelé les «marches russes», des marches nationalistes. Il a des déclarations hostiles à l’égard de migrants [d’Asie centrale]. Il semble s’être défait de ces traits nationalistes, bien que ce ne soit pas absolument clair, et sa plateforme minimale, au-delà de la corruption, est la défense de l’Etat de droit, comme préalable à tout changement politique.» (Réd.)
[3] En 2014, Navalny fait des déclarations sur l’Ukraine qui lui étaient encore reprochées dernièrement par les Ukrainiens. Il était alors favorable à l’annexion de la Crimée par la Russie. (Réd.)
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