Yémen-Gaza-US. «Un vide que seuls les Houthis peuvent combler»

Bombardement états-unien sur Saana le 21 avril 2025.

Entretien avec Helen Lackner conduit par Jonathan Shamir

Helen Lackner, spécialiste du Yémen, explique comment ce mouvement rebelle, autrefois impopulaire parmi ses sujets et marginal dans la région, a vu sa légitimité grandir grâce à son action en direction de Gaza.

Le 15 mars, le président Donald Trump a lancé une nouvelle vague de frappes aériennes «plus agressives» contre le groupe armé yéménite Ansar Allah (également connu sous le nom de Houthis). Au cours des 17 mois précédents, ce groupe rebelle islamiste, qui contrôle 70% de la population yéménite, avait mené une campagne militaire pour s’opposer au bombardement de Gaza par Israël, qualifié de génocide par les experts. Les Houthis ont lancé des drones et des missiles visant Israël et, plus important encore, ont attaqué des navires commerciaux traversant la mer Rouge. Les opérations navales ont été suspendues pendant le cessez-le-feu entre Israël et le Hamas [du 27 février au 18 mars], mais ont repris après qu’Israël a renouvelé son blocus total de Gaza en mars.

La campagne en mer Rouge a donné lieu à des attaques contre plus de 100 navires commerciaux, certains liés à Israël et d’autres non. Les Houthis ont coulé deux de ces navires et en ont capturé un autre, tuant quatre marins au cours de l’opération. En perturbant le détroit de Bab al-Mandab, un passage stratégique pour le commerce international, ce mouvement a contraint environ 70% des navires marchands à contourner la mer Rouge par une route plus longue autour du continent africain, ce qui a exercé une pression considérable sur la région et l’économie mondiale dans son ensemble. En réponse, depuis janvier 2024, une coalition de pays dirigée par les Etats-Unis a mené pendant un an des frappes aériennes intermittentes sur le Yémen qui ont tué au moins 85 civils, selon le projet indépendant Yemen DataProject [de janvier 2024 à janvier 2025, les blessé·e·s ne sont pas comptabilisés ici]. Ces bombardements se sont considérablement intensifiés sous Trump, visant des sites de lancement de missiles et de drones, l’aéroport de Sanaa, ainsi que des bâtiments gouvernementaux et civils, et tuant, selon les responsables de la santé à Sanaa, au moins 123 personnes depuis la mi-mars. La dernière frappe, le 15 avril, semblait viser une usine de céramique, tuant sept personnes et en blessant 29 autres. [Dans la nuit du 17 au 18 avril, des frappes américaines ont visé le port pétrolier de Ras Issa, dans la province d’Hodeidah, tuant 74 personnes et blessant 171 autres, selon le ministère de la Santé dirigé par les Houthis. – réd.]

Jewish Currents s’est entretenu avec Helen Lackner, universitaire et chercheuse associée au London Middle East Institute SOAS. Elle couvre le Yémen depuis plus de 50 ans. Elle a vécu sous les trois régimes qui se sont succédé dans le pays afin de comprendre le rôle de la question palestinienne dans la politique yéménite, la géopolitique des attaques en mer Rouge et la manière dont la position des Houthis sur Gaza leur a conféré une légitimité et une marge de manœuvre sur leur propre territoire et au-delà. Cet entretien a été édité pour des raisons de longueur et de clarté.

Jonathan Shamir: Quelle est l’histoire des relations entre le Yémen et la cause palestinienne?

Helen Lackner: Avant la guerre civile [initiée en 2014 entre les Houthis et les groupes disparates de la coalition soutenue par les pays du Golfe qui forment le gouvernement internationalement reconnu (IRG-Internationally recognized government], les différents régimes du Yémen ont toujours été systématiquement pro-palestiniens. Le Yémen a été l’un des 13 pays qui ont voté contre le plan de partition de l’Organisation des Nations unies (ONU) visant à diviser la Palestine mandataire en un Etat juif et un Etat arabe en 1947. Plus tard, lorsque l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) a été expulsée du Liban en 1982 [après l’invasion de Beyrouth par Israël], le Yémen a été divisé en deux régimes, l’un «socialiste» et l’autre «capitaliste», mais les deux ont invité les troupes de l’OLP en exil dans leur pays. Le régime socialiste était plus aligné sur les factions palestiniennes de gauche, tandis que le régime capitaliste était plus proche du Fatah, mais les Palestiniens entretenaient globalement des relations avec Aden [la capitale socialiste] et Sanaa [la capitale capitaliste].

Même après la guerre civile, les Yéménites sont restés engagés envers la Palestine. Dans les régions du Yémen contrôlées par les Houthis, des manifestations pro-palestiniennes ont lieu tous les vendredis, et bien que la participation régulière soit assurée par une pression venant d’en haut, les manifestations bénéficient toujours d’un soutien sincère. La population des régions du Yémen non contrôlées par les Houthis soutient tout autant la Palestine, mais les manifestations sont pratiquement réprimées, en particulier à Aden et dans les zones environnantes contrôlées par le Conseil de transition du Sud [CTS, établi en mai 2017 mais non reconnu internationalement, groupe soutenu par les Emirats arabes unis qui contrôle le sud du Yémen et a conclu des accords de partage du pouvoir avec l’IRG, mais nourrit des ambitions sécessionnistes]. Lorsque les Emirats arabes unis ont signé les accords d’Abraham en 2020, le numéro deux du CTS à l’époque, Hai bin Breik, a déclaré qu’il attendait avec impatience sa première visite en Israël, résultat de l’alliance du CTS avec les Emiratis. Aujourd’hui, cependant, en raison de la défiance des Houthis face au génocide perpétré par Israël dans la bande de Gaza, le STC n’ose pas s’opposer aux déclarations pro-palestiniennes de sa population, même s’il empêche clairement toute action en faveur de la Palestine. Dans le contexte yéménite actuel, il serait inacceptable de se déclarer ouvertement pro-israélien.

Pouvez-vous nous parler des attaques perpétrées en mer Rouge depuis le 7 octobre et de leurs motivations?

Après le 7 octobre, les Houthis ont tenté de tirer des missiles et des drones vers Israël [pour s’opposer au bombardement de Gaza]. Mais ils n’avaient pas les capacités techniques pour franchir cette grande distance. Ils se sont donc rabattus sur les routes maritimes de la mer Rouge, où ils ont eu plus de succès. Au cours des 18 derniers mois, ils ont réussi à couler deux navires commerciaux, ce qui a dissuadé les navires de passer par le canal de Suez, de descendre la mer Rouge et de contourner le détroit très étroit de Bab el-Mandeb, au large du Yémen.

Ces attaques sont motivées par trois facteurs: la solidarité avec la Palestine, une position fondamentaliste en matière de politique étrangère à l’égard des Etats-Unis et d’Israël, et des considérations politiques internes. Avant le 7 octobre, la popularité des Houthis auprès des 70% de Yéménites qu’ils gouvernent était au plus bas en raison, entre autres, de leur régime répressif, de leur politique d’extorsion fiscale et de la mauvaise qualité des services publics. Si aucune de ces dernières dynamiques n’a changé, l’intervention des Houthis en faveur des Palestiniens a été très populaire et leur a donné plus de marge de manœuvre auprès de la population. Le recrutement militaire a explosé, les jeunes hommes se précipitant pour s’engager avec l’idée qu’ils iront combattre en Palestine, alors qu’ils seront probablement envoyés sur l’un des nombreux fronts [internes] yéménites qui risquent davantage de s’ouvrir à nouveau!

Pourquoi les pays du monde entier, y compris les Etats-Unis, ont-ils tenté à plusieurs reprises de mettre fin aux attaques en mer Rouge?

Une très grande partie du commerce mondial, en particulier entre la Chine et l’Europe, transite par le canal de Suez, et le retard de dix jours causé par le contournement du cap de Bonne-Espérance a mis en difficulté de nombreuses entreprises et pays. Israël a certainement souffert de ces attaques. Par exemple, le port d’Eilat [port israélien situé au sud du pays, directement sur la mer Rouge] a déclaré faillite. Mais les coûts pour Israël ont été atténués grâce aux accords conclus par des entreprises émiraties pour transporter les marchandises par voie terrestre à travers la péninsule Arabique, révélant ainsi la collusion des Etats du CCG [Conseil de coopération du Golfe]. En revanche, la très forte baisse du trafic dans le canal de Suez a touché l’Egypte de plein fouet, lui coûtant 7 milliards de dollars de recettes pour la seule année 2024, même si certaines des grandes compagnies maritimes et d’assurances – qui se sont adaptées, ont modifié leurs itinéraires et augmenté leurs primes – se portent en réalité très bien.

Outre leur coût économique, ces attaques ont également une importance symbolique sur le plan politique: l’idée qu’un des principaux passages maritimes du monde puisse être contrôlé par un groupe de rebelles ne plaît guère aux pays du Nord.

Nous savons que sous la présidence de Joe Biden, les Etats-Unis ont conduit les pays occidentaux dans les bombardements du Yémen à partir de janvier 2024. Comment cette campagne contre les Houthis a-t-elle évolué sous Donald Trump?

En janvier, Trump a modifié la classification des Houthis, qui sont passés d’entité «spécialement désignée comme terroriste au niveau mondial» à «organisation terroriste étrangère» [la première est moins sévère que la seconde; cette dernière, comme le déclarait, dès janvier 2021, l’envoyé spécial de l’ONU au Yémen, Martin Griffiths, pourrait avoir des «conséquences humanitaires catastrophiques»]. Cette nouvelle classification aura deux conséquences principales. La première est que cela rendra très difficile le transfert d’argent par diverses organisations humanitaires en raison des restrictions imposées au système bancaire, ce qui réduira leur capacité d’action humanitaire. La seconde sera la difficulté [à laquelle seront confrontés les Yéménites de la diaspora] d’envoyer des fonds, qui jouent un rôle très important dans la survie de milliers de foyers yéménites, et pas seulement dans les zones contrôlées par les Houthis. Cette situation sera aggravée par les coupes budgétaires de l’USAID [Agence des Etats-Unis pour le développement international, que l’administration Trump a considérablement réduite]. Ces coupes ne concernent bien sûr pas uniquement le Yémen, mais elles auront un impact particulièrement important dans ce pays, car les Etats-Unis finançaient en moyenne la moitié de l’aide humanitaire totale [l’année dernière] dans les zones contrôlées par les Houthis et l’IRG.

Quant à la reprise des frappes aériennes sous Trump, elles visent à la fois le contrôle de la mer Rouge et à faire pression sur l’Iran pour qu’il conclue un accord sur le nucléaire, car l’approche de Trump semble considérer les Houthis comme un simple appendice de l’Iran. Les bombes qui en ont résulté ont visé les mêmes endroits au Yémen que ceux déjà pris pour cible par les Saoudiens [depuis 2015] et les Emiratis, et plus récemment par les Britanniques et les Américains. Sous Trump, ils utilisent des bombes plus puissantes, visant non seulement un site unique, mais plusieurs structures à proximité, ce qui ne représente toutefois pas un changement fondamental. Et pourtant, comme auparavant, il y a peu de preuves pour étayer les affirmations des Etats-Unis selon lesquelles ils ont tué de nombreux hauts dirigeants houthis. Les chiffres des victimes publiés par des organisations indépendantes comme l’UNICEF sont incroyablement bas. Ce que j’ai constaté, c’est que la campagne a déjà coûté 1 milliard de dollars aux Etats-Unis (après trois semaines: CNN, 4 avril) et que ces bombardements se poursuivent pratiquement toutes les nuits depuis le 15 mars, même en l’absence de gros titres.

Comment la position régionale et mondiale des Houthis a-t-elle évolué à la suite de la campagne en mer Rouge et des représailles américaines? Ont-ils fini par occuper une place plus centrale, en particulier après l’affaiblissement d’autres membres de l’«Axe de la résistance», comme le Hezbollah au Liban et Bachar al-Assad en Syrie?

La légitimité que les Houthis ont tirée de leur soutien à la Palestine leur a donné un poids dans la région. Au cours de l’année dernière, pas un seul mot n’a été prononcé contre les Houthis par les Saoudiens ou quiconque dans le monde arabe, car ces populations sont fermement pro-palestiniennes. Par exemple, lorsque le gouvernement internationalement reconnu (IRG) du Yémen a tenté de déconnecter les banques houthies du système bancaire mondial à l’été 2024, les Houthis ont menacé de bombarder l’Arabie saoudite si cette mesure était mise en œuvre. Et les Saoudiens ont rapidement fait pression sur le gouvernement internationalement reconnu pour qu’il revienne sur sa décision. C’est exactement ce qu’il a fait, il n’avait pas d’autre choix.

Comme vous le suggérez, les Houthis ont également pris de l’importance parmi les alliés de l’Iran, en particulier avec l’affaiblissement du Hezbollah et de la Syrie. Mais si l’Iran est probablement à l’origine de l’amélioration de la portée des missiles et des drones des Houthis, je pense qu’il n’est pas enthousiasmé par les actions de ces derniers. L’Iran a récemment cherché à mener une diplomatatie, en multipliant les discussions avec les Saoudiens, l’envoyé spécial de l’ONU et d’autres acteurs, mais comme tout le monde, il ne peut pas vraiment s’exprimer, même discrètement, lorsque les Houthis agissent de manière indépendante. Et même si les Iraniens demandaient aux Houthis de réduire leurs attaques, je ne suis pas sûr qu’ils les écouteraient.

Comment tout cela pourrait-il avoir des répercussions sur Gaza?

Les attaques des Houthis ont réussi à attirer l’attention internationale sur Gaza, mais il semble qu’elles ne mettront pas fin à ce que fait Israël dans cette région. Si le coût était plus élevé pour les pays du Nord – actuellement, il est principalement supporté par l’Egypte (canal de Suez) –, cela aurait peut-être contraint l’Occident à faire pression sur Israël. Mais pour l’instant, les pays occidentaux continuent de parler de liberté de navigation dans la mer Rouge tout en prétendant que cela n’a rien à voir avec la guerre à Gaza. Il y a une totale réticence à comprendre que la question palestinienne a une résonance plus large dans le monde arabe, et personne n’est disposé à écouter les Houthis qui disent qu’ils mettraient fin à ces actions si la guerre prenait fin. Nous restons donc dans une situation où l’absence d’action internationale contre Israël crée un vide que seuls les Houthis, qui ont régulièrement commis de graves violations des droits de l’homme, comblent. Ils restent les seuls à être prêts à prendre des mesures concrètes pour soutenir le droit international et défendre Gaza. (Entretien publié par Jewish Currents le 15 avril 2025; traduction rédaction A l’Encontre)

Jonathan Shamir est rédacteur pour Jewish Currents et ancien rédacteur en chef adjoint de Haaretz.com.

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