Le «défilé de la victoire» à Bakou: la symbolique au premier rang

Par Vicken Cheterian

Le 10 décembre 2020 est probablement le jour le plus important dans la carrière politique d’Ilham Aliyev, président de l’Azerbaïdjan depuis 2003. Ce jour-là, il a organisé un défilé militaire dans sa capitale Bakou afin de célébrer sa victoire dans la guerre du Karabakh. Le président azerbaïdjanais a bénéficié de l’attention de son peuple, et même celle des dirigeants politiques étrangers, pour exposer sa vision, pour révéler les caractéristiques de son leadership. Les discours et les symboles affichés ce jour-là pourraient nous en dire plus sur la future carrière politique du président azerbaïdjanais, ainsi que sur ce que l’avenir pourrait réserver à l’Azerbaïdjan dans les prochaines années.

Le défilé a mis en valeur des véhicules militaires, de l’artillerie et des drones de fabrication israélienne et turque, transportés à l’arrière de camions. Ensuite, des équipements militaires capturés au Karabakh ont également été montrés. Parmi les différentes unités militaires, un contingent des forces spéciales turques a de même défilé lors de la parade de Bakou, comme pour souligner la participation turque à la guerre. Des milliers de personnes ont assisté à cette parade. Malgré une nouvelle vague de la pandémie de Covid-19 frappant le pays, aucune mesure de distanciation physique n’a été visible pendant le défilé. De toute évidence, la participation populaire au défilé et la célébration de la victoire ont été considérées comme plus importantes que la santé publique.

L’esprit marquant cet événement a des parallèles étroits avec le «défilé de la victoire» de Staline organisé sur la place Rouge de Moscou le 24 juin 1945, un mois après la prise de Berlin par les forces soviétiques. Il y a certes une différence majeure entre les deux événements: Staline était seul sur le podium en tant que chef d’État. Ilham Aliyev n’a pas partagé sa victoire avec un autre officiel azerbaïdjanais, mais avec le dirigeant d’un État étranger: le président turc Recep Tayyip Erdogan, debout devant les drapeaux azerbaïdjanais et turc.

Erdogan assiste à la parade de Bakou

Le président turc a partagé cette victoire, autant que son homologue azerbaïdjanais, sinon plus: la proéminence du président turc a jeté une ombre sur Ilham Aliyev. Etant donné la présence du président turc, avec sa figure dominante et paternelle, le président azerbaïdjanais a été relégué à un second rôle. Ce choix de casting est étrange si l’on considère la stratégie de communication d’Ilham Aliyev pendant les 44 jours de guerre. Il a communiqué par son propre compte Twitter sur les développements de la guerre, et non par le biais du ministère de la Défense de l’Azerbaïdjan. Ce faisant, il s’est approprié l’issue de la guerre comme une guerre et une victoire strictement azerbaïdjanaises. Pourtant, pendant le défilé, il n’a pas seulement partagé la victoire avec le leader turc, mais il a aussi semblé être un partenaire subalterne dans cette opération. La participation d’Erdogan pourrait s’expliquer par le rôle important que la Turquie a joué pour permettre à l’Azerbaïdjan de gagner la guerre.

Le discours du leader azerbaïdjanais a reflété l’importance de la Turquie, puisqu’il a commencé par remercier ce pays: «Je suis ravi que le Président de la République de Turquie, mon cher frère Recep Tayyip Erdogan, ait accepté mon invitation à prendre part à ce défilé. En même temps, une importante délégation de la Turquie, des soldats et des officiers turcs sont présents ici. Cela démontre une fois de plus notre unité, notre amitié et notre fraternité.»

La question du «génocide» était directement et indirectement présente dans les célébrations de la victoire. Ilham Aliyev a mentionné «le génocide de Khodjaly» [1] et a soutenu que «le Karabakh est notre terre historique ancestrale». Il a également déclaré qu’il avait réalisé ce qu’il avait promis lors de son élection il y a 17 ans [le 15 octobre 2003]. «La vie a montré que nous avons pris des mesures opportunes, mobilisé toutes nos ressources, agi avec une poigne de fer et écrasé la tête de l’ennemi. Pendant la guerre, j’ai dit que notre poigne de fer incarnait à la fois notre unité et notre force. Cette poigne de fer a brisé la colonne vertébrale de l’ennemi et lui a écrasé la tête.»

Aliyev a également soulevé des questions irrédentistes lorsqu’il a dit: «Les districts de Zangazur, Goycha et Iravan sont nos terres historiques. Notre peuple a vécu sur ces terres pendant des siècles, mais les dirigeants arméniens ont expulsé 100 000 Azerbaïdjanais de leurs terres natales.»

Il a continué à se vanter de ses succès militaires, les mélangeant à d’autres menaces: «L’armée arménienne est presque inexistante. Elle a été détruite. Après cela, si jamais le fascisme arménien se réveille à nouveau, le résultat sera le même. Une fois de plus, la main de fer de l’Azerbaïdjan leur brisera la colonne vertébrale.»

Ilham Aliyev a conclu son discours en disant: «A partir de maintenant, nous ne ferons qu’avancer.» Pourtant, le discours n’avait aucune vision «d’avenir», ne contenait aucune idée qui n’avait pas été diffusée auparavant sur Twitter. Au contraire, il était tourné vers le passé, il manquait de vision pour l’avenir, il ne dessinait pas un imaginaire à-venir, après la glorieuse victoire. En fait, l’image du vieil «ennemi» arménien dominait son discours, tandis que la mention des territoires arméniens comme «nos terres historiques» faisait planer le spectre d’un futur conflit.

Enver Pacha et la rivière Aras

Le discours du président Erdogan était non seulement riche en références historiques, mais aussi en poésie. Le président turc a également fait référence à un «génocide» lorsqu’il a déclaré: «Ceux qui n’ont apporté au Haut-Karabakh que des catastrophes, un génocide et des larmes devraient déjà retrouver le sens de la réalité.» Il a également accusé la diaspora arménienne et les États occidentaux d’être responsables du conflit: «Nous espérons également que le peuple arménien se débarrassera des entraves de la diaspora, qui l’ont condamné à la pauvreté avec ses mensonges sur le passé. Ils doivent comprendre qu’il est impossible de réaliser quoi que ce soit à l’instigation des impérialistes occidentaux.» Ensuite, le président turc a déployé sa référence historique: «Aujourd’hui, l’âme de Nouri Pacha [connu sous le nom de Nouri Killigil], Enver Pacha, les braves soldats de l’armée islamique caucasienne vont se réjouir.»

Nouri Killigil et son «Armée islamique» sont entrés à Bakou en septembre 1918, quelques semaines avant l’effondrement final de l’Empire ottoman. Erdogan a également fait référence au frère aîné de Nouri, qui n’était autre qu’Enver Pacha [1881-1922], l’officier subalterne qui s’était révolté contre le sultan Abdul Hamid II [1842-1918, déposé en 1909] –par ailleurs très apprécié des dirigeants turcs actuels–, a créé le Teshklat-i Mahsusa [2], a entraîné l’Empire ottoman dans la Première Guerre mondiale alors qu’il aurait pu choisir de rester neutre et de ne pas choisir son camp entre les forces «impérialistes» européennes, a conduit l’armée ottomane à sa défaite désastreuse à Sarikamish [22 décembre 1914-17 janvier 1915], et a finalement organisé les déportations et les massacres des chrétiens ottomans: Arméniens, Assyriens et Grecs.

Le discours du président turc n’était pas seulement symbolique, mais aussi stratégique: il ne faisait référence à l’islam qu’en termes généraux, mais pas à l’ottomanisme qui divisait les turcophones d’Anatolie des turcophones du Caucase. Ces deux groupes ont été les bâtisseurs d’empires rivaux, et les Safavides et les Qajars qui sont originaires de ce que l’on appelle aujourd’hui l’Azerbaïdjan sont les rivaux des Ottomans. Le discours d’Erdogan était surtout rempli de références au nationalisme turc et aux membres du Comité de l’Union et du Progrès [3]: en fait, le nationalisme turc moderne est le dénominateur commun entre la Turquie et l’Azerbaïdjan, alors que la religion les divise entre l’islam sunnite et chiite.

Mais le président turc avait une surprise. Il a récité un poème de Bakhtiyar Vahabzadeh [poète azerbaïdjanais né en 1925, décédé à Bakou en février 2009] en le citant: «Ils ont séparé le fleuve Aras et l’ont rempli de sable. Je ne serai pas séparé de vous. Ils nous ont séparés par la force.» S’il restait encore un doute, Erdogan a conclu en disant: «Aujourd’hui est un jour de victoire et de fierté pour nous tous, pour le monde turc tout entier.» Est-ce une surprise que les dirigeants iraniens soient furieux? A un moment où l’Iran est faible et menacé, où ses scientifiques sont assassinés et où Trump et Israël pourraient lancer une guerre de dernière minute, le dirigeant turc a remis en question l’intégrité territoriale iranienne… depuis Bakou.

Ce qui n’a pas été dit

Ce qui n’a pas été dit était tout aussi important: Aliyev ne parla pas «au peuple d’Azerbaïdjan», comme si une opinion publique azerbaïdjanaise n’existait pas. Il ne s’est pas adressé aux Arméniens du Karabakh – pas sur le statut futur, et pas même un mot sur leur sécurité future.

Aliyev n’a pas dit grand-chose sur les militaires russes désormais bien établis dans la partie occidentale de son pays, ce qui semble agacer une partie importante de son opinion publique, et plus particulièrement la partie turco-nationaliste de sa population. C’est précisément à ce groupe que le président turc s’adressait en évoquant Enver et Nouri, l’unification des terres turques au nord et au sud de la rivière Aras. Ces références unionistes ne constituaient pas seulement une menace pour les Arméniens, mais traçaient également une voie dangereuse pour l’avenir de l’Azerbaïdjan.

Le défilé de la Victoire a plutôt montré pourquoi le conflit du Karabakh n’a pas été résolu pacifiquement au cours des vingt dernières années. Les Arméniens ont non seulement été confrontés aux menaces constantes d’Ilham Aliyev, mais ils ont été renvoyés à maintes et maintes reprises au génocide passé, avec des menaces de répétition à peine cachées. Le même langage a été affiché ouvertement et symboliquement à Bakou le 10 décembre.

Alors que l’Azerbaïdjan est enivré par la célébration de la victoire, ses dirigeants semblent inconscients du prix qu’ils ont payé pour cela. L’Azerbaïdjan n’accueille pas seulement des troupes russes et turques sur son territoire – combien d’autres pays connaissez-vous avec la présence simultanée de troupes russes et turques? – mais semble également être devenu le centre de la controverse entre la Turquie militante sunnite et l’Iran militant chiite. Alors que l’ivresse de la victoire s’estompe, l’Azerbaïdjan pourrait découvrir qu’il est assis sur les lignes tectoniques de fractures sectaires, tensions qui ont dévasté tant de pays du Moyen-Orient en déchirant des États et des peuples. (Article publié dans le magazine Agos, le 14 décembre 2020; traduction rédaction A l’Encontre)

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[1] Selon les autorités azerbaïdjanaises, le massacre de 613 personnes civiles a été commis, le 26 février 1992, durant la guerre du Haut-Karabakh, par des forces armées arméniennes, aidées par le régiment 366 de l’armée russe. Du côté arménien, ce massacre est une conséquence d’une opération militaire: les forces militaires azerbaïdjanaises ont empêché l’évacuation de civils de la ville de Khodjaly et des militaires se seraient mêlés aux réfugiés. De plus, de sources arméniennes et azerbaïdjanaises, il apparaît que des civils ayant pu utiliser un couloir humanitaire furent tués par des forces azerbaïdjanaises. (Réd.)

[2] «Teshklat-i Mahsusa: organisation Spéciale créée par Enver Pacha en novembre 1913, dissoute officiellement après l’armistice de Moudros le 30 octobre 1918. Il s’agissait au départ d’unités de subversion devant opérer dans les pays frontaliers. Le procès des unionistes en 1919 révéla l’existence d’une seconde Organisation Spéciale créée par le Comité Central du Parti Union et Progrès immédiatement après la mobilisation du 21 juillet 1914 avec la coopération du ministère de l’Intérieur et de la Justice qui reçut pour mission de liquider ou de décimer les convois de déportés arméniens en des lieux précis préalablement définis par ses dirigeants.» – Cahiers balkaniques, no 40, 2012. (Réd.)

[3] Le Comité Union et Progrès (CUP) est un parti réformiste d’opposition qui s’inscrit dans la mouvance Jeunes-Turcs, formée contre le régime autoritaire mis en place par le sultan ottoman Abdul Hammid II, sultan de 1876 à 1909. (Réd.)

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