Royaume-Uni. Le Brexit et la crise de la gauche britannique

Manifestation de soutien à Corbyn devant le parlement
Manifestation de soutien à Corbyn devant le parlement

Par Neil Faulkner

Il n’a pas été aisé de prendre position sur le référendum concernant l’Union européenne. Le choix de rester/de sortir était essentiellement une dispute au sein de l’élite politique et des directions des grandes entreprise sur ce qui était le mieux pour le capitalisme britannique. Nous ne voulons être gouvernés ni par la City de Londres ni par la Banque centrale européenne. Les deux sont dirigés par des banquiers. Les deux sont fortement connectés à la financiarisation [de l’économie], aux privatisations et à l’austérité. Les deux actionnent des mécanismes qui ponctionnent les richesses en direction du 1%.

Il aurait été possible de soutenir avec force l’abstention. L’argument aurait pu être déployé de la sorte: il s’agit d’une dispute entre deux factions rivales des dominants sur la meilleure manière d’organiser l’exploitation et l’accumulation du capital. Il s’agit de savoir comment réaliser au mieux des profits. Dans les deux cas, nous sommes arnaqués et ils s’enrichissent. Les travailleurs se trompent s’ils pensent que l’un ou l’autre les représentent ou que l’un ou l’autre choix, rester ou partir, leur sera avantageux.

En théorie, un tel argument est solide. Mais, comme le disait Goethe, «grise, mon ami, est toute théorie, mais vert est l’arbre d’or de la vie». Ce qui est exact dans l’abstrait – que rien ne motive d’opérer un choix entre la City de Londres et la Banque centrale européenne – ne se révèle pas nécessairement juste lorsqu’on le transfère dans le domaine concret des débats politiques vivants. J’y reviendrai. Avant cela, je voudrais dire une chose sur le Lexit [compression de Left et Exit, soit la campagne de gauche en faveur du Brexit].

Alors qu’il aurait été possible de soutenir avec force l’abstention – même de manière abstraite – on ne peut dire la même chose de l’argument en faveur du Leave [«partir», quitter l’UE, soit voter le Brexit]. La question n’est pas de savoir que l’UE est un club de banquiers, que l’UE est antidémocratique et qu’elle impose privatisations et austérité. Tout cela est vrai, mais c’est hors de propos. Car exactement la même chose peut être dite de «l’alternative»: la City de Londres.

Une version quelque peu plus sophistiquée du Lexit disait ceci: l’UE est le mega-projet des élites politiques et des dirigeants des grandes entreprises d’Europe, y compris de son consortium britannique à moitié détaché. Le Brexit ouvrira la crise de ce projet. La crise de leur système sera notre opportunité. Nous nous réjouissons de la crise du capitalisme européen causé par la rupture avec l’UE.

Des arguments similaires ont été avancés dans le passé. Le Parti communiste allemand, aux ordres de Moscou, se réjouit de la crise de la République de Weimar au début des années 1930. Il refusa de s’allier contre le fascisme avec le Parti social-démocrate d’Allemagne (qualifié de «social-fasciste»), et affirma que la dictature d’Hitler serait le tremplin de la révolution socialiste. Nous savons ce qui suivit.

Laissez-moi indiquer quelle est l’erreur fondamentale qui soutient ce raisonnement: elle consiste à penser que toute crise – et toute expression de mécontentement de masse – bénéficiera d’une manière ou d’une autre à la gauche. En réalité, comme l’expliquait Lénine, la classe dominante peut survivre à toute crise si les travailleurs le permettent, et, pour reprendre les termes de Trotsky, il y a deux partis à toute crise: celui de l’espérance révolutionnaire (les socialistes – en anglais, le terme «socialiste» a une connotation radicale qui n’existe pas (plus) en français) et le parti du désespoir contre-révolutionnaire (les fascistes).

Je ne peux pas condamner des camarades de la gauche qui n’ont pas saisi ce point lors de la campagne référendaire. Parmi eux figurent un grand nombre d’amis dont l’engagement, l’idéalisme et la decency ne font aucun doute. Mais ceux-ci doivent désormais regarder la réalité nue en face. Les abstentionnistes qui se sont réfugiés dans l’abstention doivent faire de même.

Si le monstre du nationalisme et du racisme qui incubait dans le camp du Brexit était loin d’être apparent lors de la campagne, il est aujourd’hui indéniable. Pourtant, j’ai vu des révolutionnaires dont je respecte les opinions affirmer que le référendum sur l’UE représentait un «vote de classe» et, parce que les communautés de la classe laborieuse ont fortement voté contre le camp du Remain, que nous assistons à une révolte populaire contre l’austérité et l’inégalité.

Il s’agit là d’une idiotie à couper le souffle. Cela revient transformer toute distinction entre la «classe en soi» et la «classe pour soi» en un non-sens, alors que c’était une distinction vitale pour Marx, qui connaissait les grandes différentes entre la simple appartenance de classe – propre à la description sociologique – et une lutte de masse consciente de travailleurs agissant en leur nom pour changer le monde. Dans un certain sens, l’ensemble de l’activité socialiste résulte de cette distinction.

Il y a de quoi perdre son latin lorsque l’on voit que des socialistes pensent que le fait que des millions de membres des classes laborieuses votent pour Johnson, Gove et Farage – qui a mené la campagne de votations la plus raciste de l’histoire britannique récente – puisse d’une manière ou d’une autre être interprété comme un «vote de classe» ou, ainsi que l’affirme le site internet du Lexit, que les résultats constituent une «victoire de gauche».

Dans une crise, le centre ne peut se maintenir et le mécontentement populaire peut être gagné et canalisé soit par la droite, soit par la gauche. La gauche n’a aucun espoir si elle ne parvient pas à faire la distinction. La voici donc.

La campagne pour le Brexit était contre l’UE, contre Westminster [siège du parlement anglais] et contre l’establishment – de même que la campagne d’Hitler était opposée à la République de Weimar en 1932. La campagne du Brexit a drainé de grands réservoirs d’amertume parmi celles et ceux qui se trouvent au bas de l’échelle sociale, les victimes de la mondialisation, du néolibéralisme et de l’austérité – de même qu’Hitler était soutenu par les chômeurs, les travailleurs inorganisés, les petits commerçants ruinés, le «petit peuple» qui se sentait oublié, ignoré et abusé. La campagne Brexit a attisé une vague de racisme anti-immigré – de même qu’Hitler rendait les Juifs responsables des problèmes de l’Allemagne.

La victoire du Brexit signifie donc une brusque embardée vers la droite. L’UKIP surfe sur cette vague. La droite du Parti conservateur prendra la tête du parti. Le New Labour a déclenché son coup lent pour se débarrasser de Corbyn (et ceux qui doutent de la trajectoire vers la droite de la politique britannique devraient remarquer que Corbyn est déconnecté de la base travailliste précisément parce qu’il est «soft» sur les questions d’immigration) [1]. A travers l’Europe, l’extrême droite se félicite du Brexit et exige la tenue de référendums dans leurs pays respectifs. L’UE pourrait bien se rompre (déchirée, il convient de le noter, non par le «parti de l’espérance révolutionnaire», mais par le «parti du désespoir contre-révolutionnaire»).

Nous vivons une époque dangereuse. Malgré l’ampleur du pouvoir des capitalistes, l’avidité grotesque des riches et la crise sociale croissante qui afflige les classes laborieuses et les pauvres, la résistance est faible et la gauche – frappée par l’autonomisme, le sectarisme et, pour certains, par un refus obstiné d’affronter la réalité – est réellement sans influence.

Pourtant, la gauche doit agir. La crise mondiale est profonde, incurable et destinée à empirer. Les enjeux historiques n’ont jamais été aussi élevés. La gauche doit édifier une alternative de combat fondée sur les luttes de masse à partir d’en bas. Un bon point de départ pourrait être la reconnaissance simple que le vote Brexit représente une montée de la droite – un triomphe du trumpisme (allusion à D. Trump) – et si nous ne parvenons pas à agir rapidement ensemble, le danger est que l’extrême-droite, ici et à travers l’Europe, se développe en un fascisme affirmé. (Article publié le 26 juin sur le site LeftUnity.org, traduction A l’Encontre)

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[1] La moitié du «cabinet fantôme» travailliste, c’est-à-dire les membres du «gouvernement parallèle» («Shadow Cabinet», «gouvernement fantôme») de l’opposition chargé de surveiller les ministres du gouvernement, a démissionné; un vote de défiance des députés travaillistes a donné 172 voix contre lui et 40 pour jeudi 28 juin 2016; le même jour, plus de 10’000 personnes manifestaient à Londres pour soutenir Corbyn. (Rédaction A l’Encontre)

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