Etre ou ne pas être: la révolution portugaise de 1974-75. Thèses écrites à l’occasion de son 40e anniversaire

Lisbonne, 1er mai 1974.

Par Fernando Rosas

1.

Le mouvement militaire victorieux du 25 avril 1974 a débouché, dès ce jour, sur l’explosion d’un mouvement révolutionnaire de masse, véritable secousse tellurique qui a subverti l’ordre établi à tous les niveaux de la société. La révolution a tenté de créer et d’articuler de nouvelles formes démocratiques d’organisation et d’expression de la volonté populaire dans des milliers d’entreprises, dans les quartiers populaires de la périphérie des villes, dans les campagnes du sud, dans les écoles, dans les hôpitaux, dans les institutions locales et centrales de l’Etat et même au sein des forces armées.

Un mouvement révolutionnaire de masse qui, dans son développement, dans ses différentes périodes offensives: a occupé les usines, les terres des latifundia, les logements inoccupés; a découvert l’autogestion et le contrôle ouvrier; a imposé la nationalisation des banques et des principaux secteurs stratégiques de l’économie; a réorganisé l’activité des entreprises et des administrations; a créé des Unités Collectives de Production pour la Réforme Agraire et a amélioré la vie de milliers de pauvres du Nord au Sud du pays. Un mouvement qui, par son élan, s’est imposé dans la rue, par sa propre force et son initiative, a obtenu des conquêtes telles que les libertés publiques, la démocratisation politique de l’Etat, la destruction du noyau dur de l’appareil répressif de l’ancien régime et la persécution de ses responsables, le droit de grève, la liberté syndicale, les fondements d’une nouvelle justice sociale. Un monde bouleversé, durant dix-neuf mois [jusqu’au 25 novembre 1975] où l’avenir se définissait «maintenant», un moment court et rare où les femmes et les hommes ordinaires, les travailleurs et travailleuses ainsi que les exploité·e·s, ont rêvé de pouvoir prendre leur destin en main. C’est ce que l’on a appelé, à juste titre selon moi, la révolution portugaise de 1974/1975.

2.

Cette révolution présente une première caractéristique essentielle à laquelle on accorde généralement peu d’importance. Elle a été déclenchée par un coup d’Etat militaire aux caractéristiques uniques dans la longue histoire des coups d’Etat militaires au Portugal aux XIXe et XXe siècles. Il s’agit d’un mouvement militaire né de l’épuisement d’une guerre coloniale [en Angola, au Mozambique, en Guinée-Bissau] qui durait depuis treize ans, sans possibilité de victoire et dans laquelle le Portugal avait subi de graves défaites, une guerre menée à contre-courant de l’histoire, injuste et ruineuse. Dans un pays où la dictature empêchait les gens de s’exprimer et de décider librement sur cette question, le mécontentement contre la guerre, par une de ces ironies qui abondent dans l’histoire, devait être représenté par les jeunes officiers qui la menaient sur le terrain, les capitaines et les officiers qui commandaient les compagnies qui constituaient les unités fondamentales de l’occupation militaire coloniale. En d’autres termes, il ne s’agissait pas d’un complot de généraux, d’amiraux et de colonels (fidèles jusqu’au bout au régime et à l’effort de guerre, à de rares exceptions près).

Il s’agissait d’un mouvement d’officiers intermédiaires qui, au cours du processus, seront rejoints par des officiers subalternes et des soldats. Une conspiration qui, dans le contexte d’un mécontentement populaire croissant et dans l’environnement politique et idéologique de l’époque, évolue rapidement d’objectifs corporatistes-professionnels (d’ailleurs satisfaits par le gouvernement de Marcelo Caetano –qui est président du Conseil depuis septembre 1968 – en octobre 1973) vers un objectif politique subversif: de septembre à décembre 1973, entre l’assemblée générale des officiers d’Evora [le 9 septembre] et celle d’Óbidos le 1er décembre [1], le mouvement prend clairement conscience de la nécessité de renverser le régime. Sans démocratisation, il n’y aura pas de solution politique pour mettre fin à la guerre.

3.

L’extension rapide et la politisation de la conspiration des officiers intermédiaires, leur contrôle ou leur neutralisation de la plupart des principales unités opérationnelles des trois branches des forces armées du pays, ont créé une situation, non immédiatement perceptible, mais décisive: elle a drastiquement privé l’Etat et les élites de la force militaire, elle a transformé le serment d’obéissance au régime en un rituel pathétique et inutile.

Ce mouvement a transformé l’appareil d’Etat en une tête désincarnée sans corps et sans conscience d’être désincarnée. Mais ce processus a également retiré ce pouvoir opérationnel aux rares généraux dissidents convaincus qu’ils pouvaient exécuter un contre-coup d’Etat militaire. Les premières heures du «25 avril» et les jours qui ont suivi ont été une amère surprise tant pour la hiérarchie militaire que pour le général Spinola et les officiers qui l’ont suivi. [En septembre 1974, Spinola vise à bloquer activement la radicalisation du MFA. Spinola est à la Présidence de la République du 15 mai au 30 septembre 1974 et président de la Junte de salut national (JSN) du 25 avril au 30 septembre 1974, Francisco de Costa Gomes le remplace. – Réd.].

4.

Il en découle un deuxième élément central: la neutralisation/annulation du rôle traditionnel des forces armées. La victoire du mouvement des officiers intermédiaires brise la chaîne de commandement hiérarchique des Forces armées, les soustrait au contrôle traditionnel de l’Etat et des hiérarchies conçues par lui, paralysant ainsi le rôle des Forces armées en tant qu’organe central de la violence organisée de l’Etat. Dans ce sens, les Forces armées ont cessé d’exister dans leur sens habituel. Elles ont été remplacées – ce qui était tout à fait différent – par le Mouvement des Forces armées (MFA), qui allait bientôt contrôler l’essentiel du pouvoir militaire opérationnel le plus important par l’intermédiaire du COPCON (Comando Operacional do Continente, il sera dissous après le 25 novembre 1975). Pendant cette première période, que nous appellerons la période «spinoliste», et qui durera jusqu’à sa défaite le 28 septembre 1974, les restes de l’ancienne hiérarchie (d’ailleurs abondamment assainie pendant la «nuit des généraux» par les officiers rebelles après le 6 mai 1974) mèneront une lutte désespérée pour supprimer le MFA. La défaite du spinolisme a donc consacré cette forme de destitution des Forces armées comme colonne vertébrale de la violence d’Etat.

5.

Il convient d’ajouter que cette situation a une autre conséquence importante: la paralysie, la fragmentation et l’affaiblissement général du pouvoir et de l’autorité de l’Etat. Ce qui émerge du coup d’Etat militaire est un pouvoir aux multiples facettes, aux compétences affaiblies et conflictuelles: une Junte de salut national sans pouvoir réel sur les Forces armées, un Gouvernement provisoire [le premier est institué un mois après le 25 avril, à sa tête se trouve Adelino Palma Carlos, remplacé dès juillet 1974 par Vasco Gonçalves] sans pouvoir sur les Forces armées et avec des forces policières et ministérielles paralysées, un Conseil d’Etat [instauré le 30 mai 1974 composé par un bloc hétérogène de 21 personnes] aux pouvoirs essentiellement rhétoriques et, en dehors de cette logique institutionnelle (bien qu’elle soit représentée dans le Conseil d’Etat), la Coordination du programme du MFA [institutionnalisée le 27 avril, où se trouvent Vasco Gonçalves, Vitor Alves, Melo Antunes, Vitor Crespo, Alamada Contreiras, Pereira Pinto pour les différents corps d’armée], seul organe doté d’un pouvoir effectif mais en fort désaccord avec la faction spinoliste au sein des Forces armées et dans les autres organes. L’ancien pouvoir est tombé, ne menaçant plus personne, et laissant un champ non défini, vulnérable à un changement drastique des rapports de forces sur le plan social et politique.

6.

Enfin, et c’est un sujet que je n’aborderai pas ici, le processus décrit a un autre effet: l’arrêt à court terme de la guerre coloniale sur les trois fronts et la formation, tant dans les contingents en Afrique que dans l’opinion publique portugaise, d’un fort mouvement refusant de nouveaux envois de troupes dans les colonies, exigeant le déplacement de l’appareil militaire sur les côtes des colonies et le retour des troupes, poussant à l’ouverture immédiate de négociations avec les mouvements de libération aux conditions présentées par eux, ou, dans les zones de guerre, remplaçant le combat par la fraternisation avec l’«ennemi». L’armée coloniale et l’opinion publique refusent de poursuivre la guerre. La décolonisation sera négociée par le MFA et le Gouvernement provisoire, sans «l’opinion publique», sans les Forces armées et sans soutien international pour autre chose que la seule autodétermination et indépendance des peuples des colonies.

7.

La combinaison des facteurs énumérés ci-dessus (l’effacement du rôle des Forces armées en tant que garant central de «l’ordre» et la déliquescence du pouvoir d’Etat) et la forte tension politique et sociale accumulée au cours de la dernière période du régime marcelliste (Marcelo Caetano) conduisent à l’explosion révolutionnaire. Le mouvement de masse, largement spontané en vertu d’un de ces «mystères» qui caractérisent les situations révolutionnaires mûres pour l’action, a eu, le matin même du coup d’Etat – le dénouement emblématique de l’affrontement de la Rua do Arsenal (à Lisbonne) y aura contribué [2] – la double intuition qu’il pouvait et devait prendre l’initiative. L’intuition du moment socio-politique et l’intuition de sa propre force: «c’est maintenant, parce que maintenant nous sommes plus forts qu’eux». La compréhension presque intuitive que les rapports de forces, à ce moment auquel on ne pouvait échapper, était en faveur de l’initiative populaire. De spectateur, le mouvement de masse est devenu l’acteur principal. Avant le coup d’Etat militaire, malgré sa force et son radicalisme, il n’avait pas réussi à renverser le régime. Mais maintenant, il a saisi l’opportunité offerte par ce mouvement militaire particulier, en prenant d’assaut les «portes qu’Avril a ouvertes». Le coup d’Etat, contrairement à la tentative d’Alavaro Cunhal [dirigeant du Parti communiste portugais] de le réduire au vieux récit du «soulèvement national» [3], n’était pas l’expression armée de l’«insurrection populaire» (au départ, le MFA voulait même l’éviter…), il n’était pas non plus une explosion révolutionnaire. Mais, en raison de ses caractéristiques particulières, ce coup d’Etat allait contribuer de manière décisive à la déclencher.

8.

Dans son élan initial imparable, entre mai et septembre 1974, le mouvement populaire révolutionnaire a conquis dans les rues, les usines, les quartiers populaires, les écoles et les zones rurales l’essentiel: soit les bases de la démocratisation politique, les libertés fondamentales, la liquidation des organes de répression politique et de censure et des milices fascistes, bien avant que tout cela soit inscrit dans la loi. La démocratie politique au Portugal n’a pas été un cadeau du pouvoir. C’est une conquête imposée au pouvoir. Il en va de même pour la démocratisation sociale, le droit de grève, la liberté syndicale, le salaire minimum, les congés payés, la réduction du temps de travail et les fondements d’un système de sécurité sociale universel. Tout cela, le mouvement de masse l’a fait en se heurtant à l’opposition systématique de la Junte de salut national (JSN-Junta de Salvação Nacional), du Gouvernement provisoire (GP) et du PCP (Parti communiste portugais) et de l’Intersindical, alors investis du rôle de gardiens de «l’ordre démocratique» contre le «gauchisme irresponsable» (à la manière de la Première République [1910-1926, arrivée de Salazar au pouvoir], ils appelaient même à manifester contre les grèves). Cependant, c’est la force de ce mouvement qui s’est avérée décisive pour mettre en échec la première tentative contre-révolutionnaire du «spinolisme» en septembre 1974, imposant en quelque sorte le MFA comme force politico-militaire hégémonique dans le processus

9. 

A partir d’octobre 1974, la crise économique, la fermeture ou le pillage de nombreuses entreprises par les patrons en fuite, la montée en flèche du chômage, ont modifié et radicalisé les modes d’action: les travailleurs ont occupé les entreprises et, à partir de janvier 1975, les grands domaines agraires de l’Alentejo [sud du pays] et du Baixo Ribatejo [rives du Page, région la plus fertile], ils ont expérimenté l’autogestion ou exigé l’intervention de l’Etat ou du MFA, ils ont répété diverses formes de contrôle ouvrier et l’ont fait par le biais de comités de travailleurs ou de comités d’habitants élus par ces derniers. Maintenir les entreprises à flot, vaincre le sabotage économique et garantir l’emploi pose rapidement la question de la nationalisation des secteurs stratégiques de l’économie (à commencer par le secteur bancaire). C’est chose faite au lendemain de la défaite de la deuxième tentative contre-révolutionnaire des «spinolistes», le 11 mars 1975. La nationalisation des banques (en pratique, les grands groupes financiers) est approuvée et la réforme agraire, déjà en cours, est légalisée. Le contrôle ouvrier est à l’ordre du jour. Le processus révolutionnaire semble faire un pas en avant. En réalité, c’est le dernier.

10.

En effet, le camp hétéroclite de la révolution subira trois défaites successives et décisives dans les mois qui suivent. La première est celle des élections à l’Assemblée constituante d’avril 1975. Il ne s’agit pas seulement des modestes résultats du PCP (12,5%, 30 députés), du MDP-Mouvement démocratique portugais [sera en lien avec le PC] (4,1%, 5 députés) et de l’UDP-Union démocratique populaire (0,7%, 1 député): c’est un changement des critères de légitimation du pouvoir qui est en train d’être redéfini. En réalité, avec les élections d’avril 1975, la légitimité électorale prend définitivement le pas sur la légitimité révolutionnaire. Et la vérité est que le PS [dirigé par Mario Soares] remporte les élections constituantes avec 37,8% des voix [et 116 députés]. La révolution n’avait ni la capacité de les reporter/annuler [les élections à la Constituante] comme en Russie en 1917 (ce qui était difficile dans un pays où l’opposition avait fait des élections libres sa bannière pour toujours), ni la force de les gagner (comme en 1999 Hugo Chavez). C’est précisément à partir de ce moment, de cette crise de légitimité que même la rhétorique tutélaire du Premier Pacte MFA/Partis [4] n’a pas réussi à minimiser, que les secteurs intermédiaires ont commencé à rompre avec le processus révolutionnaire, en argumentant contre l’hégémonie totalisante que le rôle du PCP tendait à assumer dans ce processus. Le Gouvernement provisoire éclate avec le départ du PS et du PSD [à propos de la question de l’unité syndicale et de l’occupation du quotidien República par les typographes, les graphistes, etc. en mai 1975 posant le problème de l’expression de divers courants politiques] et la désintégration croissante et déjà indéniable du MFA devient évidente. Des terroristes d’extrême droite agissent dans tout le pays contre des organisations et des militants de gauche, et la hiérarchie catholique prend ses distances avec le «processus révolutionnaire en cours» sous prétexte de l’occupation de Rádio Renascença [propriété de l’Eglise, après son occupation en mars 1975, elle sera détruite, début novembre, par une bombe et rendue à la hiérarchie en décembre]. La mobilisation de masse contre le processus révolutionnaire commence avec les grands rassemblements et manifestations convoqués par le PS en faveur de la démocratie parlementaire et «européenne» et les rassemblements en faveur de l’épiscopat dans le nord et le centre du pays.

En réalité, en juillet 1975, avec la formalisation du «Groupe des 9» [5], se constitue une opposition politico-militaire et une alternative au camp révolutionnaire divisé, avec en son sein les «Neuf» et le PS, qui va se battre, pas à pas, pour les postes clés de l’appareil militaire et du gouvernement, comme première étape pour gagner, par la suite, sur le terrain de la mobilisation sociale. Ce camp était ouvertement soutenu par la droite politique et économiques, par des secteurs maoïstes qui proclamaient le danger d’un régime sous la tutelle du PCP et, plus dans l’ombre, par, comme nous le savons mieux aujourd’hui, les larges branches de l’extrême droite fasciste et terroriste de l’ELP-Exército de Libertação de Portugal/MDLP-Movimento Democrático de Libertação de Portugal et de groupes similaires.

11.

La deuxième défaite du camp de la révolution socialiste, en août/septembre 1974, fut précisément le retrait généralisé de la «gauche militaire», en particulier des plus proches de Vasco Gonçalves et du PCP, non seulement de la direction du Gouvernement provisoire, mais aussi des positions fortes qu’ils occupaient au sein de l’appareil militaire: la 5e Division des Forces armées est «désactivée» [sur proposition de Costa Gomes qui l’avait instaurée en juin 1974], Vasco Gonçalves est démis de ses fonctions de premier ministre et empêché d’occuper le poste de CEMGFA (chef d’état-major des Forces armées), Eurico Corvelo est démis de ses fonctions de chef de la Région militaire Nord (RMN), les «gonçalvistes» sont mis en minorité au sein du Conseil de la révolution, perdant 9 membres, les membres du «groupe des 9» sont réintégrés, le 6e Gouvernement provisoire [du 19 septembre 1975 au 23 juillet 1976, le premier ministre est José Pinheiro de Azevedo, militaire issu de la Marine] est un net virage à droite. Il reste Otelo Saraiva de Carvalho et le COPCON, mais l’encerclement de ce dernier noyau du révolutionnarisme militaire commence immédiatement. Ce qui ressort de cet affrontement est un changement substantiel dans les rapports de forces au niveau politique et militaire: dans la direction du MFA et dans le gouvernement, il y a maintenant des opposants au cours révolutionnaire. Ce n’était pas la fin, mais c’était le prélude de la fin.

12.

Dans la mesure où le processus révolutionnaire étant en marche, la neutralisation des dirigeants du pouvoir politique et même du pouvoir militaire ne pouvait pas résoudre la situation. Il y avait encore un mouvement de masse prêt à se battre pour ce qu’il avait gagné. La «contre-offensive des luttes populaires», comme l’appellera le PCP, sera forte et prolongée, mais elle représente déjà, malgré sa capacité de mobilisation entre septembre et novembre 1975, un processus clairement défensif face à «l’avancée de la réaction» et à l’imminence d’un coup d’Etat militaire, en réalité préparé déjà par le «groupe des 9» et depuis la «purge» de cet été. Considérer cette radicalisation ultime, presque désespérée et sans direction claire comme un «moment insurrectionnel» ou comme un «assaut final» contre le pouvoir d’Etat [6] me semble être une approche qui n’a rien à voir avec la réalité. En général, les mobilisations importantes de cette période ne posaient pas la question de la prise du pouvoir: elles tentaient de récupérer les positions perdues (démission d’Eurico Corvacho, commandant de la région de Porto, fermeture du CICAP-centre d’instruction du train sur ordre du commandant de la Région Nord, bombe contre Radio Renascença, attentats…), elles dénonçaient les plans politico-militaires, offensifs, du camp contre-révolutionnaire. Bref, ces mobilisations étaient sur la défensive et essayaient de conserver ce qu’elles avaient obtenu auparavant. Ce qui n’était pas incompatible – en l’absence d’un mouvement de masse unifié et d’une orientation politique claire – avec le fait de se laisser entraîner dans l’aventure putschiste naissante menée par les parachutistes et les unités COPCON de la Région militaire de Lisbonne (RML), avec l’appui de certains secteurs syndicaux liés au PCP et à des forces militantes d’extrême gauche (occupation des bases aériennes, de certains points stratégiques de la capitale, de la RTP-Rádio e Televisão de Portugal et de l’EN-Emissão Nacional-Radiodiffusion nationale). Le 25 novembre 1975, ce fut le prétexte tant attendu pour déclencher un sérieux contre-coup d’Etat militaire. Ce qui est précisément révélateur dans ce contexte, c’est la facilité surprenante avec laquelle, sans pratiquement aucune résistance (à l’exception d’un bref affrontement avec la Police militaire), le Regimento de Commandos [forces spéciales casernées à Amadora] a maîtrisé les unités rebelles une à une. Les quelques centaines de personnes qui les «défendaient» se dispersent, leurs chefs, disciplinés, se rendent au Palais de Belém. La troisième défaite est désormais définitive pour le processus révolutionnaire. [Nous reviendrons sur la politique du PCP à partir d’un article de Francisco Louça: «Le “vertige insurrectionnel”: théorie et pratique du PCP dans le revirement d’août 1975». – Réd.]

13.

Le novembrisme était à la contre-révolution ce que le mouvement militaire du 25 avril était à la révolution. Il n’était pas la contre-révolution, mais le changement qu’il imposait dans les rapports de forces lui ouvrait la voie pour imposer graduellement, progressivement et constitutionnellement la politique qui dominera la situation post-révolutionnaire. De manière détournée et prudente, elle s’est engouffrée dans les portes que le mois de novembre avait ouvertes. Le 25 novembre, le coup d’Etat ordonne l’arrestation de 118 militaires, licencie 82 salarié·e·s de la RTP et de l’EN et révoque les administrations et les directeurs de la presse nationalisée, remplacés par des personnes du PS et du PSD-Partido Social Democrata (centre droit) ou des militaires analogues. Contrairement aux souhaits de l’extrême droite et de certains secteurs de la droite, il n’y a pas eu d’arrestations massives de «rouges», d’annulation des libertés publiques, de dissolution de partis et de syndicats ou de leurs publications. Le PCP est resté dans le gouvernement provisoire et la Constitution de 1976 [entrée en vigueur le 25 avril 1976] a consacré l’objectif du socialisme, le caractère irréversible des nationalisations, la réforme agraire, le contrôle ouvrier et le rôle des CT-Comités de travailleurs.

14.

En réalité, le Groupe des 9 avait discrètement négocié avec le PCP un endiguement concerté du processus révolutionnaire. Le PCP avait stoppé les militants syndicaux, les civils et militaires entraînés dans l’aventure commencée par les parachutistes [de la Base Escola, qui suite aux manifestations du 12 novembre avaient occupé diverses bases militaires et la RTP]. Cela s’est traduit par un processus évidemment différent d’une riposte contre-révolutionnaire classique et violente. Un accord qui fit l’économie d’une contre-révolution sanglante, mais dans lequel les vainqueurs changèrent les règles du jeu concernant deux dimensions cruciales: ils imposèrent la consécration de la légitimité électorale sur la légitimité révolutionnaire et, surtout, ils liquidèrent le MFA, rétablirent la hiérarchie traditionnelle des FA et, en ce sens, annulèrent l’alliance essentielle avec ce bras armé qu’avait passée le mouvement populaire dans le processus révolutionnaire. Les FA sont redevenues la colonne vertébrale de la violence légitime de l’Etat. Il est certain que la révolution était terminée. Mais elle a laissé au sein de la démocratie parlementaire qui lui a succédé l’empreinte génétique de ses conquêtes politiques et sociales, des droits et des libertés qu’elle avait gagnés dans la lutte révolutionnaire et dont elle avait imposé et défendu le maintien dans la nouvelle situation politique. C’est pourquoi l’équation schématique qui est parfois faite entre la contre-révolution et la démocratie parlementaire [7] ne tient pas compte du fait que, dans le cas du Portugal, elle a été le résultat d’un compromis avec un processus révolutionnaire qui l’a profondément marquée. Contrairement à ce que dit la droite politique et historiographique – dans une curieuse approximation du point de vue susmentionné – la démocratie politique n’existe pas au Portugal malgré la révolution, mais parce qu’une révolution s’est produite.

15.

Il y a donc un être et un non-être dans la révolution portugaise de 1974/75. Elle a eu le mérite de renverser l’ordre établi en frappant les fondements mêmes du système capitaliste, mais elle n’a pas réussi à conserver ces acquis et encore moins à les approfondir pour déboucher sur un pouvoir socialiste durable. Elle a été stoppée à mi-chemin et a perdu une grande partie de ses conquêtes les plus avancées dans la «paisible» contre-révolution qui s’est instaurée avec la «normalisation démocratique». En d’autres termes, elle a été vaincue par les formidables réactions qu’elle a suscitées tant au niveau national qu’international. D’où la nécessité d’essayer d’analyser, même brièvement, quelques-unes de ses principales difficultés fondamentales.

16.

Premièrement, la situation de «double pouvoir» créée par les milliers d’organes traduisant la volonté populaire, élus dans les entreprises, les quartiers et les latifundia du Sud par les travailleurs et travailleuses ainsi que les habitants, n’a jamais constitué une organisation nationale unie et articulée. Et encore moins, étant donné leur dispersion, la plupart de ces organes n’ont pas réussi à dégager une orientation politique claire ou à se poser la question de la prise du pouvoir. Contrairement aux soviets russes de 1917 ou à la révolution des conseils allemands de 1918/19, il n’y a pas eu de «pouvoir populaire» parallèle et unifié dans la révolution portugaise. Cela explique pourquoi la question de «tout le pouvoir aux organes de la volonté populaire» n’a jamais, dans la pratique, été abordée. Jusqu’en juillet 1975, le PCP et sa structure syndicale se sont opposés aux CT et, avant et après, chaque groupe politique de la gauche radicale avait «ses» CT et CM-Comitê de Moradores-Comité d’habitants, «ses» structures de coordination partielles, structures souvent en lutte les unes contre les autres et contre celles que le PCP a finalement créées cet été-là.

17.

Deuxièmement, dans la révolution portugaise, les organes de la «volonté populaire» ne sont pas armés, ce qui constitue un contraste essentiel avec les expériences soviétiques et du Rätebewegung de 1918-1919 mentionnées plus haut. Ils sont soutenus par un allié extérieur à eux, soit un mouvement militaire, ou une partie de celui-ci, ou même par certaines fractions de cette partie, au fur et à mesure que la gauche du MFA se divise et se subdivise. Il n’y a pas d’ouvriers, de paysans ou de soldats en armes, comme le prétendent certains secteurs de la gauche radicale. En fait, le PCP et les organisations de la gauche radicale ont maintenu des organisations dans le cadre des Forces armées, plus pour influencer les officiers du MFA que pour promouvoir une insurrection parmi les soldats [l’expérience des SUV-Soldados Unidos Vencerão en août 1975, au-delà de deux manifestations assez grandes en septembre et octobre à Porto et à Lisbonne, fut succinte – Réd.]. En d’autres termes, le processus révolutionnaire des travailleurs était soutenu de l’extérieur, si tant est qu’il l’ait été effectivement, par un mouvement d’officiers de plus en plus divisé et affaibli. Sa fragilité est dès lors évidente: si et quand la réaction-résistance au processus révolutionnaire réussit à réencadrer le MFA dans la chaîne de commandement des Forces armées, en y mettant fin, le mouvement de masse, même s’il subsiste, perd son expression indirecte armée et subversive, revenant à la nature d’un mouvement revendicatif sans capacité de poser la question du pouvoir. Il se tournera vers une orientation défensive. C’est précisément ce qui s’est passé.

18.

Troisièmement, le front politique de la révolution était profondément divisé sur la nature du pouvoir à construire et sur les moyens d’y parvenir. Et il n’y avait ni force clairement hégémonique capable de marginaliser les autres, ni capacité à trouver une plate-forme minimale d’action commune. Le FUP-Frente de Unidade Popular lui-même, formé le 25 août 1975 par le PCP et sept autres groupes, dans son document, proposait déjà avec des objectifs clairement défensifs et sans présence d’aucun maoïste [qui disposaient d’une certaine force dans l’extrême gauche]. Il commença à se désagréger trois jours plus tard avec le départ du PCP. La divergence centrale était entre la stratégie cunhaliste (Alvaro Cunhal) d’occupation progressive de l’appareil civil et militaire de l’Etat, du MFA, des directions des syndicats et des journaux/radio/RTP, des conseils locaux, etc., et cela presque toujours en marge de tout contrôle démocratique, partant du «haut vers le bas», et l’orientation commune à la gauche radicale de créer dans la lutte de classe un «pouvoir populaire» capable de lancer un assaut révolutionnaire contre l’Etat. Mais même dans le sous-front de l’extrême gauche, la guerre sectaire autour de la «pureté» révolutionnaire était très répandue. Et tout cela, bien sûr, se reflète au sein de l’aile la plus à gauche du MFA, qui rompt déjà avec le «Groupe des 9».

19. 

En réalité, l’une des singularités de la révolution portugaise, que le préjugé idéologique d’une grande partie de l’historiographie sur cette période tend à occulter, est que l’extrême gauche, bien que fragmentée et connaissant des guerres internes, disposait d’une force sociale et politique suffisante pour empêcher l’hégémonie politico-idéologique du PCP dans le processus, toutefois sans pour autant parvenir à imposer une orientation alternative. Ce sur-place sur le terrain de la révolution a ouvert une guerre en son sein où la violence sectaire n’était souvent pas seulement verbale, mais donnait lieu à des agressions, des épurations, des manipulations, voire des répressions massives pour tenter d’éliminer politiquement le camp maoïste le plus hostile au PCP [8]. Ce phénomène conflictuel a naturellement éloigné des alliés sociaux instables ou désabusés, montré l’impuissance de la riposte, exprimé la désunion et la faiblesse, a replié ces forces sur elles-mêmes, et l’on peut y trouver certaines des raisons de l’incapacité de la gauche radicale à résister avec succès à la contre-offensive de l’été 1975 et à ce qui s’ensuivit.

20.

En conclusion, on peut dire que le novembrisme n’a pas mis fin à la révolution portugaise en 1975. La force tellurique qui a explosé lors de ce «premier jour plein et propre» [parole de la poétesse Sophia de Mello Breyner] n’a pas été suffisante pour gagner, mais elle a permis de riposter et de conditionner fortement la suite. C’est à partir de la défense, de la consolidation et de l’expansion de cet héritage que la gauche portugaise se définit encore aujourd’hui. (Article publié dans le magazine Vírus-Revista politica et de ideias, n° 5, Abril 2014; traduction et édition rédaction A l’Encontre)

Fernando Rosas, historien, professeur émérite à Universidade Nova de Lisboa. Fondateur du Bloco de Esquerda. Député de 1999 à 2002 et de 2005 à 2011.

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[1] La réunion d’Óbidos – à 80 km de Lisbonne dans le district de Leiria – se tient le 1er décembre où est adopté le nom Movimento dos Oficiais das Forças Armadas qui deviendra Movimento das Forças Armadas-MFA. Sont nommés alors les dirigeants Costa Gomes et António de Spínola et la commission de coordination incluant Salgueiro Maia, Otelo Saraiva de Carvalho et Vasco Lourenço. (Réd.)

[2] Le matin du 25 avril 1974, dans la rue de l’Arsenal à Lisbonne, les chars de l’Escola Prática de Cavalaria de Santarém, adhérents au mouvement militaire, affrontent ceux de la Cavalerie 7, commandée par le brigadier Junqueira dos Reis, fidèle au régime de Caetano. Après plusieurs tentatives de pourparlers, le brigadier a donné l’ordre de tirer sur le capitaine Salgueiro Maia, qui commandait la force du RC7. L’enseigne responsable de la garnison de chars refuse d’obéir et est arrêté. Le caporal qui reçoit l’ordre de faire de même désobéit également. Une partie de la force est passée aux insurgés et les autres ont fait demi-tour. Il devient clair que le régime n’a pas de force militaire pour le défendre. (F.R)

[3] Álvaro Cunhal, A Verdade e a Mentira na Revolução de Abril (A contra-revolução confessa-se), Ed Avante, Lisbonne, 1999, p. 101 et ss (Avante est aussi le titre du quotidien du PCP- Réd.).

[4] Le 11 avril 1975, les représentants des divers partis signent une plateforme d’accord constitutionnel qui sera en vigueur jusqu’au 26 février 1976, selon le PCP cette approche devait donner une voix au MFA dans l’élaboration constitutionnelle. (Réd.)

[5] Groupe d’officiers des Forces armées dirigé par Melo Antunes qui publia un document en août 1975, s’opposant au document datant du 8 juillet de la gauche du MFA intitulé «Aliança Povo/MFA». (Réd.)

[6] Cf. Raquel Varela, História do Povo na Revolução Portuguesa (1974-1975), Bertrand editora, Lisbonne, 2014, p. 421 et ss et p. 496 à 498 (F.R) Voir la traduction française intitulée Un peuple en révolution. Portugal 1974-1975, Ed. Agone, 2018-Réd.

[7] Ibidem, p. 482 et ss.(F.R)

[8] Le 28 mai 1975, les forces du COPCON, sur proposition des officiers les plus proches du PCP au sein du MFA, attaquent le siège du mouvement maoïste MRPP (Movimento Reorganizativo do Partido do Proletariado/Partido Comunista dos Trabalhadores Portugueses-PCTP/MRPP) dans la région militaire de Lisbonne et arrêtent plusieurs centaines de militants et d’activistes, qui sont enfermés dans les prisons de Caxias et de Pinheiro da Cruz où ils subissent des traitements brutaux, dénoncés par l’opinion publique. Ils sont progressivement libérés jusqu’au 18 juillet 1975 (F.R).

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