Par Michael Krätke
Le total s’élève à plus de 235 milliards d’euros. 191,5 milliards proviennent du fonds de reconstruction de l’UE, 13 milliards d’autres sources bruxelloises. Enfin, le Premier ministre Mario Draghi a fait en sorte que l’Italie puisse contracter des prêts supplémentaires pour un montant de 30,6 milliards d’euros. Au total, le pays dispose des ressources financières les plus importantes d’Europe. Elle commence par le programme le plus ambitieux. En janvier, le chef du gouvernement Giuseppe Conte avait échoué avec une coalition de cinq partis. Comme le président Sergio Mattarella ne voulait pas de nouvelles élections en pleine pandémie, il a confié sans cérémonie à Mario Draghi la formation du gouvernement. Il gouverne depuis fin février avec une alliance à six partis et dirige le quatrième cabinet depuis 1993, qui se caractérise par la présence d’experts non issus des partis.
Il tutoie Merkel
L’ancien président de la Banque centrale européenne (BCE) jouit d’une bonne réputation au sein de l’UE et dispose des lignes directes vers tous ceux qui ont un rang, un nom et une influence. Si le flux d’argent du fonds de reconstruction devait se tarir à l’avenir, il suffirait d’un appel au président de la Commission, Ursula von der Leyen, pour régler la question. Si les Allemands se plaignent des nouvelles dettes communautaires dont les pays du sud bénéficient plus que les autres, Draghi téléphonera à sa bonne amie Angela Merkel pour lui parler franchement et lui rappeler combien le programme d’achat [de dettes] de la BCE, qu’il a fait adopter, a contribué à stabiliser l’euro.
Les anti-européens en Italie sont sans voix, même le parti 5 étoiles devient plus silencieux, et la clameur habituelle contre les eurocrates à Bruxelles s’est éteinte. Même Matteo Salvini et ses partisans de la Lega ont fait une volte-face complète et ont voté en faveur du fonds de reconstruction au Parlement européen – contrairement à leurs amis populistes de droite de l’AfD (Alternative für Deutschland), du FPÖ (Freiheitliche Partei Österreichs) et du Rassemblement national français.
Contrairement à la chancelière allemande, Draghi, qui n’a pas de parti, se situe au-dessus des «bas-fonds» de l’État-parti et, en tant qu’intellectuel, peut être le représentant par excellence de l’élite. Contrairement à Angela Merkel, il recherche l’affrontement là où il le juge bon. Il n’hésite pas à réagir durement à l’affront ciblé du président Erdogan lors de la visite d’Ursula von der Leyen en Turquie, mais, en tant qu’Italien, il est trop poli pour qualifier l’hôte taciturne d’autocrate sans cervelle ni manières.
Mario Draghi était disposé à faire montre de ses compétences à AstraZeneca – le fabricant de vaccins en rupture de contrat – et à être le premier dirigeant européen de premier plan à demander publiquement l’interdiction d’exporter les vaccins ou leurs ingrédients produits en Italie et dans toute l’UE.
Mario Draghi incarne un changement de politique dû à la crise et s’éloigne de ce qu’il préconisait pour l’Italie dans les années 1990: un programme de déréglementation qui comportait l’un des plus vastes programmes de privatisation d’Europe. Aujourd’hui, la concomitance de la pandémie, de la crise économique et du changement climatique exige un autre cap… [1]
L’argent commencera à couler à flots en juin
Draghi suit le mouvement, notamment en interprétant les règlements de l’UE aussi généreusement que la situation l’exige. Cela signifie qu’il faut contracter de nouvelles dettes malgré les prêts et les subventions du paquet de reconstruction Covid-19, de sorte que le passif total risque de dépasser 2600 milliards d’euros et, fin 2021, plus de 160% de la production économique annuelle.
Les marchés financiers l’apprécient toujours: les obligations d’État italiennes sont achetées avec empressement et ajoutées au portefeuille. Avec Draghi, on suppose qu’il sait ce qu’il fait et qu’il agit selon ses priorités proclamées, c’est-à-dire qu’il veut réformer fondamentalement sa propre économie, son administration et son système judiciaire.
Après tout, entre 2014 et 2020, l’administration publique s’est révélée incapable de dépenser un bon 43% de l’argent alloué par les fonds structurels de l’UE. Plus important encore, au moins un demi-million d’emplois ont été perdus depuis mars 2020. Dans le même temps, le nombre de personnes appauvries a augmenté d’un million. En Italie aussi, la pandémie a frappé plus durement les travailleurs et les personnes vivant dans la précarité que les personnes aisées, et a transformé un gouffre économique en abîme.
Selon les plans actuels – qui s’appliquent à plus de 120 projets individuels – 57 milliards d’euros de fonds européens doivent être consacrés au tournant énergétique, et 42,6 milliards à la numérisation, principalement à l’expansion des réseaux à haut débit. Treize milliards sont destinés aux lignes de train à grande vitesse, et dix milliards à la construction de bâtiments économes en énergie et antisismiques. Les entreprises peuvent s’attendre à des abattements fiscaux si elles lancent des investissements dans les hautes technologies.
En juin, la Commission européenne approuvera les plans soumis, et les premiers fonds devraient être versés peu après. 10 à 13% de la somme totale sont prévus comme financement préliminaire et de démarrage. Nous verrons ensuite dans quelle mesure le gouvernement Draghi utilise les ressources qui lui sont allouées selon les critères officiellement annoncés pour servir la modernisation de l’Italie ainsi que la restructuration écologique et sociale. Pour l’instant, il n’y aura pas d’élections ni de campagnes électorales. Le Movimento 5 Stelle est en train d’imploser et la Lega de droite lutte pour maintenir son profil. La question de savoir si la gauche divisée va adhérer aux projets de réforme radicale de Mario Draghi, comme elle le fait du moins pour l’instant, comme semble le faire une majorité d’Italiens. Après tout, ils ont affaire à un homme politique qui se décrit comme un «social-libéral». (Article publié dans l’hebdomadaire Der Freitag, numéro 18; traduction rédaction de A l’Encontre)
Michael R. Krätke a été professeur d’économie politique à l’Université de Lancaster et rédacteur en chef de la revue Zeitschrift für sozialistische Politik und Wirtschaft.
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[1] Trois éléments complèteraient la dimension descriptive de cet article. 1° Les fonds du programme européens sont, de fait si ce n’est explicitement, conditionnés à un «contrôle des dépenses publiques», ce qui signifie le développement conjoint de contre-réformes dans le domaine des dépenses sociales. Un non-dit dans la présentation de cette «vaste opération». 2° Mario Draghi pour tenter de «contrôler» la transmission précise des fonds a mis en place des mesures sur les plans judiciaires et administratif ainsi que dans le «domaine de la concurrence». Toutefois, il est loin d’être certain que la tradition mafieuse des détournements des fonds puisse être mise au pilori. 3° La place de l’Italie dans la géopolitique des Etats-Unis ne doit pas être oubliée. L’ascension de Draghi est renforcée par l’arrivée au pouvoir de l’administration Biden. Or, Draghi va profiter d’une conjoncture politique spécifique: Merkel quitte la Chancellerie et des élections se profilent en septembre 2021; Macron est déjà lancé dans la campagne électorale de 2022; dès lors, Mario Draghi pourra affirmer sa capacité relationnelle et de pouvoir. (Rédaction)
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