Entretien avec Bety Ruth Lozano
conduit par Veronica Gago
Depuis Cali, l’épicentre de la révolte et du déchaînement répressif, Betty Ruth Lozano – professeure d’université et leader afroféministe – décrit ce qui se passe et appelle l’attention de la communauté internationale. Depuis le 28 avril, la Colombie est en grève et la grève ne s’arrête pas, comme l’indique le hashtag devenu viral pour rendre compte d’un processus qui a débordé même les organisations qui l’ont convoquée. Elles imaginaient qu’elle ne durerait qu’un jour. Elle a commencé comme une épreuve de force contre la contre-réforme fiscale et la contre-réforme de la santé promues par le président ultra-néolibéral Iván Duque, décidées en pleine la crise pandémique. Mais la grève s’est répandue car répondant un «appel massif» dans les grandes et petites villes, fonctionnant comme un catalyseur d’un mécontentement plus profond.
Nous (Pagina 12 – Argentine) publions ici une partie de la conversation organisée par le collectif NiUnaMenos avec l’enseignante universitaire et militante afroféministe Bety Ruth Lozano. Avec deux collègues, Gloria et Cristina, du syndicat des enseignants, elles font un rapport depuis la ville de Cali, l’épicentre du soulèvement et aussi du déchaînement répressif qui a fait des morts, des disparitions, des viols et des centaines de blessés.
En fait, alors que cet entretien avait lieu, un sommet à Miami réunissait Ivan Duque lui-même avec l’ancien président argentin Mauricio Macri (décembre 2015-décembre 2019) et le président chilien Sebastián Piñera, parmi d’autres, pour parler d’une «démocratie en danger» alors qu’elle est gouvernée par la force des balles.
Il est urgent d’arrêter le massacre en Colombie, disent les organisations syndicales, féministes, indigènes, paysannes, lgbtqi, afro et populaires des bidonvilles qui, en état d’alerte et sans quitter la rue, exigent une condamnation internationale. Les images qui circulent depuis des jours sont celles d’une guerre au sens littéral: hélicoptères tirant depuis le ciel, rues illuminées par des éclats de grenades, gaz lacrymogènes et tanks occupant les routes. Et pourtant, l’indignation ne s’arrête pas.
Comment la protestation qui a débuté le 28 avril s’est-elle intensifiée?
La grève a commencé pour un jour mais s’est poursuivie et la répression a été très forte les 29 et 30 avril. Le 1er mai, jour de la fête du travail, il y a eu une marche historique, estimée à plus d’un million de personnes rien qu’à Cali. En fait, les organisateurs de la grève ont appelé à une mobilisation virtuelle et les gens ont ignoré l’appel et sont descendus dans la rue et se sont mobilisés. Il y a de multiples points de blocage dans toute la ville et aussi à Bogota et à Medellín. L’escalade a été très rapide au niveau national. La mobilisation n’est pas seulement contre la contre-réforme fiscale qui fait peser plus d’impôts sur les plus pauvres et la classe moyenne, elle se fait aussi face à la contre-réforme de la santé en cours au Congrès, ainsi que contre un ensemble de politiques publiques qui précarisent la vie.
Deux éléments structurent le mouvement de ces journées. La première est l’intercommunication instantanée dont disposent les jeunes. Ceux d’entre nous qui appartiennent à une autre génération se trouvent en troisième ligne; nous sommes principalement des femmes qui transportent de l’eau et des médicaments. L’autre élément réside dans le fait que les jeunes sont ceux qui ont directement vécu les conséquences économiques et émotionnelles de la pandémie: l’enfermement, le chômage de leurs parents, leur propre chômage, les protestations pour pouvoir aller à l’université, les situations de santé mentale dues au stress, au confinement et à la pauvreté. Cela reprend ce qui a été vécu en 2019 lorsque, comme au Chili, au Pérou et en Équateur, la population et les mouvements sociaux se réveillaient face aux conséquences du modèle néolibéral de paupérisation et d’extermination, mais qui est désormais approfondi par le virus. Comme le disait l’un des slogans: «Nous ne nous soucions même pas de perdre la vie, car ils nous ont déjà tellement pris qu’ils nous ont enlevé notre peur.»
L’une des plaintes répétées est que l’internet est coupé dans les zones de protestation afin d’empêcher les transmissions documentant, en temps réel, la répression de l’État.
Oui, les mobilisations ont réussi à avoir une résonance mondiale instantanée, grâce à tous ces médias et réseaux alternatifs. Les médias privés sont pro-gouvernementaux. Pour eux, il ne se passe rien, ou bien ils parlent de vandalisme, d’actes terroristes, mais ils ne mentionnent pas la répression et la violation des droits de l’homme, même contre des défenseurs des droits de l’homme et des fonctionnaires du Bureau du médiateur (defensoría del pueblo). Ils parlent de 31 personnes tuées, mais il y a beaucoup de morts qui ne sont pas pris en compte pas. Il y a plus de 90 personnes disparues, on sait qu’elles ont été assassinées et leurs corps n’ont pas été retrouvés. Il y a plusieurs femmes qui ont dénoncé les violences sexuelles de la police et des centaines de blessés. Ces chiffres sont sous-déclarés car nous savons qu’il y en a beaucoup plus et le bureau du procureur refuse également de collecter tous les rapports.
Comment expliquez-vous la force de la protestation, déjà presque un soulèvement?
La situation de la pandémie a rendu visible toute la précarité. Tout ce travail informel a été comme un coussin de sécurité face à la crise, mais il est devenu très difficile à maintenir. Les travailleuses domestiques, par exemple, ne peuvent pas sortir pour travailler et l’emploi a été trop réduit. Il y a une énorme précarité de la vie, à laquelle s’ajoute toute la corruption du gouvernement.
Malgré l’annonce de l’arrêt de la réforme fiscale, le peuple reste mobilisé. En outre, les rapports d’assassinats de leaders sociaux ont augmenté de façon spectaculaire cette année…
C’est à cela que je voulais faire référence. Il y a trop de choses. On dit que la grève est déclenchée pour arrêter la réforme fiscale, et c’est ce que dit la «table ronde nationale pour la grève». Mais les gens qui descendent dans la rue savent qu’il ne suffit pas d’arrêter la contre-réforme fiscale, qu’il y a un nombre énorme d’assassinats de leaders sociaux, malgré le fait qu’un accord de paix ait été signé avec la guérilla des FARC, qui est maintenant un mouvement politique.
La guerre continue, surtout dans les zones rurales, où les meurtres de femmes leaders indigènes et afro-descendantes sont très nombreux. En outre, le nombre de féminicides dans le pays a augmenté de manière spectaculaire au cours de l’année dernière et de cette année. Ajoutez à cela les 6402, c’est ainsi que l’on appelle le nombre de «faux positifs» pendant les huit années du gouvernement d’Alvaro Uribe [2002-2010]: ce sont les jeunes qui ont été enlevés chez eux ou piégés, tués, puis déguisés en guérilleros pour la séance de photos. C’est-à-dire qu’Uribe a menti au pays, en disant qu’il gagnait la guerre avec les FARC en montrant un certain nombre de guérilleros assassinés, alors qu’en réalité il s’agissait de jeunes des secteurs populaires qui avaient été trompés sous le prétexte d’un travail, qu’ils allaient être payés pour un match de football, ou qu’ils allaient être emmenés pour cueillir du café dans les zones rurales, et ils ne sont jamais réapparus. Tous ces mensonges ont été révélés au grand jour et le peuple le sait. En outre, ce gouvernement est l’un des plus mauvais dans la gestion de cette situation de pandémie sur le continent. Tout ce mécontentement remonte à la surface en ces jours de grève et les gens demandent vraiment des changements fondamentaux.
On dit qu’un décret est prêt pour déclarer l’état de «commotion intérieure». Qu’est-ce que cela signifie?
Nous attendons que le décret soit rendu public et de savoir d’où il provient. C’est une menace de dire que le décret est sur le bureau du président et que sa signature manque. Ce qu’ils nous disent, c’est: retirez-vous, levez la grève et alors nous retirerons le décret. Je pense que les jeunes ne croient plus à ces menaces. Le peuple reste toujours fermement dans la rue et s’il y a un décret de «commotion interne» [une des trois normes justifiant un état d’exception, ici «pour troubles graves de l’ordre public»] alors la violence va être beaucoup plus grave et généralisée.
Nous demandons à la communauté internationale de tourner son regard vers la Colombie, d’exiger du gouvernement qu’il retire l’armée des rues et qu’il résolve le mécontentement de la majorité de manière pacifique. En outre, l’ESMAD [Unité antiémeute de la police nationale] est en opération. C’est une force de police antiémeute qui a déjà éborgné plusieurs personnes, qui tire sur les générateurs électriques pour couper l’électricité, parce que c’est une force de police formée pour briser les protestations. Il est également demandé que l’ESMAD soit dissoute. En outre, il y a un nombre énorme de policiers infiltrés dans les manifestations.
Il est impressionnant de voir comment les méthodes de criminalisation et de répression brutale de la protestation se répètent: comme au Chili, la méthode consiste à viser directement les yeux. Récemment, nous avons assisté à une forte incorporation du mouvement indigène…
Il semble que la décision d’interrompre la grève ne soit plus entre les mains de la CUT (Central Unitaria de Trabajadores), de la FECODE (Federación Colombiana de Educadores) et de la Mesa de Paro Nacional (Table ronde de la grève nationale). Elle a pris sa dynamique propre dans les mobilisations des jeunes à travers le pays. En outre, la Minga indigène [le terme minga renvoie à la réunion de voisins, avec y compris la référence aux travaux collectifs] – qui est la forme de mobilisation des organisations indigènes, en particulier dans le département du Cauca – s’est déplacée autour des sites de blocus. Ils constituent une force symbolique de soutien très importante, très respectée, reconnue et aimée. Ils ne sont armés qu’avec des bâtons de commandement et pourtant ils sont des autorités qui font que tout le monde se sent très soutenu. Ils sont restés à Cali à cause de la situation particulière qui est vécue et qui a été vécue à Siloé [quartier populaire de Cali], qui est ce quartier périphérique qui a été constitué à la fin des années 1950 par une population déplacée par ce qu’on appelle en Colombie la violence avec une majuscule, c’est-à-dire cette guerre civile générée par les partis politiques libéraux et conservateurs et qui a mis à mort le peuple colombien. Cela a été l’occasion pour lancer toute une réforme agraire qui a dépouillé un grand nombre de paysans de leurs parcelles de terre et les a conduits sur cette colline qu’est Siloé, où il y a une jeunesse dynamique, et où la violence militaire a frappé le plus fort.
Pourquoi Cali a-t-elle été particulièrement visé, au point d’envoyer un colonel de l’armée pour contrôler la situation?
Cali est reconnu comme la capitale mondiale de la salsa, mais nous avons montré que nous dansons aussi au rythme de la contestation, n’est-ce pas? Nous pouvons aussi danser au rythme de la rébellion, de l’insurrection, de la dignité. Cali est une ville qui compte près de trois millions d’habitants, avec la plus grande population noire de tout le pays. On dit que Cali compte environ 40% de population noire, qui, ces dernières années, a été déplacée par le conflit dans tous ces quartiers marginaux et qui vit du travail informel; les jeunes noirs sont les cibles de la police, leurs assassinats n’entrent pas dans les statistiques officielles.
C’est une ville qui accueille des personnes déplacées de partout: indigènes, du Pacifique colombien, du sud, du Putumayo, du Cauca. La mobilisation ne s’est pas faite en un seul endroit, mais la population a décidé de bloquer les entrées et les sorties de la ville à des points stratégiques.
Et il ne faut pas oublier que Cali est l’entrée de l’océan Pacifique. Le port le plus important de Colombie est Buenaventura, où entrent plus de 60% des marchandises. Ces blocages stratégiquement placés – parce qu’ils causent d’énormes dommages non seulement à l’économie locale mais aussi à l’économie nationale – ont conduit à l’arrivée des militaires envoyés non seulement par le gouvernement mais aussi, comme nous le savons, par les hommes d’affaires et les agro-industriels. Car il faut savoir que Cali est l’épicentre de l’agrobusiness de la monoculture de la canne à sucre. Les producteurs de canne à sucre, qui sont ceux qui détiennent le pouvoir dans la ville, ont également demandé au gouvernement de venir «débloquer» la situation. Nous devons rester vigilants car ce qui s’annonce pourrait être pire que ce qui s’est passé ces derniers jours. (Article publié dans le quotidien argentin Pagina 12 en date du 7 mai 2021; traduction rédaction A l’Encontre)
Soyez le premier à commenter