Par Vicken Cheterian
Le 19 septembre 2023 à la mi-journée, l’armée azerbaïdjanaise a lancé une attaque massive et non provoquée sur l’ensemble de la ligne de front avec les forces arméniennes dans la république rebelle et non reconnue du Haut-Karabakh. Des drones turcs et israéliens ont attaqué les défenses aériennes du Karabakh, des missiles balistiques LORA fabriqués par Israël ont été tirés contre des positions d’artillerie, puis les forces azéries ont avancé pour couper les routes à l’intérieur du Karabakh, isolant les villes et les villages. Après une journée de combats intenses, les dirigeants du Haut-Karabakh ont accepté une reddition sans condition, dans le cadre d’un accord négocié par les «soldats de la paix» russes déployés dans la région.
Cette agression militaire massive de l’Azerbaïdjan était prévue de longue date. Depuis le 12 décembre 2022, l’Azerbaïdjan a imposé un siège au Haut-Karabakh, en bloquant la seule route qui relie la région à l’Arménie et donc au monde extérieur [voir sur ce site l’article de Vicken Cheterian]. Ce blocus a d’abord été orchestré par des «activistes environnementaux», qui étaient en fait des agents du gouvernement d’Ilham Aliyev. Les forces russes de «maintien de la paix» – dans la mesure où elles ne sont pas intervenues conformément à leur mandat, qui consistait notamment à assurer le passage sécurisé du corridor de Latchine – l’Azerbaïdjan a renforcé le blocus jusqu’à couper complètement la région du monde extérieur. En conséquence, la région et ses 120 000 habitants vivaient dans des conditions proches de la famine, manquant de médicaments pour les malades et les blessés, et de carburant pour le chauffage, les ambulances ou les véhicules militaires.
De plus, l’Azerbaïdjan a recommencé à importer des armes d’Israël, ce qui est généralement le prélude à une escalade militaire majeure. Selon un rapport (Haaretz, 13 septembre), depuis le mois de mars, Israël a livré à l’Azerbaïdjan 11 cargos Iliouchine-76 remplis d’armes, dont cinq au cours de la première quinzaine de septembre. Chaque vol pouvait transporter 40 tonnes d’armement. Début septembre, l’Azerbaïdjan a également commencé à masser des troupes autour du Karabakh et à la frontière avec l’Arménie.
La guerre a d’abord été annoncée, puis exécutée selon le scénario prévu. Ilham Aliyev a toujours voulu la guerre, et non une paix négociée.
L’arrivée d’un hiver long et froid
Les nuits sont froides dans les montagnes du Karabakh, l’Artsakh arménien. Lorsque nos nombreux ennemis ont franchi le portique, nos amis sont partis.
Il est difficile de comprendre l’agressivité de l’Azerbaïdjan sans tenir compte de la Turquie et de son soutien militaire massif. Le président turc, Recep Tayyip Erdogan n’a pas caché son soutien à l’agression azerbaïdjanaise (Al-Monitor, 19 septembre), tout comme en 2020 lorsque les soldats turcs ont participé directement à la guerre. Si l’on considère que, depuis trente ans, la Turquie continue d’imposer un blocus à l’Arménie, on a l’impression qu’elle n’a pas pardonné aux Arméniens d’avoir survécu à un génocide qu’elle a perpétré pendant la Première Guerre mondiale.
Les «casques bleus» russes ont détourné le regard lorsque les soldats azéris ont attaqué. Les dirigeants russes sont même allés jusqu’à ordonner à leurs propagandistes de blâmer l’Arménie – au lieu de l’Azerbaïdjan – pour les dernières hostilités déclenchées par l’Azerbaïdjan (The Moscow Times, 20 septembre 2023). Avec de tels amis, il n’y a pas besoin d’ennemis.
L’Union européenne – cette structure qui ne sait pas où donner de la tête – a permis à l’Azerbaïdjan d’augmenter ses exportations de pétrole et de gaz l’année dernière. En juillet 2022, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, s’est rendue à Bakou pour augmenter les importations de gaz, l’UE cherchant des alternatives au gaz russe. L’UE a ainsi injecté encore plus de pétrodollars en Azerbaïdjan et, tout en discutant de «l’éventail complet de nos relations et de notre coopération» («Statement by President von der Leyen with Azerbaijani President Aliyev», UE, 18 juillet 2022), Ursula von der Leyen n’a pas posé une seule condition préalable à l’arrêt du nettoyage ethnique potentiel des Arméniens du Karabakh. Pour punir Poutine de l’invasion de l’Ukraine, l’UE a financé l’Azerbaïdjan et l’extermination dans le Haut-Karabakh n’était qu’un dommage collatéral de sa realpolitik.
Après de longues hésitations, le président des Etats-Unis Joe Biden a qualifié de «génocide» les atrocités commises par les Ottomans contre les Arméniens en 1915 («Statement by President Joe Biden on Armenian Remembrace Day», White House, 24 avril 2022). Cela s’est produit en 2022, et c’est donc encore présent dans toutes les mémoires. Alors qu’il avait amplement le temps et l’occasion de mettre en garde Ilham Aliyev par des sanctions et d’arrêter le nettoyage ethnique du Karabakh. Il ne l’a pas fait. Un génocide? Oui. Mais le «plus jamais ça» ne s’applique pas aux Arméniens, semble-t-il.
La politique internationale aujourd’hui et au quotidien
Les Arméniens ont de nombreuses qualités, mais l’habileté politique n’en fait pas partie. Ils ont confondu discours et slogans patriotiques avec politique. Pendant des décennies, l’activisme arménien a recherché la «justice», comme si la justice était possible après un génocide [voir l’article de Vicken Cheterian publié sur ce site le 22 avril 2021]. Les Arméniens cherchaient la reconnaissance et obtenaient des paroles, en lieu et place de pratiquer une politique conformément à des règles établies et de développer de la sorte une véritable influence.
L’erreur fatale a été que les responsables arméniens n’ont pas suivi les changements dans les pratiques politiques internationales. Ils comptaient sur la Russie pour modérer le conflit et l’empêcher de s’envenimer. Mais la Russie de Poutine était différente de celle d’Eltsine. Les Arméniens comptaient surtout sur la Russie pour mettre fin à l’intervention directe de la Turquie dans le Caucase du Sud. Ils pensaient que cela garantirait l’équilibre des forces entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Ils se trompaient. Lorsque l’Azerbaïdjan a lancé son attaque massive en 2020, l’armée turque est intervenue, tandis que la Russie est restée les bras croisés pendant 44 jours, suffisamment longtemps pour que les forces du Karabakh et l’armée arménienne soient décimées.
Mais le plus difficile est de constater l’incapacité permanente de l’élite politique arménienne. Depuis la «révolution de velours» de 2018, la politique arménienne est polarisée entre les partisans des nouveaux dirigeants «révolutionnaires» [Nikol Pachinian, après une mobilisation, sera élu au poste de premier ministre le 8 mai 2018] et les partisans de l’ordre ancien. En 2020, ces querelles intestines avaient déjà empêché la classe politique de voir venir la tempête. Après la guerre et la défaite, il y avait une nouvelle possibilité d’appeler à l’unité nationale, de convenir d’une plateforme minimale afin de travailler conjointement à la sauvegarde du Haut-Karabakh, ou de ce qu’il en restait.
Tous les hommes politiques ne sont pas des hommes d’Etat. La classe politique d’Erevan – pouvoir et opposition – semble trop absorbée par ses querelles intestines pour s’apercevoir qu’elle est en train de perdre sa patrie (berceau de leur civilisation).
Pour les petits Etats, les petites nations une seule erreur, une seule défaite peut être fatale. Quand on regarde l’histoire de l’Arménie, on pourrait penser qu’il n’y a pas de place pour une seule erreur, qu’une seule défaite pourrait être fatale.
Lorsque l’Azerbaïdjan a attaqué l’aigle blessé de l’Artsakh [un aigle à tête blanche figure sur les armoiries du Haut-Karabakh] le 19 septembre, même l’Arménie n’était pas là pour l’aider.
Aujourd’hui, toute la population du Karabakh est prise en otage par les militaires azerbaïdjanais, tandis que le dirigeant azerbaïdjanais Ilham Aliyev annonce leur «intégration» forcée. A cette évocation, des réminiscences de camps de concentration me viennent à l’esprit.
Repose en paix guerrier des montagnes, ton courage et ton patriotisme obstiné n’ont pas suffi à défendre ton existence. (Article reçu le 22 septembre 2023; traduction rédaction A l’Encontre)
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