Le blocus du Karabakh et deux visions de l’Azerbaïdjan

Camions transportant de l’aide humanitaire pour la population du Haut-Karabakh bloqués dans le corridor de Latchine. (KEYSTONE/Alexander Patrin)

Par Vicken Cheterian

Le blocus du Karabakh imposé par les autorités azerbaïdjanaises approche de son neuvième mois. Des cas de décès dus au manque de nourriture, de carburant et de médicaments ont été enregistrés. A l’approche de l’hiver, c’est toute la population du Haut-Karabakh – ou Artsakh en arménien – qui est mise en danger par la politique des autorités azerbaïdjanaises. Ce blocus est le résultat d’une conception idéologique spécifique dominante parmi les cercles dirigeants azerbaïdjanais. Dans le même temps, des voix alternatives, minoritaires mais puissantes, se font entendre.

Le blocus imposé au Haut-Karabakh depuis le 12 décembre 2022 a des effets dévastateurs: les 120 000 habitant·e·s de la région sont au seuil d’une situation de famine. Le blocus a commencé par l’envoi par les autorités azerbaïdjanaises d’«éco-activistes» qui ont bloqué la seule route reliant le Karabakh à l’Arménie. Cette première mesure n’ayant rencontré aucune opposition efficace, ni de la part de l’Arménie, ni de la part des forces de maintien de la paix russes dont le mandat était de maintenir la route ouverte, ni de la part de la «communauté internationale» états-unienne et européenne, autoproclamée gardienne de la légalité internationale, les soi-disant «écologistes» ont été rapidement remplacés, le 25 mars 2023, par des militaires azéris en uniforme. Un mois plus tard, le 23 avril, les militaires azéris ont pris le contrôle du pont du corridor de Latchine qui relie le Haut-Karabakh à l’Arménie, jusqu’alors sous le contrôle des «soldats de la paix» russes. L’étape finale de ce blocus a été franchie le 15 juin, lorsqu’y compris les voitures du CICR transportant des médicaments et des patients se sont vu interdire de poursuivre leur mission humanitaire.

Aujourd’hui, après avoir imposé un blocus terrestre et aérien total au Karabakh, les autorités azerbaïdjanaises font pression pour envoyer une «aide humanitaire» du Croissant-Rouge azerbaïdjanais, placé sous le contrôle de l’Etat.

Ilham Aliyev ne laisse pas de choix aux Arméniens du Karabakh: soit ils se soumettent à sa domination, soit ils meurent. Au cours des derniers mois, des soldats azerbaïdjanais ont arrêté des Arméniens âgés – parmi lesquels le malade Vagif Khachatryan, âgé de 68 ans – qui voyageaient à bord d’un véhicule du CICR dans le corridor de Latchine, les accusant d’avoir commis des «crimes» dans le passé. Le 28 août, trois étudiants se rendant du Karabakh en Arménie à bord de véhicules des forces de maintien de la paix russes ont également été appréhendés. Tout Arménien qui se retrouve entre les mains des Azerbaïdjanais risque de subir le même sort, puisqu’il n’existe pas de système judiciaire fiable en Azerbaïdjan.

L’utilisation de l’alibi de l’écologie par un régime dont 94% des revenus dépendent des exportations de pétrole et de gaz n’est pas seulement cynique, c’est aussi une dégradation délibérée du sens de ce terme. Des concepts tels que «écologie» ou «activisme», «sauver la planète» sont transformés par l’autoritarisme de la dynastie Aliyev en un cauchemar orwellien de haine ethnique, de guerres de siège et de menace de génocide.

La répression s’intensifie depuis la guerre de 2020

Cette destruction de sens ne concerne pas seulement les Arméniens; il s’agit d’un système d’ensemble mis en place par Ilham Aliyev depuis qu’il a hérité du pouvoir de son père il y a deux décennies [31 octobre 2003]. Lorsque de véritables manifestations environnementales ont éclaté dans le village azerbaïdjanais de Soyudlu en juin – des villageois protestaient contre l’exploitation minière entraînant une pollution toxique – la police azerbaïdjanaise a violemment attaqué les manifestant·e·s âgés, placé le village sous contrôle et jeté les activistes en prison.

En fait, l’Azerbaïdjan est soumis à un contrôle strict depuis la pandémie de Covid-19. Les frontières terrestres avec les pays voisins – la Géorgie, la Russie et l’Iran – restent fermées depuis lors. La justification officielle est la pandémie, bien qu’officieusement Ilham Aliyev pense qu’il est plus en sécurité si les frontières azerbaïdjanaises avec la Russie et l’Iran restent fermées. La minorité ethnique azérie du sud-est de la Géorgie a protesté contre ce blocus, demandant à Bakou de rouvrir la frontière.

Pourquoi Ilham Aliyev poursuit-il ses initiatives agressives et encourage-t-il le nettoyage ethnique des Arméniens du Karabakh, même après la guerre de 2020?

L’une des interprétations possibles est qu’il a besoin de ces stratégies extrémistes afin de gagner en popularité. Dans la mesure où la plupart des Azerbaïdjanais approuvent les mesures agressives contre les Arméniens, Ilham Aliyev n’a pas besoin du consentement de l’opinion publique pour mener à bien ses initiatives. La victoire militaire a donné à Aliyev la légitimité nécessaire, dont aucun autre dirigeant azerbaïdjanais n’a bénéficié depuis l’indépendance. Les politiques mises en œuvre depuis par Ilham Aliyev traduisent ses propres visions. Elles sont des expressions de son idéologie völkish – ces opinions nationalistes et racistes extrêmes comme celles qui prévalaient en Europe dans les années 1930.

Pour Ilham Aliyev, les Arméniens n’ont tout simplement pas le droit d’exister. Ils ont été «importés» de quelque part par le «colonialisme russe» et n’ont pas le droit d’avoir des opinions politiques. Non seulement Aliyev est intraitable dans ses projets de nettoyage ethnique des Arméniens du Karabakh. De plus, son régime conteste ouvertement la légitimité de l’Etat arménien en tant que tel. Dans les médias officiels azerbaïdjanais, l’Arménie, dans ses frontières actuelles définies, est qualifiée d’«Azerbaïdjan occidental». Une telle idéologie est à l’origine de guerres ethniques perpétuelles.

Aliyev regarde également le peuple azerbaïdjanais selon un prisme similaire. Sa conviction qu’il y a des individus – comme lui – qui ont la légitimité héréditaire de gouverner, et des masses inférieures qui sont destinées à être gouvernées, n’a été que renforcée par sa victoire militaire de 2020. Selon sa conviction, l’Etat de droit, les droits de l’homme, le multilatéralisme, la démocratie et d’autres principes de ce genre n’ont de sens que pour les faibles. C’est pourquoi le Haut-Karabakh est assiégé depuis neuf mois, c’est pourquoi la répression contre les dissidents azéris s’est intensifiée, et non pas relâchée, depuis la guerre: le nombre de prisonniers politiques azéris a augmenté depuis 2020. Au cours des derniers mois seulement, deux prisonniers politiques, Saiq Kazimov et Sabuhi Salimov, sont morts après de longues grèves de la faim, initiées pour protester contre les conditions épouvantables de leur détention.

Dans l’Etat d’Ilham Aliyev, il y a soit la soumission personnelle au dirigeant et à ses lubies, soit l’opposition et la répression. Les régimes autocratiques ont besoin d’ennemis extérieurs pour justifier la discipline et la répression internes. Les travaux de l’économiste Gubad Ibadoglu qui, dans un article récent, avait conclu que «le pétrole entrave la démocratie»  ne sont tout simplement pas tolérés. Gubad Ibadoglu a été arrêté à Bakou le 23 juillet 2023 sous d’invraisemblables accusations de «falsification» et torturé en prison.

La répression la plus sévère s’est abattue sur les croyants chiites. Des centaines d’entre eux ont été arrêtés au cours des derniers mois. Alors que l’islam chiite est la religion d’Etat, le régime d’Aliyev veut contrôler toute organisation autonome et soupçonne les croyants chiites d’avoir des liens avec l’Iran.

Cette politique aura des conséquences catastrophiques lorsque le régime autocratique d’Aliyev entrera dans une phase de crise.

L’Azerbaïdjan alternatif

L’idéologie völkish d’Ilham Aliyev n’arrive pas à convaincre les cercles cultivés d’Azerbaïdjan, surtout après la guerre de 2020. La guerre a fait disparaître une justification majeure de la haine anti-arménienne. Les politiques azerbaïdjanaises menées depuis lors, les attaques militaires continues et surtout le blocus du Haut-Karabakh, qui dure depuis neuf mois, ont explicité les sources de la violence perpétuelle dans ce conflit. En outre, de nombreux Azerbaïdjanais espéraient qu’après la guerre et la victoire, la répression interne s’atténuerait. Aujourd’hui, ils établissent un lien entre la répression interne continue contre les Azéris dissidents et la violence externe contre les Arméniens du Karabakh.

C’est ce lien exact – entre l’ennemi ethnique, la guerre et la répression interne – qui fait l’originalité de la déclaration du 10 août du Collectif féministe azerbaïdjanais pour la paix. Son titre a de quoi surprendre l’observateur de la politique caucasienne: «En solidarité avec le Karabakh/Artsakh contre la guerre totale, le blocus et l’hégémonie». La déclaration rejette la violence exercée contre la population arménienne de l’Artsakh, au nom de l’Etat-nation azerbaïdjanais:

«Qu’il s’agisse du blocus du Karabakh/Artsakh, de la violence contre les habitant·e·s du village de Soyudlu ou de la terreur d’Etat organisée contre la population politiquement active, il est important de comprendre que tout cela est interdépendant et que le véritable ennemi n’est pas la communauté arménienne sans pouvoir, mais l’Etat dominant et hégémonique d’Azerbaïdjan.»

La répression continue d’Ilham Aliyev a détruit le «centre politique» et polarisé les Azéris entre ceux qui se soumettent aux dirigeants par loyauté personnelle et ceux qui sont poussés à se radicaliser.

Ces opinions radicales sont certes aujourd’hui minoritaires, la majorité de la population azerbaïdjanaise étant ralliée à Aliyev. Cependant, il ne faut pas sous-estimer l’importance des nouvelles idées qui prennent forme. C’est la première fois, dans un conflit de trente ans, qu’une critique aussi radicale de l’idéologie dominante est formulée, créant ainsi la possibilité de dépasser les causes du conflit lui-même: le nationalisme agressif. Nous ne devrions pas non plus sous-estimer l’importance des idées critiques formulées contre l’idéologie d’Aliyev qui, elle, n’a pas de contenu, une idéologie destructrice de tout sens et qui est fondée non pas sur la persuasion mais sur le pouvoir brutal. Seule une vision anti-nationaliste inclusive de l’avenir peut mettre fin aux guerres sans fin dans le Caucase, des guerres contre «l’autre» et contre soi-même. (Article reçu le 31 août 2023; traduction rédaction A l’Encontre)

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