La victoire des conservateurs a été avant tout le triomphe d’un projet réactionnaire de la droite dure qui couve depuis de nombreuses années au sein du Parti conservateur. Ils ont réussi à persuader de nombreux électeurs/électrices travaillistes qu’il était plus important d’affirmer le nationalisme anglais que de se débarrasser des banques alimentaires et des SDF ou de s’assurer que les gens ne meurent pas en attendant leur admission à l’hôpital.
Seul celui qui a choisi de ne pas entendre le seul slogan de Boris Johnson «Get Brexit done» (Réalisons le Brexit) peut croire le contraire.
Les conservateurs ont remporté 43,6% des suffrages [13’966’565 électeurs] et élu 365 députés. Les travaillistes ont recueilli 32,2% des voix [10’295’607 électeurs], soit une perte de 7,8% [par rapport aux 40% du 8 juin 2017: 12’858’652 électeurs]. Le nombre de sièges se monte à 203 [par rapport au 262 du 8 juin 2017]. La plupart des suffrages perdus sont allés aux conservateurs en Angleterre et au SNP d’Ecosse (Parti national écossais). Même dans les circonscriptions où les travaillistes ont maintenu leur siège, la part des suffrages a diminué, souvent d’environ 10%.
• Tout cela, en dépit d’une campagne travailliste qui a réussi à attirer des centaines de militant·e·s qui ont parcouru de longues distances pour être actifs dans des circonscriptions marginales. En fin de compte, la classe dirigeante a agi selon son propre intérêt de classe malgré son aversion pour le Brexit; quand à la classe ouvrière du Nord désindustrialisé, elle a ignoré son intérêt de classe et a acheté le Brexit et la rhétorique de la «prise de contrôle».
Les résultats en Ecosse sont plus encourageants. Le SNP compte aujourd’hui 48 sièges et accentue sa revendication d’indépendance dans un rejet explicite de la vague de chauvinisme anglais. Dans le nord de l’Irlande, le DUP (Parti unioniste démocrate) est aujourd’hui dépassé en nombre par les députés «pro-remain», ce qui incite la dirigeante du Parti de l’Alliance d’Irlande du Nord, Naomi Long, à déclarer que face à un hard Brexit ou à un no-deal «il est presque inévitable qu’il y ait une poussée pour un référendum pour l’unité irlandaise» (The Irish News, 13 décembre 2019).
La Grande-Bretagne, cependant, sera hors de l’UE d’ici la fin du mois de janvier. D’ici la fin de l’année, nous pourrions être confrontés à un Brexit sans accord et à un accord de libre-échange très dommageable avec Donald Trump. «Get Brexit done» a été le plus gros mensonge utilisé dans cette campagne électorale post-vérité à la Trump qui a débouché sur l’élection d’un premier ministre raciste notoire.
Deux questions se détachent
• Comme John McDonnell [responsable des Finances dans le cabinet fantôme des travaillistes depuis 2015] l’a dit à juste titre, l’élection a été dominée par le Brexit au point que le Manifeste radical du Parti travailliste n’a pas pu passer outre, n’a pu s’imposer. Les Brexiters ont voté en grand nombre pour les conservateurs. John Curtice, spécialiste des analyses quantitatives des élections ainsi que des votes, affirme dans The Times du 13 décembre 2019:
«La part des votes pour les conservateurs a augmenté en moyenne de six points dans les circonscriptions où plus de 60% ont voté Leave [quitter l’UE] en 2017, alors qu’elle a diminué de trois points où plus de 55 % ont voté Remain.
En revanche, le vote des travaillistes a chuté de 11 points dans les circonscriptions les plus pro-Leave et a reculé de seulement 6 points dans les circonscriptions les plus favorables au Remain.»
Le sentiment pro-Brexit s’est renforcé au cours de l’année écoulée, beaucoup de gens s’indignant vivement du rôle joué par les travaillistes pour s’opposer à un Brexit sans-accord et pour leur promesse d’un second référendum s’il gagnait le gouvernement.
• Le deuxième facteur a été la diffamation incessante visant Jeremy Corbyn au cours des deux ans et demi qui ont suivi les dernières élections. Il a été dépeint, de manière diffamatoire, comme n’étant pas seulement un antisémite mais un défenseur du terrorisme. Même Arthur Scargill [élu en 1981 à la tête du National Union of Mineworkers], pendant la grève des mineurs [en 1984-1985], n’a pas dû faire face à l’ampleur des calomnies dirigées contre le dirigeant travailliste. Dès les premiers moments de la direction Corbyn du Parti travailliste, l’ensemble de l’establishment médiatique et pratiquement la droite des travaillistes se sont mis à le calomnier.
• Cependant, nous sommes maintenant confrontés à un gouvernement conservateur avec une majorité parlementaire intouchable et un mandat pour mettre en œuvre le Brexit. Beaucoup de membres de la gauche travailliste seront démoralisés et la droite du Parti travailliste soutient déjà que le «corbynisme» doit être défait pour rétablir la crédibilité du Parti travailliste. La droite se frotte les mains avec joie et poussera sans doute à l’expulsion de la gauche pro-Corbyn du parti et à un virement de bord brusque vers la droite afin de faire appel au nationalisme anglais des supporters du Brexit.
Enfin, ce n’est pas simplement une défaite pour la classe ouvrière britannique. Un gouvernement travailliste de Corbyn aurait eu un impact mondial sur les mouvements progressistes, les militants du climat et la gauche internationale.
Qu’aurait-on pu faire différemment?
• Tout d’abord, la décision de tenir les élections avant un référendum [sur le Brexit] a été un désastre, comme cela l’a été avant que le combat au Parlement pour un deuxième référendum n’ait pris fin. L’initiative en a été prise par les Libéraux-démocrates et le SNP qui ont quitté le navire et ont laissé peu d’options aux travaillistes.
• Deuxièmement, les travaillistes auraient dû adopter et faire campagne en faveur d’un second référendum à un stade beaucoup plus précoce et plaider en faveur du maintien des avantages de l’adhésion à l’UE, tout en exposant des idées pour réformer l’organisation. Il est difficile de se rappeler que de hauts responsables travaillistes ont sérieusement contesté la rhétorique dominante anti-UE. Il était difficile pour les travaillistes de renverser cette perception, mais un changement clair, dès le premier jour, pour le Remain aurait minimisé l’ampleur du désastre.
• Dans l’instruction [au sens de la recherche des «coupables»] qui va maintenant avoir lieu, la gauche pro-Brexit nous dira que c’est la faute des «remainers» et de ceux qui défendent la libre circulation des travailleurs.
Lindsey German [ex-dirigeante du SWP] de Counterfire soutient que la grande erreur de Corbyn a été d’avoir soutenu un second référendum, plutôt que de soutenir le Brexit lui-même. Elle pointe du doigt la People’s Vote Campaign [qui demandait que le gouvernement soumette un accord de Brexit au vote des citoyens]
et celle «Une autre Europe est possible» qui aboutirent, selon elle, à ce que Corbyn s’égare.
• Nous devrions nous opposer à tout cela et défendre la plate-forme sur laquelle les travaillistes se sont prononcés. Le manifeste travailliste se proposait de répondre aux besoins de la classe ouvrière britannique et constituait un effort sérieux pour faire face à la crise climatique. Il faisait appel à la fois au mouvement ouvrier et à la nouvelle génération qui affluait vers le «corbynisme». La prochaine fois, les travaillistes devraient inclure un système de vote plus démocratique afin que les gens ne soient pas obligés de s’engager dans un vote tactique [des choix électoraux triangulaire pour tenter d’éliminer un candidat conservateur].
Jeremy Corbyn a dit qu’il quittera son poste de dirigeant après une période de réflexion au cours de laquelle le parti pourra tirer quelques leçons de ce qui s’est passé. C’est probablement la meilleure façon d’éviter un interrègne détestable. Cela donne aussi à la gauche l’occasion d’étudier le paysage et de s’accrocher à ce qu’elle a gagné pendant les années Corbyn.
• Johnson ne pourra pas conduire simplement les choses à sa guise. Il a établi une frontière le long de la mer d’Irlande et a mis en place une crise constitutionnelle avec l’Ecosse qui est susceptible de mener à l’indépendance. Son projet remet en question les fondements de l’Etat britannique, ce qui aura d’énormes implications pour son parti. Il va faire face également à un avenir immédiat de fragilité économique, ce qui atténuera rapidement l’éclat de son gouvernement.
• Cependant, nous devons être réalistes. Le résultat des élections a été une défaite majeure pour la gauche et les intérêts de la classe ouvrière. Le gouvernement Johnson aura le dessus pendant un certain temps, car les gens ne croient pas à la possibilité d’un changement radical ou même à la possibilité de défendre efficacement leurs emplois et leurs conditions de travail. Quiconque dit qu’existe une solution rapide vend un élixir trompeur, mais dans les premiers jours de la nouvelle décennie, notre travail consiste à reconstruire une gauche qui peut vaincre les conservateurs et les gens qui disent que le Labour doit devenir plus semblable à eux. (Article publié sur le site de Socialist Resistance en date du 13 décembre 2019; traduction rédaction A l’Encontre)
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