Depuis les deux grandes manifestations des 11 et 12 décembre, le Hirak semble s’inscrire désormais dans une nouvelle phase. Celle de la persévérance et de la continuité. L’annonce de l’élection de Tebboune ne change rien à la donne. Poursuite du Hirak jusqu’au départ du système.
• Ciel nuageux et matinée calme pour un jour de Hirak. Presque trop calme. Aux alentours de la place Audin, entre deux vrombissements de voitures, le temps de quelques secondes, s’installe le silence à intervalles réguliers. Et dans l’une de ces fenêtres silencieuses, parfois un bruit ou un son pour rappeler que sous l’apparente quiétude, il y a la vie. Comme ces miaulements d’un chat qui se mêlent aux pleurs d’un bébé emmitouflé dans une couverture de fortune, tout contre la poitrine effacée d’une mendiante aux yeux tristes et au teint blafard. Le chat comme le bébé ont faim. La femme donne au bébé un biberon au contenu transparent, certainement de l’eau additionnée de sucre. Le chat prend son élan et saute dans une poubelle ouverte.
Dans Alger-Centre, le dispositif de sécurité est identique à celui des vendredis précédents avec quelques renforts en haut de l’hôpital Mustapha et place Addis-Abeba. Des positions abandonnées depuis quelques mois et qui ont fait leur réapparition à l’occasion de ce scrutin.
• Rue Didouche Mourad, aux abords du siège du RCD (Rassemblement pour la culture et démocratie), les quelques activistes de ceux qui font le Hirak d’avant le Hirak y sont regroupés. Depuis deux semaines, le carré des irréductibles a pris son départ d’ici. Sauf qu’aujourd’hui, il semblerait qu’au RCD, on aimerait bien que la marche commence plutôt vers 14h. Un militant RCD s’adresse aux présents pour les inviter à rejoindre le carré du RCD après la prière du vendredi. Les «irréductibles» se donnent le mot pour se retrouver du côté de la mosquée «Errahma». L’un d’eux confiera: «Moi je suis un militant du Hirak! Personne ne nous dicte quand nous devrions commencer à manifester et surtout pas à ne pas manifester!». Ils rejoignent et se regroupent du côté de la mosquée «Errahma» dont les alentours sont sous surveillance accrue de policiers en civil. Même un «carrosse blanc», le fameux fourgon cellulaire, fait une apparition dans le périmètre. Beaucoup de contrôles. Quid des arrestations?
• Sur l’axe Didouche Mourad–Grande Poste, de plus en plus de passants arpentent les trottoirs. Soumeya et son papa sont déjà prêts. Someya, la petite écolière du Hirak, l’emblème national en cape et en bandeau autour de la tête, est décidée à continuer de manifester jusqu’à la victoire. Dix mois de Hirak ont fini par forger chez elle une conscience qui ferait pâlir de jalousie un adulte. Son père est aussi déterminé: «Même si je dois en mourir. D’ailleurs, si cela devait arriver ou que l’on m’arrête, j’ai demandé à mon épouse de prendre la petite et de continuer à manifester.» Il y a aussi Khalti Zahia, une atèle à l’index gauche. Elle souffre d’une fracture du doigt. «C’était hier, raconte-t-elle, j’ai été maltraitée par une femme policière qui m’agrippa au cou, j’ai failli étouffer. Heureusement que d’autres policiers m’ont tiré de ses griffes. C’est dans la bousculade que mon doigt s’est cassé. Mais je suis là aujourd’hui et demain!» Ammi Rabah Ouakli, sur un air plaisant, donne ses consignes pour la journée d’aujourd’hui: «Je demande aux manifestants de lever l’index gauche pendant la marche, ainsi nous verrons aisément ceux qui n’ont pas voté. Les votants, eux, n’oseront pas lever la main.»
• Le carré des irréductibles ne se manifestera que vers midi-trente presque, prenant son départ en haut de la rue Victor Hugo. Les initiateurs comme les marcheurs et les journalistes sont quelque peu épuisés par trois jours de marches, depuis celle des étudiants. Aux premiers rangs de la marche, les figures connues du Hirak algérois, Farouk, Souad, Khalti Djamila et bien d’autres activistes qui se donnent corps et âme à l’Algérie de la liberté, depuis bientôt dix mois. Les étudiants sont présents en force: Abdou, Anais, Imen, Fella, Zahra… Au même moment, ce qui n’était qu’une information lapidaire, se confirme: «Il n’y aura pas de second tour. Tebboune est président avec 58% des voix.»
Les manifestants dénoncent la mascarade électorale…
La marche s’ébranle aux cris de «Dawla madania machi askaria» (Etat civil et non militaire) puis enchaîne «Kanet beyna, masrahia, tal’ou Tebboune lel Mouradia» (La mise en scène était claire, ils ont mis Tebboune à la présidence). Puis la foule reprend le chant de la issaba (le gang) et des cinq chacals (les cinq candidats à la présidentielle), enchaîne avec «ce ne sont ni nos élections ni notre président!»
• Le Hirak dénonce des élections truquées, contraires à la volonté populaire et un président parachuté, dont l’avènement était pressenti depuis fort longtemps. D’aucuns, parmi les Facebookers, rappelleront que le dessinateur Nime, pour avoir dit cette vérité-là, à travers une gravure lourde de sens, se retrouve en prison pour trois mois ferme! On rappelle aussi que c’est cette même vérité qui a valu à Lakdar Bouregaâ [militant pour l’indépendance, membre fondateur du Fondateur des forces socialiste] son séjour actuel en prison.
• Vers 13h15, le Hirak marque une pause, toujours encadré par un dispositif policier qui se veut rigoureux pour assurer un couloir pour les automobilistes mais peu hostile aux manifestants. Un manifestant aura cette réflexion: «je ne comprends pas qu’ils puissent nous frapper hier et nous demander gentiment aujourd’hui de nous ranger sur le trottoir…». Ce à quoi, son copain répond: «Les ordres, ya si! ce sont les ordres!» Certains policiers osent interpeller les manifestants: «Qu’est-ce que vous voulez de plus? Vous avez aujourd’hui un président qui va tout régler…» Ce à quoi un manifestant répond: «Nous avons surtout une issaba qui a su se regénérer, se recycler…» ou comment deux perceptions de l’avenir de ce pays, aux antipodes l’une de l’autre, s’affrontent. Au propre comme au figuré.
• C’est l’heure de la prière du vendredi. De nombreux pratiquants, tapis sur l’épaule, de préférence la droite, pressent le pas vers la mosquée la plus proche, en l’occurrence, «Errahma» qui, depuis le 22 février, fait le plein chaque vendredi.
Rue Khattabi, les policiers en faction et dont les véhicules occupent toute la place Khemisti somment les manifestants en attente d’avancer hors du périmètre de la rue Khattabi. Le centre névralgique et le pôle «magnétique» de la capitale est sous contrôle. Tous les contrôles.
… et fustigent le nouveau président!
• A 14h, le Hirak reprend ses droits. La rue Khattabi est déjà envahie par une foule dense qui hurle sa colère au lendemain d’élections que beaucoup espéraient pouvoir annuler. Mais le Hirak est à l’heure de l’optimisme. «Nous avons peut-être perdu une bataille, mais pas la guerre! – notera Messaoud, traits fins, moustaches fines et lunettes d’intello – Je crois qu’aujourd’hui, nous assistons à la renaissance du Hirak qui, et je le pense sincèrement, viendra à bout de ce système qui vient juste de se recycler. Un système passé maître dans le transformisme politique, mais qui ne réussira pas à berner les Algériens».
• Se peut-il que le Hirak entame un second «22 février»? Tout semble l’indiquer au regard de la vigueur des manifestations et de la vigueur des manifestants. Riad est optimiste, «ce système nous l’aurons à l’usure!» Au même moment, la foule scande: «Bravo la Kabylie, l’Algérie est fière de toi!» pour son taux de participation «zéro» aux élections. Le drapeau amazigh planera de nombreuses fois au-dessus des têtes des manifestants, suivi ou précédé du cri de ralliement: «Qasba, Bab El oued! i mazighen!»
• Tebboune est encore une fois l’attraction centrale de ce Hirak du vendredi. «Allah Akbar! Intikhabat M’zaoura!» (Dieu est grand! Elections truquées.) Dès la réouverture des magasins après la prière du vendredi, de nombreuses épiceries sont prises d’assaut par des manifestants pour acheter de la farine, distribuée aux marcheurs en guise de cocaïne [allusion au fils de Tebboune mêlé à une «importation» de cocaïne]. Des centaines et des centaines de manifestants, femmes et hommes, défilaient avec le nez barbouillé de blanc, simulant un «sniff» de cocaïne, d’autres mimaient carrément le geste. Des lignes de farine, à côté de policiers en ligne. «Tebboune el cocaïne» semble devoir coller au personnage du nouveau président pendant un bon moment. Et tous de chanter en chœur: «Kanet bayna! Masrahia ouel cocaïne fel mouradia!» La mise en scène était claire, voilà que la cocaïne s’installe à la présidence! Hirak cocaïnisé ou Tebboune enfariné? Face à une élection «forcée» et à un candidat «imposé», le Hirak a sorti son arme secrète: l’humour.
• Les cartons rouges avec le NON sont légion. Le Hirak s’inscrit toujours dans le déni. Dans le défi. «En tant que Hirak, dira Mahfoud, nous ne validerons jamais ces élections de la honte! Ce pouvoir est la risée des autres nations qui vont lui présenter leurs félicitations en riant sous cape. Heureusement que le peuple a sauvé la face!»
Alger est en fête. Ammi Akli, avec sa casquette de marin et sa canne à pêche au bout de laquelle flotte l’emblème national agrémenté de trois ballons de baudruche aux couleurs nationales, sautille avec frénésie au son des slogans et des chants. «Depuis le 22 février, j’ai cette énergie en moi et je l’exprime de cette façon, en sautillant», dit-il. Les enfants, sur les épaules de leurs papas, brandissent un drapeau ou une bannière aux couleurs nationales. Des youyous fusent. Des rires de joie et des larmes de tristesse. De la joie face à cette mobilisation inégalée depuis des mois. De la tristesse pour tous les détenus du Hirak, les emprisonnés, les bastonnés. Le Hirak n’oublie pas ses enfants. Ni ses valeurs fondamentales: son profond attachement à la patrie, à la démocratie et à un état de droit, à la liberté et à l’esprit silmiya qui caractérise «la révolution du sourire». Le Hirak 2.0 est né. (Article publié dans le quotidien Reporters, le 14 décembre 2019)
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