Depuis le 5 décembre, la grève reconductible s’est installée dans la durée à la SNCF et à la RATP bloquant les transports ferroviaires dans le pays et les transports urbains dans la région parisienne avec l’engagement pris de durer jusqu’au retrait du projet de démantèlement du système des retraites.
La dynamique prise depuis le début autour de ces deux secteurs est celui d’une forte mobilisation lors de plusieurs journées de grève de la part des enseignants (70% de l’Education nationale en grève le 5 décembre), des électriciens-gaziers et les pompiers, des étudiants et lycéens et un nombre significatif de débrayages dans le secteur privé, lors du 5 et du 10 décembre. Ce jour-là, a eu lieu une nouvelle journée de grève et de manifestations, à l’appel de CGT, FO, Solidaires, FSU et des syndicats lycéens et étudiant. Préparées en seulement 4 jours, les manifestations ont été d’une ampleur en moyenne, selon les villes, d’un tiers à moitié moindre que le 5 décembre. Mais avec le chiffre de 400’000 manifestants annoncé par la police (800 000 selon la CGT), dans toutes les villes, les manifestations dépassaient le niveau de celles de 2016 contre la loi Travail. Toutes étaient dynamiques et reflétant le plus souvent le caractère d’unité interprofessionnelle et intersyndicale, avec la présence des Gilets jaunes.
• A ce jour, seuls les salarié·e·s de la RATP et de la SNCF sont en grève reconductible et il n’y a pas eu de généralisation à d’autres professions, même dans la fonction publique. C’est dans ces deux seuls secteurs que s’est construite, depuis septembre et octobre derniers, l’organisation de la grève reconductible par des appels intersyndicaux en ce sens, la préparation des salarié·e-·s et de leur famille à une grève longue. «Mieux vaut perdre un mois de salaire plutôt que de laisser cette merde à mes enfants» disait dans un cortège un cheminot de la Gare Montparnasse. Cette détermination, cette volonté de se battre jusqu’au bout pour gagner, et pas seulement faire un tour de piste pour témoigner, est présente chez les cheminot·e·s, les agents RATP. C’est cette détermination qui, sous la pression d’assemblées générales qui reconduisent chaque jour la grève, souvent à l’unanimité, soude l’ensemble des syndicats de la SNCF et de la RATP, y compris la CFDT. Le nombre de grévistes est toujours très nettement majoritaire depuis 10 jours de reconduction. Cette détermination s’appuie aussi sur un soutien très fort des classes populaires, même en région parisienne.
Tous les instituts de sondage en témoignent, reconnaissant le soutien à la grève des deux tiers des salarié·e·s du pays, alors qu’ils et elles passent des heures à attendre les quelques trains existants, à subir des bouchons sur les routes ou à marcher longtemps pour aller et revenir de leur travail (68% dans le sondage Odoxa du 12 décembre). C’est le même soutien qu’a recueilli depuis un an le mouvement des Gilets jaunes, malgré un martelage médiatique pour essayer de discréditer et de le criminaliser.
• Au-delà de la SNCF et de la RATP, cette détermination populaire s’exprime aussi parmi les équipes militantes qui sont tous les jours mobilisées pour étendre, la grève, organiser les actions, monter des interpros dans les quartiers et les localités. Même, si dans les autres secteurs professionnels le 5 décembre apparaissait surtout comme une simple journée de grève, la nécessité et la possibilité de se mobiliser dans la durée et maintenant est une idée qui fait son chemin. Des dizaines de milliers de salarié·e·s et de jeunes se sont mis à l’œuvre pour construire, par en bas, un mouvement interprofessionnel. L’expérience des dizaines de journées de mobilisations autour de Gilets jaunes donne le ton dans les actions des derniers jours et beaucoup d’équipes syndicales tirent aussi le bilan des actions des dernières années: les grévistes à la RATP et à la SNCF veulent prendre et garder la main directement et, plus que précédemment, la jonction s’opère dans des interpros entre des équipes militantes venant de plusieurs secteurs professionnels. Plus que d’habitude, des comités de grève se forment localement, à la RATP, à la SNCF ou dans un cadre interpro pour organiser et dynamiser les actions. C’est un nouveau rapport qui commence à se construire dans certains endroits entre grévistes, militants et directions syndicales. Non pas un rapport antagonique, mais complémentaire et donnant souvent la main à la base.
• Marginal dans le mouvement des gilets jaunes, le mouvement syndical est revenu au cœur de l’action, avec une démarche commune de la CGT, de FO, de Solidaires et de la FSU. La vision du 5 décembre et de ses suites était très diverse, et le point de convergence qui apparaît aujourd’hui est seulement le «soutien aux secteurs et entreprises qui reconduisent». Mais les pans combatifs appelant explicitement à la reconduction et à la généralisation sont actifs et donnent le ton aux mobilisations. Des secteurs sont en grève reconductible, notamment dans l’Education nationale, l’énergie, la chimie. Pas assez pour faire reculer Macron, mais assez pour l’inquiéter et l’obliger à manœuvrer. Une nouvelle journée de grève et de manifestation est appelée par tous les syndicats pour le 17 décembre, date déjà choisie pour une action nationale de tous les métiers hospitaliers. Cette journée sera décisive dans le rapport de forces.
• Jour après jour, le débat politique autour de la réforme des retraites change de nature. Le gouvernement voulait un obscur débat technique et d’équilibre financier, difficilement compréhensible et lui permettant d’obtenir un soutien dans le pays grâce à quelques formules creuses et démagogiques d’universalité et d’égalité, stigmatisant les «privilégiés» des régimes spéciaux. Aujourd’hui c’est un débat de société qui prend le dessus. Car la question du mode de calcul de la retraite fait ressortir toutes les injustices subies le long de leur vie par les salarié·e·s, au premier rang desquels les femmes, ceux et celles qui vivent des dizaines d’années dans la précarité ou dans des métiers pénibles. La majorité des salarié·e·s arrivent usé·e·s et pour moitié sans emploi à l’âge de partir en retraite.
Ces situations sont mises en lumière par la contre-réforme des retraites et la grande majorité des salariés comprend que leur situation va empirer si le gouvernement arrive à ses fins. Grévistes ou non-grévistes, ils comprennent aussi que l’attaque contre les salarié·e·s des régimes dits spéciaux (1,4% de la population active) va servir de prétexte à une attaque généralisée. Le basculement du système entre le calcul de la retraite sur les meilleurs salaires vers le système par points va se traduire automatiquement par une baisse du montant des retraites. Ce climat de débat permanent parmi les salarié·e·s sur les modes de calcul, les pertes à craindre, rappelle les débats intenses lors du référendum de 2005 sur le Traité constitutionnel européen.
• Un élément est notamment en train de ressortir. Derrière la réforme des systèmes collectifs de retraite, se tiennent en embuscade, pour une arrivée frontale, les fonds de pension. Aujourd’hui, en France, les placements dans des fonds de pension pour préparer sa retraite sont microscopiques: autour de 14,7 milliards -0,63% du PIB en 2016. Le pourcentage des fonds de pension dans le PIB est de 6.76% en Allemagne, 95% au Royaume Uni (2273 milliards), 180% aux Pays-Bas, [en Suisse, les caisses de pension géraient directement en indirectement l’équivalent de 133% du PIB en 2017; contre 112% en 2007].
Les fonds de pension sont donc à l’affût d’un nouveau marché. En 2015, Emmanuel Macron, alors Ministre de l’Economie, avait fait plusieurs déclarations souhaitant l’arrivée en France des fonds de pension. Dès son arrivée à l’Elysée, en 2017, il avait reçu Larry Fink, PDG de BLackRock, en tête de fonds d’investissement (gestion d’actifs) et présent dans 20 des firmes du CAC 40. BlackRock est donc fort intéressé à la gestion des capitaux réunis par les fonds de pension. Une loi, la loi PACTE, votée il y a quelques mois par le Parlement (mai 2019), facilite le mouvement des fonds de pension et en allège la fiscalité. De plus, et surtout, le projet de loi contre les retraites ne soumettrait plus à cotisation les revenus supérieurs à 120’000€ annuel, contre 324’000 euros aujourd’hui. Les plus hauts revenus, salariés et non-salariés, pour maintenir une retraite élevée, glisseraient donc automatiquement vers les fonds de pension, fournissant le début d’un pactole qui risquerait évidemment, comme dans d’autres pays européens, de se renforcer au fur et à mesure que les retraites se réduiraient comme une peau de chagrin. Coïncidence, il vient d’être révélé que Jean-Paul Delevoye – responsable gouvernemental depuis deux ans du projet de loi contre les retraites et membre du gouvernement depuis le 3 septembre – était: administrateur «bénévole» de l’Ifpass (Ecole de formation aux métiers de l’assurance); président du think tank Parallaxe (fonction rémunérée 64’420 euros nets en 2018 et 2019) et membre de l’IRG (Institut de recherche et de débat sur la gouvernance). Tout cela fut omis d’être déclaré dans sa «déclaration d’intérêt»
• Au lendemain du 10 décembre, estimant à tort que le mouvement s’essoufflait, le Premier ministre, Edouard Philippe a enfin présenté les grandes lignes du projet de loi.
D’un côté, pour essayer de calmer la colère et démobiliser le mouvement, il a dû opérer un recul en reportant aux générations nées après 1975 l’application de sa réforme, maintenant totalement les précédentes dans le système actuel. De l’autre, il maintenait, avec une provocation ostentatoire, tous les éléments de son projet de changement de système, y ajoutant une nouvelle aggravation en faisant passer l’âge de départ à taux plein de 62 ans à 64 ans, par un recul de 4 mois par an applicable dès 2022 à tous les salarié·e·s (ainsi, les personnes nées en 1960 devront attendre 62 ans et 4 mois pour partir en retraite à taux plein…). Il n’apportait aucun élément concret aux personnels de la Fonction publique, et notamment de l’Education nationale qui subiraient mécaniquement des baisses de plusieurs centaines d’euros par mois ni aux personnels des transports, RATP et SNCF, renvoyés à des négociations de branches pour le calcul des périodes de transitions.
• De façon démagogique et rémanente, le gouvernement avance trois arguments fallacieux pour qualifier, par antiphrase, sa réforme «d’universelle et de juste socialement»:
– la promesse pour 2022 d’une retraite minimale, pour une carrière complète, à 1000 euros net (85% du SMIC), annoncée comme une grande avancée sociale… C’est de fait un recyclage d’un texte de loi, qui aurait dû être appliqué en 2008 et représente, en réalité, une augmentation de 30 euros de ce que l’on appelle le «minimum contributif». Macron avait déjà promis aux gilets jaunes, en avril dernier, qu’il l’appliquerait au 1er janvier 2020. C’est donc au contraire un nouveau report de l’application de cette mesure.
– l’affirmation que les plus précaires, aux carrières chaotiques, tireraient un bénéfice du système par points, le système actuel ne donnant pas de trimestre cotisé si on a travaillé moins de 150h dans une année. Argument démagogique puisque les précaires ne sortiront pas de retraites misérables, bien au contraire, avec le calcul de la retraite par points. Les années de galère ne donneront que très peu de points, et elles pèseront toutes. Le système actuel permet, au moins, de ne prendre en compte que les 25 meilleures années de salaires.
– le prétendu bénéfice que tireraient les femmes, et notamment les mères, du nouveau système. Au contraire, il supprimerait les 8 mois de trimestres validés par enfant, et les femmes subiraient de plein fouet le report de deux ans d’accès à la retraite à taux plein, et un système pénalisant les carrières hachées. S’ajoutent à cela de moins bonnes conditions pour le versement d’une pension de réversion après le décès du conjoint… Tout cela en échange d’une majoration de 5% par enfant qui risque de profiter au père plus qu’à la mère.
• D’ailleurs, cet enfumage est tellement évident que, d’un côté, le gouvernement annonce que tout le monde gagnera avec le nouveau système, mais en même temps, il s’engage à ne pas l’appliquer tout de suite pour faire baisser la colère. Par ailleurs, il refuse de mettre en place le moindre simulateur grâce auquel les salarié·e·s pourraient faire leur calcul et leur comparaison avec le système actuel! Preuve s’il en est de la duperie des annonces gouvernementales.
Donc le Premier ministre, par ses annonces du 12 décembre a réussi à se mettre à dos tous les grévistes… et la CFDT qui était pourtant son allié muet depuis le début du mouvement. Non seulement la CFDT cheminots a maintenu sa participation à la grève à la SNCF, mais la confédération s’est sentie trahie par le gouvernement, puisqu’elle avait exigé de ne pas mélanger réforme « systémique » et réforme « paramétrique», en gros de ne pas mélanger le changement de système de retraites avec des changements des «paramètres»: nombre d’années cotisées pour une retraite complète, âge de départ, etc. Et là, casus belli, le gouvernement a annoncé le report de deux ans de l’âge du taux plein! Visiblement, Edouard Philippe veut charger la barque, pensant que le rapport de force permet de faire plier les salarié·e·s et d’aligner la France sur un âge de départ approchant la moyenne des autres pays européens!
• Comme cela était prévisible, l’ensemble du mouvement syndical s’est insurgé le 12 décembre contre le projet gouvernemental et la détermination des grévistes en a été renforcée. L’ensemble des syndicats (CGT, FO, FSU, Solidaires, mais aussi CFDT, CFTC et UNSA), se retrouve aujourd’hui dans un appel à la grève et à manifestations pour le 17 décembre, journée qui s’annonce au moins aussi massive que la 5 décembre, avec la présence supplémentaire de tout le secteur hospitalier en lutte depuis des mois.
De plus, les annonces, ne répondant en rien aux pertes accrues pour les enseignants, aux points d’interrogations concernant la SNCF et la RATP, ont renforcé la détermination des secteurs engagés dans la grève. Nouvel élément d’élargissement, la moitié des raffineries de carburant sont en grève, commençant à créer une pénurie dans les stations-service.
• Depuis ces réactions aux annonces du Premier ministre, le gouvernement a compris que, loin de dénouer la crise, il l’avait fait monter d’un cran. Une opération de déminage et de division est donc à l’œuvre, à la veille du week-end.
D’abord auprès des policiers. Même si le régime proposé est «universel», Philippe et le ministre de l’Intérieur se sont déjà engagés à maintenir les conditions existantes pour «les forces de sécurité intérieure, pompiers, policiers, gendarmes, gardiens de prison, militaires». Si la question semble réglée pour les militaires (maintien de la retraite à taux plein, sans condition d’âge pour 17 ans de service pour les soldats et sous-officiers; 27 ans pour les officiers…), rien n’est clair pour les autres catégories. Les policiers auraient obtenu, vendredi, le maintien de leur régime particulier avec un départ à 57 ans. Pour faire pression, au moins 600 CRS s’étaient portés malades en début de semaine, avant le 11 décembre et les policiers avaient commencé une grève du zèle, promettant d’autres actions.
Le régime universel de Macron souffre donc des exceptions pour le seul secteur qu’il considère pénible et à risque, celui des forces de répression et d’intervention militaire. D’un autre côté, les sénateurs conserveront leurs «acquis», plus de 2000 euros net de retraite après un seul mandat de 6 ans. Quant aux enseignants qui perdraient des centaines d’euros par mois, le Ministre a commencé à tenter de renégocier avec eux, leur promettant des résultats concrets… dans les mois à venir! Le gouvernement ne prend aucun engagement financier de revalorisation des salaires. Pire, il conditionne d’hypothétiques augmentations à de nouvelles charges de travail ou à un accroissement annuel du temps de travail.
• De fait, le gouvernement veut dénouer la crise en enlisant les directions syndicales dans des discussions sectorielles dans les semaines à venir pour leur donner du «grain à moudre» comme le disait un ancien dirigeant syndical [André Bergeron – 1922-2014 – secrétaire général de Force ouvrière de 1963 à 1989] et empêcher le maintien d’une confrontation centrale contre le projet. Concernant la CFDT, le but serait aussi de lui concéder quelques mesures, sur les critères de pénibilité par exemple, qui lui permettraient de se retirer du conflit. Si le gouvernement gagnait ces objectifs, le mouvement perdrait son rapport de force et la réforme serait entérinée.
A l’évidence, le gouvernement ne veut pas revenir sur son allongement des carrières à 64 ans minimum ni à l’instauration des retraites par points. Son objectif de fond est de casser le régime des salarié·e·s par cotisations sociales, de glisser progressivement vers un système de retraites par point ne couvrant plus qu’une partie moindre du salaire antérieur, comme c’est le cas dans beaucoup de pays d’Europe. L’objectif est bien de ne pas dépasser les 14% du PIB pour les dépenses publiques de retraite et de pousser au développement d’un pilier d’assurance individuelle par les fonds de pension. Macron fait de cette réforme un objectif politique qui, malgré le large désaveu populaire dont il continue à pâtir, lui ouvre la voie de sa réélection en 2022, en apparaissant comme le meilleur gouvernant pour la droite, le patronat et les classes bourgeoises, verrouillant durablement la droite classique (LR) dont il occupe désormais la place.
La contre-réforme des retraites est une attaque frontale, maintenant, qui impose un affrontement central, maintenant. L’enjeu pour le mouvement social va être d’éviter les manœuvres et les divisions dans les jours qui viennent, de réussir le 17 décembre et que cette date soit l’occasion de maintenir et d’étendre la mobilisation avec un contrôle accru des grévistes sur leur mouvement. (13 décembre 2019)
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