France. «Renoncer à la déchéance de nationalité»

Les réminiscence de Manuel Valls: «10 décembre 1940, Pétain fait paraître le décret retirant la nationalité à ceux qui se «sont rendus à l'étranger sans ordre de mission régulier», entre le 10 mai et le 30 juin 1940. Premier visé: M. de Gaulle Charles-André-Joseph-Marie.
Les réminiscence de Manuel Valls: «10 décembre 1940, Pétain fait paraître le décret retirant la nationalité à ceux qui se «sont rendus à l’étranger sans ordre de mission régulier», entre le 10 mai et le 30 juin 1940.
Premier visé: M. de Gaulle Charles-André-Joseph-Marie.

Par Jean-Claude Monod

L’effet dissuasif de la déchéance de nationalité pour des terroristes kamikazes et fanatiques étant nul, le Président (Hollande), le Premier ministre (Valls) et leurs soutiens expliquent leur désir ardent de maintenir cette mesure controversée par sa dimension «symbolique». Symbolique ? Allons-y. Parmi les exemples de la déchéance de nationalité encore vifs dans l’histoire du XXe siècle, sinon dans la mémoire collective, figure celle du général de Gaulle par le régime de Vichy. L’homme du 18 juin, un beau précédent pour les tueurs du Bataclan!

Parmi les complications réelles et «symboliques» de cette mesure, le gouvernement est pris en tenaille entre deux conséquences très indésirables: soit la mesure s’applique potentiellement à tout Français condamné pour crime terroriste, mais elle créerait alors des apatrides, contrevenant ainsi à la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 («tout homme a droit à une nationalité»), soit elle ne s’applique qu’aux binationaux, et elle contrevient alors à l’égalité de tous les Français devant la loi. On a donc le choix entre porter atteinte à la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ou à la Déclaration des droits de l’homme de 1789. Beau «symbole» pour la «patrie des droits de l’homme»!

Pourquoi François Hollande avait-il précisé, dans son discours au Congrès, que la mesure ne s’appliquerait qu’aux Français ayant une autre nationalité? Précisément, parce qu’il savait que, d’un point de vue «symbolique», le fait de créer des «apatrides» était désastreux. Là encore, dans la mémoire du XXe siècle, le statut d’apatride renvoie aux pages les plus sombres: aux citoyens juifs des Etats européens, dont la France, où furent appliquées des mesures de «dénaturalisation», et qui se retrouvèrent ainsi privés des dernières protections que pouvait constituer l’appartenance à un Etat gardant quelque souci de protéger ses citoyens. Dans un remarquable article [1], l’historien Timothy Snyder a établi la chose suivante: si l’on compare le sort des Juifs français, qui ont conservé leur nationalité pendant la période de l’Occupation et celui des Juifs étrangers ou dénaturalisés (7055), on constate que «la probabilité pour les Juifs sans citoyenneté [citizenship] française d’être déportés à Auschwitz était dix fois plus grande que pour les Juifs ayant conservé leur citoyenneté française». Mais, objectera-t-on, «ça n’a rien à voir», pourquoi rappeler l’histoire de Vichy et des dénaturalisations de citoyens qui n’avaient commis que «le crime d’être né» alors qu’il s’agit de condamner des individus qui auraient massacré leurs compatriotes et que leur haine de la France aurait poussés à des actes terroristes?

Pour deux raisons.

1° Le gouvernement se situant sur le terrain symbolique, il a à affronter le poids symbolique lié au choix de créer des apatrides (s’il maintient son extension à tous les Français), et ce d’autant plus que l’application de la mesure de déchéance de la nationalité avait été prônée, ces dernières années, par le Front national ou par Nicolas Sarkozy lors de son discours de Grenoble (30 juillet 2010), à propos d’autres crimes et délits que le terrorisme: meurtre de policier, voire – selon des propositions émises alors par des députés de droite – polygamie!

On invite aussi nos gouvernants à lire les textes de Hannah Arendt, elle-même rendue «apatride» par la décision de Hitler de priver de la nationalité allemande quiconque aurait émigré à l’étranger (à commencer par les Juifs ayant fui le nazisme). Dans sa recherche sur les origines du totalitarisme, Arendt montre comment la création d’apatrides a participé au processus de déshumanisation des années 1930-1940. La citoyenneté et la nationalité, dans l’organisation politique contemporaine, renvoient au «droit d’avoir des droits», un individu qui n’est plus le ressortissant d’un Etat est non seulement privé des droits civiques mais, potentiellement, des droits de l’homme dont un Etat de droit doit assurer qu’ils soient assurés à ses ressortissants.

2° Comment le même Manuel Valls peut-il, à la fois, mettre en garde contre la dangerosité du Front national, reprocher aux intellectuels de ne pas s’engager davantage contre ce péril, dire qu’il y a un risque très réel que le Front national parvienne au pouvoir, et défendre une mesure dont le Front national annonce dès aujourd’hui qu’il compte bien l’étendre, si elle est prise et s’il accède au pouvoir, à des crimes et délits bien plus nombreux que le terrorisme?

Concernant l’application aux seuls binationaux, est-il utile de revenir sur le fait qu’on porte ici atteinte au principe d’égalité devant la loi et qu’on fragilise la citoyenneté de millions de Français en suggérant qu’ils sont moins français que les autres?

Bref, dans tous les cas, cette mesure est un non-sens symbolique.

Si l’on cherche une mesure «symbolique» marquant l’exceptionnelle gravité de ce type de crime et le fait que les Français qui le commettent deviennent indignes de la nationalité française qu’ils ont bel et bien trahie en tuant volontairement des compatriotes choisis au hasard ou pour leur confession, il est évident qu’une mesure alternative aurait la dimension symbolique attendue sans être lestée par tout le poids historique infamant qui donne, précisément, à la déchéance de nationalité une tout autre «symbolique»: l’indignité nationale.

Celle-ci fut appliquée, non au chef spirituel de la Résistance, mais aux dirigeants de Vichy abîmés dans la Collaboration; elle ne crée pas d’apatride, etc. Le président de la République s’honorerait à reconnaître cette erreur de catégorie. Une autorité démocratique assez sûre d’elle-même devrait être capable de reconnaître que, sous le coup d’une émotion bien légitime, elle s’est engagée sur une mauvaise voie, et qu’elle va donc corriger la trajectoire; s’enfoncer dans l’erreur ne serait pas un signe de fermeté, mais une faute politique. (Tribune publiée sur Libération-online, le 14 janvier 2016)

[1] Timothy Snyder, «Sovereignity and Survival: Lessons of the Holocaust», IWM Post, n° 116, hiver 2015.

____

Jean-Claude Monod, professeur à l’Ecole normale supérieure (ENS), a publié, entre autres, Qu’est-ce qu’un chef en démocratie? Politique du charisme (Seuil, 2012); Sécularisation et laïcité (PUF, 2007).

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*