Par Léon Crémieux
Depuis un mois, les mobilisations contre Macron et son gouvernement ne faiblissent pas, bien au contraire.
La semaine dernière, deux journées étaient annoncées par l’intersyndicale nationale: journée de grève et de manifestations le mardi 7 et manifestations le samedi 11 février (sans appels à la grève). Le mardi 7 fut du même ordre que la journée du 19 janvier en ce qui concerne le nombre de manifestant·e·s mais avec un nombre plus faible de grévistes que le 31 janvier. Ces taux plus faibles pour une troisième journée de grèves en 20 jours témoignent évidemment de l’interrogation sur l’efficacité de grèves répétées, alors que le gouvernement reste totalement arc-bouté sur sa volonté de passer en force pour sa contre-réforme. Mais d’un autre côté, la massivité des cortèges a continué d’exprimer une opposition populaire massive et la claire compréhension des conséquences de cette réforme.
Le samedi 11 février, avec 2,5 millions de personnes dans les manifestations, d’après le comptage syndical, a été une confirmation manifeste de ce rejet populaire. Dans un grand nombre de villes, souvent petites et moyennes, l’affluence dans les manifestations fut encore plus importante que le 31 janvier, même d’après les chiffres de la police. En France, le ministère de l’Intérieur a annoncé 963’000 manifestant·e·s (dont 93’000 à Paris), chiffre le plus élevé annoncé non seulement depuis le début du mouvement, mais aussi depuis des dizaines d’années pour une mobilisation sociale.
Ces deux journées ont donc confirmé le phénomène le plus clair de la situation sociale et politique du pays: Macron et son gouvernement restent totalement isolés et la population, les salarié·e·s, soutiennent très majoritairement le mouvement de mobilisation contre ce projet.
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Chaque nouveau débat sur la question du projet de loi voit les ministres annoncer des contre-vérités, des calculs erronés sur lesquels ils sont obligés de se désavouer eux-mêmes. Il en est ainsi de la promesse d’Elisabeth Borne: «la réforme va permettre de revaloriser la pension des salariés, artisans et commerçants retraités qui étaient au SMI: ils recevront près de 1200 euros par mois»; ce qui laisse volontairement entendre que 1,8 million de retraité·e·s seraient concerné·e·s. Au total, le désaveu est venu directement du Ministre chargé de la réforme, Olivier Dussopt «vous dire que cela concernera 10 000, 20 000, 30 000 personnes, je ne sais pas». Il en est de même de la prise en compte des années d’apprentissage dans le calcul des annuités permettant une retraite à taux plein, ce qui ne concerne que les jeunes ayant été en apprentissage après 2014. Autant d’imprécisions et de petits mensonges réduisent à néant toute la communication gouvernementale.
Les arguments chocs du gouvernement sont les plus caricaturaux. Le ministre chargé des Comptes publics, Gabriel Attal, ose déclarer qu’«il faut sauver le système de répartition [des retraites] de la faillite». De nombreux articles très fouillés ont démontré l’indécence de tels arguments quand on rappelle la déstabilisation du système par répartition avec les abattements de cotisations sociales [1]. Les exonérations patronales de cotisations sociales se montent à 85 milliards dans le budget 2021 de la Sécurité sociale. De plus, le gouvernement impose aux Caisses, pour montrer aux agences de notation et à la Commission européenne son exemplarité sur les comptes publics, d’amortir, chaque année, de 17 milliards le capital de sa dette.
Enfin, il est paradoxal de voir les député·e·s de Renaissance fustiger les député·e·s de la NUPES qui, en refusant la réforme, voudraient «créer une dette insupportable de 160 milliards». Ces 160 milliards correspondraient à un cumul sur 20 ans du déficit du régime des retraites dans l’hypothèse la plus pessimiste du COR (Conseil d’orientation des retraites). Huit milliards par an d’un déficit hypothétique projeté sur 20 ans, une charge qualifiée d’insupportable alors que le budget de la Sécurité sociale est de plus de 700 milliards chaque année et que le déficit du budget de l’Etat est en 2023 de 165 milliards. Ce déficit du budget n’empêche pas le gouvernement d’avoir programmé une augmentation du budget militaire de 100 milliards sur la période 2024-2030 et d’avoir supprimé dans le budget 2023 la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) qui représentait une recette annuelle de 9,7 milliards. Il faut également rappeler que les aides versées par le budget (en dépenses ou en exonérations) aux entreprises représentent 157 milliards par an.
Il est donc évident que la question en jeu dans tout ce débat est celle de la répartition des richesses, à commencer par les ressources de la fiscalité et la répartition des dépenses publiques. Les manifestations, notamment dans les villes petites et moyennes, ont vu une participation populaire massive, exprimant non seulement le rejet de la réforme des retraites, mais criant le mécontentement, l’exaspération face à l’inflation, à l’augmentation du coût de la vie, et notamment de l’alimentation et de l’énergie, face à la liquidation des services publics, à commencer par les hôpitaux, les écoles. Tout cela alors que les groupes du CAC 40 annoncent des profits en expansion, et l’enrichissement d’une infime minorité face à la précarisation du plus grand nombre: 80 milliards d’euros (dont 56 milliards de dividendes) distribués aux actionnaires du CAC 40 en 2022. Emmanuel Macron peut s’enorgueillir que Bernard Arnault, qui l’a récemment accompagné à Washington, soit devenu 1re fortune du monde avec 213 milliards de dollars.
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La situation de la mobilisation n’est évidemment pas simple pour autant. Le gouvernement ignore totalement la volonté majoritaire exprimée dans la rue. Il cherche par contre à asseoir sa légitimité par un accord parlementaire avec les Républicains, seule possibilité d’obtenir une majorité à l’Assemblée et au Sénat. Tout «dialogue» est fermé depuis plusieurs semaines avec les syndicats mais, par contre, Elizabeth Borne et ses ministres enchaînent les tractations avec le parti traditionnel de la droite (LR). Le mépris de classe affiché envers la volonté populaire approfondit davantage encore la détermination contre cette réforme mais révèle aussi la démarche politique du gouvernement: répéter la tactique de Sarkozy à l’automne 2010 lequel, pour faire passer l’âge de départ en retraite de 60 à 62 ans, résista à une suite de grèves et de manifestations d’un niveau équivalent à ce que nous connaissons aujourd’hui. Entre septembre et mi-octobre 2010, il y eut 7 grandes journées de grèves et de manifestations avec un front syndical identique à celui d’aujourd’hui, avec des grèves importantes. A partir du 12 octobre, SNCF, RATP, ports et docks, et raffineries partirent en grève: 18 jours de grèves à la SNCF, 12 raffineries bloquées avec un tiers des stations-service manquant de carburant.
A l’époque, l’intersyndicale se limita à appeler à des journées de mobilisations, de plus en plus espacées et en laissant le mouvement sans perspective au soir du 19 octobre. Sarkozy et son ministre Eric Woerth (ministre du Budget, des Comptes publics, de la Fonction publique et de la Réforme de l’Etat) réussirent ainsi à faire passer une réforme désavouée. Il se paya même le luxe de féliciter les directions syndicales, le 16 novembre 2010 sur TF1, principale chaîne télévisée: «Hommage soit rendu aux forces syndicales dans notre pays, nous avons fait cette réforme considérable des retraites sans violence. (…) Les Français peuvent être fiers. Ils ont manifesté leur différence, leur inquiétude, mais en se respectant les uns les autres. (…) Les syndicats ont été responsables.» L’UMP (Union pour un mouvement populaire) le paya deux ans plus tard en laissant la présidence et la majorité parlementaire au PS, qui non seulement ne revint pas sur la réforme Woerth mais y ajouta la réforme de Marisol Touraine d’augmentation progressive du nombre d’annuités.
La question de la grève reconductible, d’une grève générale pour faire céder Woerth et Sarkozy, était déjà posée dans les manifestations et dans les syndicats. Mais une grande partie de l’intersyndicale y était opposée, à l’instar de François Chérèque, secrétaire général de la CFDT à l’époque qui, le 23 septembre, déclarait à l’Agence France Presse (AFP): «Ceux qui veulent radicaliser le mouvement, appeler à la grève générale veulent rentrer dans une démarche politique (…). Or la force de ce mouvement c’est qu’il n’est pas politique, mais social. On a une force tranquille, utilisons cette force». Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT, évita une réponse frontale en déclarant le 10 septembre dans Le Monde: «Plus l’intransigeance dominera, plus l’idée de grèves reconductibles gagnera du terrain» tonnait-il, vendredi 10 septembre. Au total, l’intersyndicale ne s’opposa pas aux grèves reconductibles par secteur, mais les laissa se dérouler sans chercher à les renforcer, les élargir par l’organisation d’un calendrier organisant l’affrontement. L’initiative combative émana, en 2010, d’un grand nombre de syndicats et de militant·e·s combatifs/tives qui mirent sur pied des coordinations, des assemblées générales interprofessionnelles, notamment à Toulouse, Rouen, Marseille, dans le 92 (Les Hauts-de-Seine), notamment pour solidifier les grèves, organiser des blocages.
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Donc, la question est bien présente aujourd’hui. Deux différences importantes avec 2010, concernant la politique des directions syndicales, sont à noter: d’abord, l’ensemble des syndicats se prononcent clairement pour le retrait du projet de loi porté par Elisabeth Borne, ce n’était pas le cas en 2010. L’autre est justement l’expérience de 2010 et de son échec, échec dont sont conscientes aussi les directions syndicales.
Le 7 février, la co-déléguée générale de Solidaires, Murielle Gilbert, déclarait: «On ne pourra pas gagner si on ne va pas vers une vraie reconductible et un blocage généralisé de l’économie. Les grandes manifestations ne suffiront pas». Solidaires a proposé concrètement de préparer le 8 mars en mettant en perspective la grève reconductible à partir de cette date. Le but était de clairement inclure la journée de grève et de manifestation féministe du 8 mars, journée internationale des droits des femmes, dans le calendrier de la bataille contre la réforme des retraites, sachant que la CGT, la FSU et Solidaires étaient déjà engagés dans une démarche unitaire pour cette date.
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L’intersyndicale nationale, dans son ensemble, a pris en compte partiellement cette proposition, dans sa déclaration du 11 février intitulée «L’Intersyndicale est prête à durcir le mouvement ». Elle affirme « si le gouvernement et les parlementaires restaient sourds à la contestation populaire, l’intersyndicale appellerait à durcir le mouvement en mettant la France à l’arrêt dans tous les secteurs le 7 mars… et se saisira du 8 mars… pour mettre en évidence l’injustice sociale majeure de cette réforme envers les femmes». A l’évidence, cette annonce va dans le sens de la proposition de Solidaires, appelant à préparer dans tous les secteurs la grève générale reconductible à partir du 7 mars.
D’ores et déjà, la CGT cheminot appelle à la grève reconductible pour cette date, de même que l’intersyndicale de la RATP. Solidaires devrait faire une annonce générale dans les prochains jours. Il est plus que probable que d’autres appels allant dans le même sens sortent dans les prochains jours. Il pourrait alors être mis sur pied un calendrier clair et interprofessionnel de grève reconductible à partir du 7 mars. Cette date est, par ailleurs, la fin des vacances scolaires d’hiver, ouvrant aussi la possibilité d’une mobilisation dans lycées et de renforcer celle initiée dans les facultés. Le scénario pourrait alors être différent de celui de 2010.
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La question essentielle est évidemment celle de la prise de confiance parmi les salarié·e·s qu’il est possible de gagner, que cela vaut le coup de se mettre en grève à partir du 7 mars pour faire céder Macron. Et le mouvement social va devoir gérer les 25 jours à venir car s’ils peuvent aider dans des secteurs professionnels à préparer un mouvement d’ensemble début mars, ils peuvent aussi dans la population, plus largement, faire monter un sentiment de résignation.
Le gouvernement et ses soutiens médiatiques sont bien conscients qu’une nouvelle étape s’ouvre. Macron ne cherche plus à convaincre, il cherche davantage à affaiblir, voire à diviser le mouvement. D’abord en s’adressant essentiellement aux syndicats «réformistes» – CFDT, CGC (Confédération générale des cadres) et UNSA (Union Nationale des Syndicats Autonomes) notamment – pour les dissocier des «jusqu’au-boutistes» de la grève reconductible. Jusque-là le front syndical tient et Laurent Berger lui-même répète que le gouvernement portera l’entière responsabilité du durcissement du mouvement.
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Dans un autre registre, médias et gouvernement cherchent à déplacer les projecteurs vers le débat parlementaire, qui se déroule jusqu’au vendredi 17 février à l’Assemblée nationale. Accusant la NUPES, et particulièrement La France insoumise (LFI) de «bordéliser» les débats, de les bloquer par le dépôt de 11 000 amendements, les député·e·s macronistes – alliés sur ce terrain au Rassemblement national (RN) – jouent à l’hystérisation du moindre incident mineur dont se porteraient coupables les député·e·s de la NUPES, comme de jouer avec un ballon confectionné par des grévistes portant en effigie l’image d’Olivier Dussopt, ministre du Travail, du Plein emploi et de l’Insertion, chargé de la réforme. De même, le gouvernement crie à l’appel au meurtre à cause d’une poupée portant l’effigie d’Elisabeth Borne pendue à une potence lors de la manifestation du 11 février. Pourtant, les manifestations sociales des cinquante dernières années ont vu, des mots d’ordre, des pancartes ou divers mannequins caricaturant et invectivant présidents et ministres. Le but, à l’évidence, pour les macronistes, est par ces diversions de desserrer l’étau dans lequel ils se sont mis eux-mêmes.
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D’ailleurs les dernières séances de l’Assemblée nationale ont aussi vu les député·e·s macronistes et Républicains se liguer en catastrophe pour annuler un vote majoritaire décidant des repas à 1 euro pour tou-te-s les étudiant-e-s dans les restaurants universitaires. De même, ils n’ont pas pu empêcher que soit votée dans cette assemblée une proposition de loi du PS, pour la renationalisation d’EDF, producteur quasi exclusif d’électricité en France, et la sortie des règles de l’UE pour le prix de l’électricité. Evidemment, ce vote sera remis en cause par la majorité de droite au Sénat, mais tous ces évènements témoignent de la fébrilité du groupe Renaissance (le parti de Macron) à l’Assemblée. Minoritaires à l’Assemblée, de plus en plus dépendants du groupe des Républicains (LR) pour faire passer des votes, ils se heurtent dans leurs circonscriptions à l’hostilité de leur propre électorat et redoutent leur avenir lors des prochaines élections législatives.
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Donc, le climat social et politique en France peut indiquer la veille d’un tournant. Il y a un enjeu politique, mettre en échec Macron, améliorer le rapport de forces en faveur des classes populaires et donner confiance dans une alternative mettant un terme aux attaques du capitalisme néolibéral, satisfaisant les besoins populaires. Au-delà de la question des retraites, c’est une fenêtre qui peut s’ouvrir et une crainte qui peut naître du côté des dirigeants capitalistes. La hargne mise à discréditer la NUPES et à flatter l’extrême droite compatible avec les politiques libérales (comme le montre bien le gouvernement de Giorgia Meloni en Italie) exprime ce début de crainte. La construction d’un réel front politique anticapitaliste à la chaleur du mouvement contre la réforme de Macron pourrait faire accomplir un vrai bond en avant. Cela dépendra d’abord de la capacité à maintenir la mobilisation, à l’ancrer et à préparer dans le maximum des secteurs la grève reconductible. Sur ce plan, ne pas laisser le mouvement être désamorcé durant les 25 jours qui viennent sera décisif. (Article reçu le 12 février, au soir)
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