Tremblement de terre Turquie-Syrie. «Le régime d’Assad tente de tirer avantage de la catastrophe»

Par Scott Lucas

Il n’a pas fallu longtemps au régime syrien de Bachar al-Assad pour tenter de tirer un avantage politique et économique de la catastrophe provoquée par un tremblement de terre. Alors que des équipes d’urgence venaient en aide aux victimes du séisme d’une magnitude de 7,8 le 6 février, des organisations liées au régime d’Assad ont demandé à l’ensemble des gouvernements de «mettre immédiatement fin au blocus et aux sanctions économiques coercitives unilatérales imposées à la Syrie et à son peuple depuis 12 ans».

Les partisans de longue date de l’orientation de Bachar al-Assad ont été tout aussi prompts à réagir. Rania Khalek, commentatrice sur des médias pro-Assad et aussi liés à l’Etat russe, a tweeté: «La Syrie doit faire face à cette horrible catastrophe alors qu’elle est soumise à des sanctions états-uniennes qui ont ruiné son secteur médical et sa capacité à réagir, ces sanctions sont criminelles.» [Voir sur la situation antérieure au 6 janvier à Damas l’article de Hala Kodmani mis en ligne sur alencontre le 3 février.]

Pendant ce temps, le régime a menacé de bloquer toute assistance aux zones du nord-ouest de la Syrie tenues par l’opposition. Son ambassadeur auprès des Nations unies, Bassam Sabbagh, a insisté sur le fait que Damas doit contrôler toutes les fournitures et prestations en Syrie.

Le coordinateur résident de l’ONU pour la Syrie, El-Mostafa Benlamlih, a lancé un appel: «Mettez la politique de côté et laissez-nous faire notre travail humanitaire. Nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre et de négocier. Le temps que nous négociions, c’est foutu, c’est achevé.»

La manipulation des sanctions par Assad

Les sanctions sur la répression meurtrière du régime depuis 12 ans contre ses citoyens et citoyennes datent du 29 avril 2011 [en fait, les «forces de l’ordre» répriment massivement depuis le 15 mars à Damas – réd.], six semaines après que les autorités ont détenu et maltraité des adolescents ayant fait des graffitis à Daraa, dans le sud de la Syrie, ce qui a stimulé le soulèvement populaire. Le président des Etats-Unis de l’époque, Barack Obama, a ordonné le gel des biens des personnes impliquées dans les violations des droits de l’homme.

L’Union européenne (UE) et le Canada lui ont emboîté le pas en mai, en interdisant les déplacements et en gelant les avoirs de certains individus, ainsi qu’en interdisant l’exportation en Syrie de biens et de technologies susceptibles d’être utilisés par les forces armées du régime. En août 2011, Washington a étendu les sanctions au secteur pétrolier et a interdit toute exportation de biens des Etats-Unis vers la Syrie.

Les Etats-Unis ont inscrit sur une liste noire des personnalités du régime liées au programme d’armes chimiques d’Assad, après des attaques au sarin et au chlore qui ont tué ou blessé des milliers de civils [1]. En 2019, Washington a durci les mesures avec la loi Caesar [son appellation renvoie au nom du fonctionnaire qui a sorti les photographies des suppliciés] sur la protection des civils en Syrie. Poussée par les photographies de 6785 détenus, pour la plupart torturés à mort dans les prisons du régime, cette loi visait les industries liées aux infrastructures, à la maintenance militaire et à la production d’énergie.

Mais les sanctions états-uniennes, européennes et internationales prévoyaient des exemptions pour l’aide humanitaire. En novembre 2021, après des rapports d’ONG faisant état d’obstacles à leurs activités, le Trésor américain a modifié sa loi afin de «faciliter les activités humanitaires légitimes, tout en continuant à refuser tout soutien aux acteurs menaçants».

Lorsque l’Union européenne a étendu ses mesures en mai 2022, elle a réaffirmé que «l’exportation de nourriture, de médicaments ou d’équipements médicaux n’est pas soumise aux sanctions de l’UE, et un certain nombre d’exceptions spécifiques sont prévues à des fins humanitaires».

L’aide a été livrée à Damas tout au long du soulèvement malgré la répression en cours. Or, une grande partie de cette aide a fini dans les poches du régime Assad et de ses acolytes. Un examen de 779 entrées de fournitures de l’ONU pour 2019-2020 a révélé qu’avec la manipulation des taux de change, le régime a détourné 100 millions de dollars américains. D’autres fonds ont été soutirés aux ONG opérant dans les zones contrôlées par le régime.

Human Rights Watch et le Programme de développement juridique syrien [Syrian Legal Development Programme-SLDP, créé en 2013 et basé au Royaume-Uni] ont démontré que le cas de la Syrie révélait combien les agences de l’ONU étaient exposées «à un risque important, en termes de réputation et de réalisations, de financer des acteurs malhonnêtes et/ou des acteurs qui opèrent dans des secteurs très risqués sans garanties suffisantes».

Malgré cela, l’Union européenne a accepté la demande d’aide du régime dans le cadre du Mécanisme européen de protection civile [mis en place depuis 2001]. Un montant initial de 3,5 millions d’euros a été alloué pour l’accès à «des abris, de l’eau et des installations sanitaires, et divers produits sanitaires» ainsi que pour le soutien des opérations de recherche et de sauvetage. L’Allemagne a suivi en annonçant une aide humanitaire supplémentaire de 26 millions d’euros, et le Royaume-Uni de 3 millions de livres.

Jeudi 9 février, le Trésor américain a annoncé une extension de la dérogation pour l’aide humanitaire «afin d’indiquer très clairement que les sanctions américaines en Syrie ne feront pas obstacle aux efforts visant à sauver la vie du peuple syrien».

Coupure des zones d’opposition

La barrière la plus redoutable pour l’aide internationale a longtemps été érigée autour des zones contrôlées par l’opposition dans le nord-ouest de la Syrie. En 2014, l’ONU a autorisé quatre postes transfrontaliers pour les opérations d’aide, deux depuis la Turquie vers le nord-ouest de la Syrie et deux depuis l’Irak vers le nord-est.

En 2020, le veto de la Russie au Conseil de sécurité de l’ONU avait réduit ces quatre postes à un seul, le passage de Bab al-Hawa, depuis la Turquie vers la province d’Idlib. Si ce n’est le contexte politique marqué par l’invasion de l’Ukraine par le régime de Vladimir Poutine, les Russes auraient pu fermer ce dernier corridor en janvier 2023, privant 4 millions de personnes de tout accès à l’aide.

Au lendemain du tremblement de terre, la route menant de la Turquie à Bab al-Hawa a été gravement endommagée. Les autorités turques ont dû accorder une autorisation, mais elles étaient «complètement débordées par la gestion et l’aide à leur propre population». L’ONU a hésité à utiliser d’autres points de passage, compte tenu des objections passées du régime Assad et de la Russie.

En conséquence, le premier convoi d’aide – six camions transportant des tentes et des produits d’hygiène – n’a atteint le nord-ouest de la Syrie que jeudi matin, plus de 72 heures après le séisme.

Dans cette région, les secouristes ne disposent que de vieux engins de levage, des pioches et des pelles. Le chef de l’organisation de défense civile des Casques blancs, Raed al-Saleh, a déclaré: «Les Nations unies ne fournissent pas l’aide dont nous avons le plus besoin pour sauver des vies, alors que le temps presse.» [2]

L’économiste Karam Shaar, du Middle East Institute, le 9 février sur Twitter, a ramassé la tragédie en une formule: «Les gémissements des milliers de personnes piégées sous les décombres ont cessé au cours des dernières heures. Pourquoi l’ONU n’a-t-elle pas largué d’aide? Parce qu’ils ont besoin de la permission de Damas: le même Damas qui les a bombardés jour et nuit.»

Pendant ce temps, alors que le nombre de morts augmente dans les zones de Syrie contrôlées par Assad et par l’opposition, le tambour politique de Damas continue de battre. Le ministre des Affaires étrangères du régime, Feisal Mikdad, rencontrant jeudi un haut fonctionnaire de l’ONU, a proclamé sans ironie apparente: «La politisation occidentale de l’aide humanitaire est inacceptable.» (Article publié sur le site The Conversation, le 10 février 2023; traduction rédaction A l’Encontre)

Scott Lucas, professeur auprès de l’Institut Clinton, University College Dublin

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[1] La «ligne rouge» fixée par Obama et impliquant la destruction d’infrastructures militaires spécifiques en cas d’utilisation d’armes chimiques a été «oubliée» bien que l’utilisation de ces armes par Bachar al-Assad était avérée. Or, dès 2015, l’aviation de Poutine va multiplier les bombardements de la population civile syrienne. (Réd. A l’Encontre)

[2] Une aide financière peut être apportée à la structure syrienne sanitaire de l’UOSSM, Mehad, https://don.mehad.fr/soutenir/~mon-don?_cv=1 (Réd. A l’Encontre)

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