Par Gustavo Buster
La vice-présidente du gouvernement, Carmén Calvo, a remplacé l’habituelle porte-parole à l’issue du Conseil des ministres qui s’est tenu le 8 février afin d’annoncer que le gouvernement estimait que les conversations sur le budget avec la Generalitat de Catalogne et les partis PDeCAT (Le Parti démocrate européen catalan) et ERC (Gauche républicaine de Catalogne) étaient terminées et que la non-approbation du budget signifierait une fin anticipée de la législature.
Face à une série de ministres affligés, le gouvernement de Pedro Sánchez Pérez-Castejón (PSOE) faisait retomber l’inévitable sur les partis indépendantistes catalans. Dès la motion de défiance adoptée le 1er juin 2018 contre le gouvernement de Mariano Rajoy, il était évident que l’avenir du gouvernement socialiste dépendait de sa capacité à reconduire la majorité qui l’avait soutenu lors du vote sur le budget pour 2019.
Avec la conclusion du procès contre les indépendantistes catalans en perspective, il était possible d’étirer la législature en prorogeant le dernier budget du gouvernement Rajoy jusqu’en octobre 2019. Et cela uniquement si les mobilisations sociales attendues en Catalogne n’engendraient pas une forte instabilité. Personne n’avait prévu, en revanche, les conséquences de la perte de la Junte d’Andalousie par le PSOE [après plus de trois décennies au gouvernement] ainsi que la forte mobilisation sociale et politique de la droite et de l’extrême droite autour de l’alliance formée par le Parti populaire, Ciudadanos (C’s) et Vox (extrême droit ayant sa référence, entre autres, dans le franquisme). Cette alliance a débouché sur l’organisation de la manifestation du 10 février sur la Place Colomb de Madrid, laquelle exigeait la démission de Pedro Sánchez, car ce dernier trahissait «leur» Espagne.
De la crainte à la panique
Afin de comprendre la tension qui s’est accumulée et les forces en jeu, les rythmes sont importants, ou plus encore, la perte de ces derniers et de l’initiative politique de la part du gouvernement Sánchez. Mercredi 6 février, une longue réunion s’est tenue à la Moncloa [le siège du gouvernement] avec le dirigeant d’Unidos Podemos, Pablo Iglesias, qui a fait, exceptionnellement, une entorse à son congé pour paternité [sa compagne Irene María Montero Gil ayant pris son poste au parlement]. En dépit de quelques désaccords sur deux thèmes socialement importants, celui portant sur la régulation des loyers et sur le prix de l’électricité, la rencontre a confirmé que la proposition budgétaire du gouvernement pouvait compter sur 152 suffrages favorables [soit les 84 député·e·s du PSOE et les 67 d’Unidos Podemos, en ses diverses composantes]. Jeudi 7, ERC [Gauche républicaine de Catalogne] et le PDeCAT [Parti démocratique européen de Catalogne] ont présenté des amendements portant sur l’ensemble du budget et le Parti nationaliste basque (PNV) non. Il restait donc cinq jours de négociation jusqu’au délai du 13 février.
Mais, mardi 5, la vice-présidente Calvo avait annoncé que le gouvernement Sánchez acceptait la proposition de la Generalitat de la nécessité d’un «rapporteur» [relator] afin de transformer leurs conversations en négociations. L’utilisation de ce terme, impliquant la connotation d’une médiation internationale, a représenté l’étincelle qui a mis le feu aux poudres pour une droite pressée d’en finir avec Sánchez. Les clarifications, selon lesquelles il s’agissait d’un simple notaire enregistrant des actes, n’ont été d’aucune utilité car le secteur «felipista» [fidèle à Felipe González, homme fort du PSOE et président du gouvernement entre 1982 et 1996] du PSOE, emmené par González lui-même et Alfonso Guerra [vice-président entre 1982 et 1991, député PSOE jusqu’en 2014], ont jeté de l’huile sur le feu. Les barons des deux communautés autonomes, Page [Emiliano García-Page Sánchez, de Castille-La Manche] et Lambán [Francisco Javier Lambán Montañés, d’Aragon] se sont fait l’écho des prétendus dangers d’une «rupture de l’Espagne en échange d’un vote sur le budget», devenant une véritable cinquième colonne.
En 24 heures, Sánchez s’est non seulement retrouvé sans marge de manœuvre pour négocier avec la Generalitat mais aussi sans pouvoir souffler dans son propre parti, impuissant face à la mobilisation de la droite extrême (VOX, aile du PP) et face au désespoir politique de son interlocuteur catalan en raison de la certitude de la matérialisation du fantôme de l’article 155 [permettant une suspension des institutions politiques de la Communauté autonome, administrée par l’État central]. Les appels au calme se sont révélés d’aucune utilité tout comme les tentatives de Sánchez, lors d’un meeting à Bilbao, le samedi 9 février, de présenter un ultimatum en position de force ce qui ressemblait plutôt à jeter l’éponge: la débandade des gauches avait commencé.
Les conséquences de la défaite andalouse
La retraite qui a rendu possible la débandade de vendredi [15 février, annonce de la convocation aux élections générales pour le 28 avril] vient de plus loin, du moment où la gauche a perdu l’initiative politique et la maîtrise du «récit» à la suite des élections andalouses. La discussion de bilan sur la responsabilité d’avoir perdu la Junte andalouse comme provenant de l’offre de dialogue émise par Sánchez aux indépendantistes catalans, et de l’usure du long «régime andalou» du PSOE, s’est soldée par le maintien catastrophique de Susana Díaz [secrétaire du PSOE andalou et présidente de la Junte entre 2013 et janvier 2019] à la tête de l’opposition socialiste en Andalousie, renforçant le nationalisme espagnoliste des trois droites face à l’agenda social que voulait incarner le budget du gouvernement Sánchez.
La cinquième colonne interne au PSOE, qui s’est manifestée très efficacement ces derniers jours, a serré les rangs derrière Susana Díaz [elle a rencontré tous les dirigeants historiques du PSOE]. Est-il quelqu’un pouvant véritablement croire – alors même que les dirigeants indépendantistes sont en prison ou en exil, que les comptes de la Generalitat sont soumis au contrôle de l’État central et que l’épée de Damoclès d’une nouvelle application de l’article 155 – qu’il existe une menace réelle d’indépendance unilatérale du fait même d’avoir ouvert une négociation publique sur la crise constitutionnelle en Catalogne?
Qu’une telle menace est plus importante que celle d’un timide virage social inscrit dans le budget 2019? Eh bien, oui. À en juger par leurs propos, González, Guerra, Page et Lambán [tous des «personnalités» du PSOE] – tout comme Casado [dirigeant du PP], Rivera [de C’s] et Abascal [de Vox] – en sont convaincus.
Et la fonction du «felipismo» [Felipe González Márquez, 1942, dirigeant du PSOE, président du gouvernement de 1982 à 1996] jouissant de l’écho du quotidien El País, est de prétendre, face à la bipolarisation droite-gauche, à une reconstruction du bipartisme dynastique autour d’un hypothétique centre géré par «son» PSOE et Ciudadanos (C’s), un projet qui est parfois déguisé d’une formule mesquine qui restera dans les annales qu’il s’agit de construire un «cercle antifasciste» autour de Vox.
Le caractère illusoire d’une telle hypothèse est démontré par le fait que des personnages semblables à l’ancien ministre de l’intérieur du PSOE [entre 1988 et 1993] José Luis Corcuera peuvent annoncer leur participation à la manifestation anti-Sánchez du dimanche 10 février.
La critique ne se limite pas au PSOE, à l’exception de l’IU (Izquierda Unida) d’Alberto Garzón d’un côté et d’EH Bildu d’Arnaldo Otegi de l’autre, plus préoccupés à forger une résistance unitaire qu’à trouver des boucs émissaires. L’implosion de Podemos en vue des élections municipales et autonomiques [de mai] a renforcé une démobilisation et une confusion stratégique internes qui vient déjà de loin, nourries de démissions, d’expulsions, d’abandons et de ruptures. ERC reste l’otage du minimalisme nationaliste radical de Puigdemont et les Comuns [la coalition constituée autour de la maire de Barcelone, Ada Colau] se balance sur l’équilibrisme permanent d’une séparation schizophrène entre les questions nationale et sociale.
Le fait est qu’il n’y a pas d’alternative politique, car cela exige un programme politique et de mobiliser socialement un soutien majoritaire pour un gouvernement qui le mette en œuvre. La seule chose qui est offerte est un programme incohérent et un gouvernement du moindre mal, au milieu de petites luttes d’appareils préoccuper de la conservation de leurs postes sur les listes pour les élections municipales.
Une alternative unitaire de gauche crédible manque
En revanche, les droites disposent d’un programme clairement réactionnaire, qui débute par la récupération du gouvernement, du Bulletin officiel de l’État (BOE) ainsi que par une application immédiate de l’article 155 en Catalogne. La proposition crédible d’un gouvernement PP-Ciudadanos avec le soutien parlementaire de Vox. Et l’initiative politique sur la base de la mobilisation de masse dans la rue. La situation est telle que, neuf mois après la motion de défiance présentée en raison de la corruption de membres du gouvernement, que les déclarations lors du procès sur la corruption du PP madrilène d’Esperanza Aguirre – au sein duquel autant Casado qu’Abascal ont touché – ont été enterrées dans une sombre forêt. Et cela malgré le fait que les entreprises servant à dissimuler la trame de corruption portent des noms tels que Paquí Pallá SL [diminutif de «par ci, par là»] et que celles-ci ont servi à financer, avec de l’argent illégal, la campagne électorale de Rajoy en 2011.
Les erreurs du gouvernement Sánchez ne font que s’accumuler, alors que son étroite marge de manœuvre se restreint et que ses promesses de changement sont du domaine des vœux pieux, en particulier sur ce qui touche à la mémoire historique et à la récupération des droits des travailleurs, déchiquetés à la suite des différentes contre-réformes de la législation du travail. La momie du dictateur reste à l’endroit où elle se trouvait, ses promesses sociales dépendent d’un budget évanescent, la Loi «muselière» reste de vigueur, les dirigeants indépendantistes en prison au lieu d’être en liberté provisoire et les bateaux de sauvetages des réfugiés et des migrants en Mer Méditerranée restent rivés aux ports en raison d’un ordre gouvernemental.
La liste est déjà longue, mais elle ne se limite pas à cela. Avant la «débandade», on peut citer la reconnaissance, incluant l’ultimatum à huit jours, de l’autoproclamé Juan Guaído comme «président intérimaire» du Venezuela. Ce n’est pas le moment d’entrer dans les incohérences diplomatiques et juridiques de cette affaire, mais il faut bien souligner que le gouvernement a cédé aux humiliantes pressions extérieures en même temps qu’il était animé de la prétention naïve de pouvoir ainsi calmer le tsunami interne provenant du «felipismo» et de son organe de presse El País, tous deux compromis depuis 2002 et avant à la même intrigue qui se trouve aujourd’hui derrière Guaído. La coalition tripartie de la droite extrême est passée de dénoncer verbalement le «chavisme» (rejeté) de Podemos à mettre en œuvre les mêmes tactiques de l’opposition vénézuélienne à Madrid afin de faire tomber le gouvernement légal, l’accusant d’être illégitime.
La seule marge qui semble rester aux mains du gouvernement Sánchez est celle de décider de convoquer les élections législatives en mai, en même temps que les municipales, autonomiques et européennes, et de tout miser sur la panique que représente une majorité électorale de la tripartite des droites ou tenter de gagner du temps, transformer la débandade en une retraite ordonnée afin de tenter une contre-offensive politique même si cela devait être avec un programme et un gouvernement du «moindre mal». La différence entre l’une et l’autre de ces deux options, malgré et surtout à cause de la manifestation de la droite extrême de dimanche dernier, est de volonté politique. La prorogation du budget ne change rien et il n’y a plus de possibilité d’aboutir à un accord avec les indépendantistes catalans pour le faire voter. Ne compte que la crainte des membres de la cinquième colonne du PSOE que leur sort électoral soit lié à celui de Sánchez lors de la même date électorale, en mai. Mais il est possible de gagner du temps, dans ce cas c’est indispensable, afin d’articuler une stratégie politique qui n’est désormais plus unitaire mais qui puisse au moins être convergente entre les formations de gauche et de la majorité qui a soutenu la motion de défiance [vendredi 15 février le gouvernement a annoncé que les élections auront lieu le 28 avril].
Il existe de la matière à cette fin, mais elle ne proviendra pas des discussions de bureaux, seulement de la mobilisation sociale. Le succès de l’assemblée de 10’000 délégué·e·s syndicaux des Commissions ouvrières (CCOO) et de l’Union générale des travailleurs (UGT) à Madrid le 8 février – afin d’exiger que le gouvernement Sánchez abroge la contre-réforme de la législation du travail –la préparation toujours plus étendue de la journée féministe du 8 mars – comprenant l’appel syndical à une grève de deux heures –, les manifestations convoquées en Catalogne et au Pays basque en protestation contre les procès dirigés contre les indépendantistes catalans, les mobilisations des retraité·e·s ainsi que les multiples actions dispersées contre les conséquences toujours présentes de la crise sont autant de base permettant de formuler une convergence politique des gauches ainsi qu’une mobilisation unitaire pour les élections de mai. Car il est nécessaire de passer de la peur à l’ambition de constituer une alternative politique unitaire contre les droites réactionnaires. Plutôt que d’écrire un «Manuel de résistance» [titre de l’ouvrage de Pedro Sánchez qui vient de paraître], il s’agit de l’organiser en pratique, avec une perspective crédible, ou pour le moins probable, de victoire d’une majorité sociale de gauche. (Article rédigé le 10 février 2019 sur le site de SinPermiso.info, traduction À L’Encontre)
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PS. Le gouvernement a annoncé que les élections auront lieu le 28 avril. L’article de Buster, qui date de début février, partait de l’hypothèse d’élections «combinées» en mai, ce qui ne modifie pas son analyse.
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