Etat espagnol. Des manifestes de militaires adressés à Felipe VI

Par Jaime Pastor

«Comment peut-on construire une démocratie avec des gens qui ont été au service de la dictature de Franco toute leur vie? Jusqu’où ira la naïveté, pour ne pas dire autre chose, comme bêtise, vantardise, autosatisfaction, conformisme de la gauche du pays»

Raimon, 1er mars 1981, La vida inmediata.1981. Diario de trabajo

La publication des lettres de 39 militaires retraités de la XIXe promotion de l’Armée de l’Air (avec le désormais célèbre Francisco Beca en tête, général de division rédacteur du message exprimant la «nécessité de commencer à fusiller 26 millions de fils de pute») et de 73 autres, également retraités, appartenant à la XIIIe promotion de l’Armée de Terre – suivies d’autres lettres, de militaires encore, dans une situation similaire mais avec des principes communs [1], adressées à Felipe VI et au président du Parlement européen [David Sassoli]. Leur écho a été amplifié par le contenu de messages d’un groupe WhatsApp dont beaucoup d’entre eux faisaient partie. A nouveau cela a remis d’actualité quelque chose qui était un secret de Polichinelle. L’ancien militaire de l’UMD (Union Militar Democràtica-association clandestine antifranquiste, née en 1974 peu de temps avant la mort de Franco) et désormais vice-président du Forum Milice et Démocratie, José Ignacio Domínguez, est venu nous le rappeler en soulignant ouvertement – dans différents médias, parmi lesquels infolibre.es – que «le franquisme a une grande implantation dans l’armée et que Franco y est très respecté». Un constat partagé par un autre membre du même Forum, Miguel López, sur le même support numérique: («Je suis l’un de ces 26 millions de fils de putes») nous alertant que «la démocratie est encore en train d’attendre aux portes des casernes».

Il existait déjà des précédents relativement récents de ce type de manifestes, comme celui qu’ont publié, en août 2018, plus d’un millier d’officiers retraités (dont 70 généraux et amiraux), avec le titre suffisamment expressif de «Déclaration de respect et de réhabilitation au Général Francisco Franco Bahamonde, soldat d’Espagne». Un document qui a provoqué une réponse modérée de militaires anti-franquistes et qui a valu à l’un des signataires, le caporal Marco Santos, une sanction disciplinaire [sanction confirmée par un tribunal militaire, El Pais, 3 décembre 2020]. Face à cette accumulation d’évidences, cela ne fait aucun sens que l’actuelle ministre de la Défense [Maria Margarita Róbles Fernández] s’acharne à dire que les signataires «ne représentent qu’eux-mêmes». Comme le dit très justement un autre ancien militaire sanctionné, Luis Gonzalo, il vaudrait mieux reconnaître qu’il s’agit d’un problème structurel et qu’il doit donc être traité comme tel.

Les dévalorisations, les insultes et les appels à un «pronunciamento» qui sont étalés dans ces lettres et messages WhatsApps contre «le gouvernement socialo-communiste, soutenu par des philo-etarras [ETA] et des indépendantistes», accompagnés de menaces – telle celle de fusiller 26 millions d’Espagnols…» –  ne reflètent pas seulement une vision volontairement déformée de la réalité politique espagnole, mais témoignent surtout du maintien d’une culture politique réactionnaire dans cette institution clé de l’État.

Une institution dont le commandement suprême, ne l’oublions pas, réside dans une monarchie qui a démontré à plusieurs reprises se situer au-dessus des autres pouvoirs de l’Etat. C’est pourquoi il n’est pas étonnant que les manifestes successifs aient été adressés à Felipe VI et que celui-ci continue de ne pas répondre publiquement à ces lettres putschistes, contrairement à ce qu’il a fait à l’occasion du référendum organisé en Catalogne le 1er octobre 2017 (voir son discours du 3 octobre en faveur de la répression du mouvement catalan).

Il faut reconnaître que le grand journaliste Alfredo Grimaldos, récemment décédé [4 décembre 2020], avait raison lorsqu’il affirmait que «le franquisme n’est pas une dictature qui se termine avec le dictateur, mais une structure de pouvoir spécifique qui intègre la nouvelle monarchie».

A nouveau, de ces poussières proviennent ces boues

Ainsi, nous ne sommes pas surpris, nous qui faisons partie de ceux qui ont été (et nous le sommes toujours) critiques à l’égard de l’exemplaire Transition [2], de l’absence d’une culture politique démocratique – donc anti-franquiste – au sein de cette institution militaire, tout au long de plus de quarante années de vie de ce régime.

Cette tâche de socialisation politique était difficile, puisque le régime issu de cette Transition, a été le résultat d’une transaction asymétrique avec certains pouvoirs en place, dont l’armée elle-même, qui parvenaient à imposer à la majorité de l’opposition des limites infranchissables au processus de démocratisation impulsé par une mobilisation populaire qui a été vite bloqué. L’une de ces limites était justement que cette volonté de démocratisation n’entre pas dans les casernes et que l’on soit indulgent avec les tentatives de coup d’Etat, comme nous avons pu le vérifier à l’occasion de l’opération Galaxia [3] et, plus tard, du coup d’Etat du 23 F 1981 [voir à ce sur ce site l’article datant du 10 juin 2020]. Parce que ce fut l’occasion historique pour engager une épuration radicale des Forces Armées. Une occasion qui fut totalement perdue par le gouvernement de Felipe González, confiant (naïvement?) que la modeste réforme de Narcís Serra [4] et l’intégration de l’Espagne dans l’OTAN [en 1982] détourneraient l’attention de la hiérarchie militaire de la politique intérieure. Comme si une participation active à des guerres impérialistes – dans lesquelles l’ennemi est déshumanisé – pouvait servir d’instrument d’éducation démocratique! C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner que parmi les signataires des lettres on retrouve des militaires impliqués dans ces opérations humanitaires.

C’est cette politique de l’autruche face à la préservation d’un puissant conservatisme aux racines franquistes au sein de l’Armée qui a permis que maintenant, beaucoup de ceux qui étaient aux postes de commande les plus hauts jusqu’à il y a peu – stimulés par le contexte international de montée de l’extrême droite, du trumpisme et de forces telles que Vox – n’aient aucun complexe à exprimer leur idéologie réactionnaire dans l’espace public.

Si à tout cela nous ajoutons la crise de légitimité de la monarchie, consécutive à la fois aux scandales de corruption et à l’interventionnisme politique croissant de Felipe VI, avec l’unité de l’Espagne comme méta-valeur à défendre au-dessus des droits et libertés de la citoyenneté, il n’est pas difficile de comprendre leurs craintes de voir menacée cette enclave ultra-autoritaire et les valeurs sacrées dans lesquelles ils se sont (dé)formés, convaincus que tout était «attaché et bien attaché» [5].

Un Etat pas si profond et de plus en plus visible

Dans une récente interview de la revue Contretemps, Pierre Dardot et Christian Laval ont exprimé leur réticence à l’utilisation du concept d’Etat profond, argumentant que cette notion «a l’inconvénient de suggérer que le gouvernement supposerait un Etat superficiel, situé au-dessus du premier [l’Etat profond], lequel agirait dans l’ombre avec des machinations secrètes que le second ignorerait». Et en effet, même si l’on continue sous la Loi des Secrets Officiels du 5 avril 1968 [loi qui vise à réglementer «les informations sensibles dont la connaissance par le public pourrait constituer un risque pour la sécurité et la défense de l’Etat» art. 2], le gouvernement espagnol ne peut plus dire qu’il ignore tout ce qui se passe au sein de l’Etat: au même titre que les cloaques [6] ont mis en pleine lumière de nouveaux scandales, maintenant on ne peut pas dire que ce qui se passe dans l’Armée n’est pas connu.

Ces initiatives ne peuvent être comprises que comme une forme de mise en vue publique de la participation active d’un secteur important de l’armée comme partie d’un bloc réactionnaire (celui de la photo de Colón) avec Vox en tête [7] qui ne se résigne pas à abandonner une stratégie de tension qui permet de freiner toute velléité réformiste du régime par le gouvernement de coalition PSOE-Unidas Podemos. C’est pourquoi Vox a reçu ses messages avec fierté («Ce sont les nôtres») et que le chef de file du Parti Populaire [Pablo Casado] a mis du temps à se distancier… des atrocités du groupe WhatsApp, mais pas des manifestes.

C’est le PSOE, parti qui a joué un rôle clé dans la construction et la stabilisation du régime, qui est maintenant au milieu d’un feu croisé entre, d’une part, ce bloc réactionnaire et, de l’autre, celui que veut construire Unidas-Podemos (UP) avec le PSOE, ERC (Gauche Républicaine catalane) et EHBildu (gauche indépendantiste basque), mais aussi avec le PNV (parti nationaliste basque de centre droit) et d’autres de moindre poids parlementaire. Un bloc qui, dans le cas de l’UP, n’aspire plus à la rupture avec le régime mais plutôt à un projet réformiste ayant le sens de l’Etat. Un projet qui marquerait le début d’une nouvelle modernisation de la société espagnole et du régime. Projet qui ne semble pas impliquer la remise en question de la politique de concertation sociale avec le grand patronat, comme on le voit avec les financements européens, ni de rompre avec l’élite technocratique qui maintient le fil direct avec Bruxelles, mais qui, par contre, rompt avec les droites espagnoles. Cela ressort clairement des déclarations de son leader, Pablo Iglesias [ministre des Droits sociaux et de l’Agenda 2030 et deuxième vice-président du gouvernement], lorsqu’il propose «une majorité de direction de l’État qui maintiendra la droite hors du gouvernement pendant de nombreuses années».

Mais ces objectifs sont bien trop dangereux pour un bloc qui maintient une conception patrimoniale de l’État et de la Constitution et ne se résigne pas à n’être qu’une opposition parlementaire alors que pour lui des piliers fondamentaux sont aujourd’hui en danger, comme son idée d’une Espagne uniforme où la monarchie peut exercer sa fausse neutralité dans les moments conflictuels qui peuvent survenir dans l’avenir. Le PP va s’appuyer sur ces lignes rouges – lignes rouges que le PSOE a également historiquement partagées – pour s’adresser à la gauche patriotique de ce parti. Pedro Sánchez le résilient en est conscient, lui qui a été capable jusqu’à présent de surmonter toutes les épreuves qu’il a déjà rencontrées pour se maintenir au gouvernement, même au prix d’un déni constant de ses propres promesses et déclarations antérieures.

La dernière et la plus importante épreuve de la nouvelle législature, celle de l’approbation du budget, a déjà été réglée avec succès, bien que cela l’ait été au prix de renonciations importantes de la part de UP, de l’ERC et EH Bildu, dont celle d’une réforme fiscale progressive n’est pas l’une des moindres; ou bien encore celle de l’augmentation des dépenses militaires et de la Maison Royale. Une dimension signalée par l’économiste Daniel Albarracín dans une analyse critique, publiée sur le site de Viento Sur le 19 novembre 2020.

Où va le PSOE?

Ainsi, une fois cette bataille parlementaire surmontée, il faudra voir quelle orientation va adopter le dirigeant du PSOE, la seule formation politique qui – et les grandes puissances économiques font pression en ce sens – peut reconstruire un nouveau extrême centre, capable de diviser les droites et de subalterniser les forces à sa gauche pour s’engager dans une nouvelle voie vers la recomposition du régime. Tout cela sans remettre en cause le paradigme néolibéral et sans aucune garantie de stabilité politique en pleine crise pandémique, écosociale, politico-institutionnelle, national-territoriale et des droits démocratiques fondamentaux – en premier lieu, les droits d’accueil que l’Europe forteresse refuse de défendre aux Canaries, nouvelle destination de très nombreux migrants. Donc une crise multiple qui tend à s’approfondir.

Un processus de recomposition qui, à l’heure où l’on célèbre le 42e anniversaire de la Constitution et malgré la démobilisation sociale des classes populaires, ne pourra ignorer le fait que le débat sur la réforme ou la rupture de la Constitution est toujours à l’ordre du jour politique. Et avec lui, la requête croissante, comme le montre l’enquête de la Plateforme des médias indépendants [Plataforma de Medios Independientes] du 12 octobre dernier, d’un référendum sur la forme de l’Etat [voir à ce sujet l’article paru sur ce site en date du 17 novembre 2020].

Avec elle, s’affirme l’exigence de la reconnaissance de la plurinationalité avec toutes ses conséquences, comme celle du droit de décider de leur avenir pour des peuples comme le peuple Catalan, à nouveau confronté au gouvernement des toges [comme l’a qualifié José Antonio Martín Pallin, magistrat émérite du Tribunal suprême sur le site CTXT-Contexto y Actión] et à son droit pénal applicable à l’ennemi [8] comme on l’a vu à nouveau avec les nouvelles sentences prononcées contre les prisonnières et les prisonniers du «procés» [suite aux événements du 1er octobre 2017 en Catalogne].

Tous ces problèmes que l’establishment dans son ensemble continue d’observer avec terreur et face auxquels le PSOE ne montre pas une grande volonté de s’attaquer, ainsi que Sanchez, son chef, l’a récemment réitéré: «Tant que le PSOE sera à la tête du Gouvernement, la Constitution régira en Espagne d’un point à un autre du territoire et du début à la fin. Nous allons défendre la Constitution contre vents et marées […]. Le PSOE se sent pleinement attaché au pacte constitutionnel dans tous ses termes et ses points.» Lire: «Je continuerai d’accepter l’esprit et la lettre de la Constitution et les consensus de la transition.» Pour cette raison, il est difficile d’attendre de ce gouvernement quelque chose qui aille au-delà d’un réformisme sans réformes, au sens fort. Des réformes qui seraient nécessaires en ces temps de malaises populaires et de conflits dans et pour l’espace public contre une extrême droite de plus en plus enhardie. (Article publié sur le site Viento Sur en date du 5 décembre 2020; traduction et édition par Jean Puyade et la rédaction d’A l’Encontre; voir aussi sur ce thème l’article portant sur le même thème de Miguel Salas publié sur le site alencontre.org en date du 7 décembre 2020)

Jaime Pastor est rédacteur responsable de Viento Sur

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[1] Le 5 décembre a été rendu publique, selon divers quotidiens, «un manifeste mettant en garde contre “la détérioration de la démocratie”, “l’imposition d’un mode de pensée unique” et affirmant que “l’unité de l’Espagne est en danger”, il a été signé par 271 militaires à la retraite.» (Réd.)

[2] La «transition» à la mort de Franco, négociée par les forces syndicales et politiques avec les institutions de la vieille dictature, a été présentée comme un modèle mondial de sortie pacifique d’une dictature. Elle a servi de modèle pour l’Amérique du Sud.» (Réd.)

[3] L’Opération Galaxia c’est le nom donné au plan précédent le coup d’Etat du 23 février 1981, du nom de la cafeteria Galaxia où se réunissaient ces officiers désireux d’arrêter le processus constitutionnel en cours. Parmi eux le lieutenant-colonel Antonio Tejero, protagoniste du pustch suivant. Jugés le 8 mai 1980, ces officiers n’ont été condamnés qu’à 6 mois de prison tout en gardant leur grade militaire. (Réd.)

[4] Narcis Serra, ministre socialiste de la Défense du gouvernement de Felipe Gonzalez (entre 1982 et 1991)

[5] «Atado y bien atado», «attaché et bien attaché»: c’est la formule utilisée par Franco à l’issue de l’adoption de la loi de succession désignant Juan Carlos 1er comme son successeur à la tête de l’Etat. (Réd.)

[6] Las cloacas – les cloaques: référence à la découverte d’écoutes clandestines des Services secrets d’hommes politiques et personnalités permettant des chantages et manipulations. (Réd.)

[7] Le 11 février 2019 contre le gouvernement du seul PSOE de Pedro Sanchez, un bloc formé du PP, de Ciudadanos et de VOX appelait à un rassemblement national au centre de Madrid, Plaza Colon. C’est la première fois que les leaders du PP acceptaient d’apparaître sur la même photo que les leaders du parti d’extrême droite VOX ouvertement nostalgique du franquisme. (Réd.)

[8] Le gouvernement des toges: le gouvernement des juges. L’institution judiciaire supérieure, nommée par les Partis, a été nommée majoritairement par le PP et intervient de façon autonome en fonction de ses positions et préjugés réactionnaires. Elle dicte une politique, dans ce sens elle fait gouvernement. (Réd.)

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