Par Gustavo Buster
Les résultats écrasants des élections autonomiques andalouses du 2 décembre 2018 confirment, une fois de plus, que les causes structurelles de la crise de la deuxième restauration bourbonienne [«le régime de 1978»] déterminent la conjoncture. La montée de Vox – qui a remporté 396’000 voix et 12 sièges – a conditionné en grande mesure le débat consistant à savoir jusqu’à quel point l’épuisement du «régime andalou du PSOE» ou la réaction nationaliste espagnole à la crise constitutionnelle en Catalogne était le facteur déterminant.
Il ne fait toutefois aucun doute qu’une «parfaite tempête» a été composée par la crise du bipartisme [PP-PSOE], par la démobilisation des gauches, par la transformation partielle du «vote d’indignation» en «vote de la haine», par la crise des services sociaux autonomiques et par un taux de chômage d’un tiers plus élevé que dans le reste du Royaume. [Sur les résultats des élections et l’origine de VOX, voir l’article publié sur ce site en date du 7 septembre 2018.]
Avec un taux d’abstention de 41,35%, le PSOE et le PP ont respectivement perdu 400’000 et 310’000 voix par rapport aux élections de 2015, c’est-à-dire un total de 710’000 voix. Ces suffrages s’ajoutent aux 125’000 voix perdues par Susana Díaz [PSOE] et au plus de 493’000 du Parti populaire (PP) en 2015. Lors de deux élections autonomiques, l’alternance bipartisane potentielle sur laquelle s’est appuyé le durable «régime andalou» du PSOE [lequel a occupé l’exécutif depuis 1982, suite aux premières élections autonomiques] a disparu pour céder la voie à des formules de gouvernement qui doivent reposer sur des partis qui se situent deçà (Vox s’inscrit dans la continuité du franquisme) ou au-delà (Podemos) de la Constitution de 1978.
La perte des suffrages des gauches – la somme du PSOE et d’Adelante Andalucía (coalition Podemos et Izquierda Unida-IU) – atteint également le chiffre de 700’000 voix. La comparaison entre les trois dernières élections andalouses est plus difficile à déterminer car l’irruption de Podemos en 2015 a ajouté 430’000 voix [IU s’était présentée séparément] à l’espace électoral composé aujourd’hui par Adelante Andalucía (AA) qui, toutefois, a perdu 300’000 voix lors des élections présentes. La démobilisation des gauches est évidente, entre autres raisons, du fait qu’à la différence des droites, elles ont écarté lors de la campagne la seule formule possible d’un gouvernement de gauche, soit une coalition de l’ensemble des gauches. Et même si l’on suppose que la majorité des votes perdus par le PP sont allés à Vox, les forces de gauche peuvent constater qu’environ 100’000 suffrages sont passés à l’extrême-droite. Une fraction importante du «vote d’indignation» s’est transformée, dans ce processus de «lepénisation», en un «vote de la haine».
Le bloc «aznariste» [référence à José Maria Aznar qui est un symbole de la continuité avec l’ancien régime] des droites compense la perte de 300’000 électeurs du PP, grâce à une augmentation de 60’000 voix du côté de Ciudadanos (C’s avait fait irruption en 2015 – comme Vox aujourd’hui – et avait reçu 369’000 voix) et de 396’000 voix pour Vox, ce qui donne un total de 59 sièges [sur 109], soit une majorité absolue renforcée avec 4 sièges supplémentaires.
Ces résultats étaient-ils complètement imprévisibles?
Si on en juge sur la base du sondage andalou réalisé par le Centre d’enquêtes sociales (CIS) de cette année, pas vraiment. Bien que les prédictions d’intention de vote de ce sondage, réalisé en octobre, se soient montrées exactes uniquement quant au PSOE et qu’elles aient différé des résultats de 9 points de pourcentage pour le PP et Vox, de 6 pour C’s et de 5 pour AA. En outre, le sondage prévoyait une participation de 15% plus élevée.
Mais si l’on prend en considération la tendance apparue avec les élections de 2012 et 2015 mentionnée plus haut, les réponses à l’enquête d’opinion portant sur la situation économique (définie à 54,6% comme mauvaise ou très mauvaise); la situation politique (58,9% répondant qu’elle est mauvaise ou très mauvaise); la gestion du PSOE (qualifiée à 43,1% de mauvaise ou très mauvaise); la gestion de Susana Díaz à la tête de l’exécutif (43,7% mauvaise ou très mauvaise) ainsi que sur le manque de représentativité de l’ensemble des partis (37,4%) aurait pu, sans doute, aboutir à une prédiction de la catastrophe d’une manière plus précise. Plus encore, à la question de savoir ce qui serait le plus important lors des élections – les problèmes propres à l’Andalousie ou ceux portant sur l’ensemble de l’Espagne – 56,4% des personnes interrogées ont répondu en insistant sur la situation de la région et seulement 24,8% sur celle de l’ensemble de l’État (13,8% pour les deux).
L’épuisement profond du «régime andalou» du PSOE
Lors des élections de 2015 déjà, l’érosion de légitimité du système clientéliste du «régime andalou» développé par le PSOE à la tête de la Junte depuis la transition était évidente. Après 35 ans [en 2015], le «développement du sous-développement» dans la région la plus peuplée [8,4 millions d’habitant·e·s] du Royaume peut être résumé au moyen des données suivantes: un taux de chômage de 34,7% (contre 25% de moyenne espagnole), de pauvreté à 38,3% (27,3%), de pauvreté infantile de 45,3% (32,6%) ainsi qu’une moyenne par tête de dépenses dans le domaine de la santé de 980 euros (1205). Et cela malgré un solde budgétaire avec le reste des autonomies qui reposait sur des transferts à hauteur de 4,29% du PIB en 2005 et un endettement total qui, avec la crise, est passé de 24% en 2007 à 97% en 2013.
L’évolution des dépenses publiques de la Junte d’Andalousie est passée d’un petit 5% du PIB en 1985 à 22% en 2010, chiffres qui témoignent d’une chronique du déploiement d’un réseau clientéliste spécifique d’un «capitalisme des petits amis», lié au développement de secteurs de la santé et de l’éducation publique connectés avec des secteurs privés, au travers de contrats, ainsi qu’à un système de subventions à des secteurs agro-industriels et industriels axés sur l’exportation et l’énergie au moment où étaient laissés à la marge des secteurs industriels publics, tels que la construction navale. Tout cela en parallèle au maintien d’aides destinées aux paysans sans terre, maintenus grâce au PER [Plan d’emploi rural, un ensemble de subventions visant, officiellement, à maintenir l’emploi rural et à ralentir l’exode rural], doublé de l’argument qu’il s’agissait d’éviter une concentration urbaine ingérable au moment même de l’effondrement du transfert traditionnel d’emplois vers le secteur de la construction, puisque ce dernier s’effondrait.
Cette structure clientéliste explique non seulement l’origine des subventions irrégulières aux ERE [licenciement collectif, encadré par des lois, qui ont été le théâtre de nombreuses accusations de corruption en Andalousie], mais aussi pourquoi le Parlement andalou les a adoptées sans objection pendant 10 ans. Les dépenses sociales publiques de la Junte ont été un élément essentiel dans le maintien du niveau de vie de secteurs significatifs de la population, alors que le revenu par tête situait l’Andalousie au 18e [sur 19] rang des Communautés autonomes.
Depuis 2015, avec le vote de Ciudadanos en faveur du budget, la Junte de Susana Díaz a réalisé un effort particulier de réduction du déficit, à un rythme annuel de moins 0,6% du PIB, avec une dette par tête supérieure d’environ la moitié de la moyenne de l’ensemble des Communautés autonomes, réduction qui impliquait un objectif de 22% du PIB au lieu de 24,7% enregistrés.
Avec une croissance qui a atteint un plafond de 2,8% avant de se réduire à 2,4% et 16 trimestres consécutifs de création d’emplois, la Communauté n’a toutefois pas récupéré 40% des postes de travail perdus lors de la Grande Récession [2009-2013], en dépit du fait que le chômage a baissé de 11 points pour atteindre 22,9% (14,6% en moyenne pour l’ensemble du Royaume d’Espagne). Mais les postes de travail créés le sont particulièrement dans le secteur primaire, ce qui a accru de manière substantielle l’inégalité et la précarité, en même temps que l’augmentation de la pression salariale dans un secteur où les salaires sont très faibles.
La raison des «politiques d’État» et de l’anti-catalanisme de Susana Díaz
En définitive, la politique du «moindre mal» du «régime andalou» prenait appui sur l’assurance que, dans les cycles à la hausse, s’effectuerait une série de transferts budgétaires grâce au soutien des voix du PSOE andalou en faveur de la majorité nécessaire pour constituer et soutenir les gouvernements centraux du PSOE. Et, lors des crises, un «néolibéralisme à visage humain» justifié par la crainte d’un gouvernement PP, représentant des secteurs les plus réactionnaires de la bourgeoisie andalouse.
Mais depuis 2012, la Junte socialiste n’a pu exercer qu’une pression limitée sur le gouvernement central du PP de Mariano Rajoy lors de l’ajustement budgétaire ordonné par le ministre des Finances Cristobal Montoro (2011). La marge de manœuvre, en particulier au cours des trois dernières années en raison de l’instabilité budgétaire et du blocage du système de financement autonomique, était des plus faibles pour la Junte de Susana Díaz.
Sa réponse politique a porté sur deux formules successives: en premier lieu, en prenant la tête de la proposition d’un pacte d’État entre le PP et le PSOE, lequel mettrait un terme à l’abstention socialiste pour «laisser Rajoy gouverner» ainsi que la défenestration de Pedro Sánchez du poste de secrétaire général du PSOE en octobre 2016. En deuxième lieu, après la défaite de Díaz aux primaires socialistes (à l’avantage de Sanchez), sa réponse a consisté à soutenir les mesures du gouvernement Rajoy contre le mouvement souverainiste catalan au nom d’un nationalisme espagnol intégrant l’exigence d’un maintien de transferts budgétaires asymétriques pour la Junte d’Andalousie malgré la crise annoncée des recettes fiscales en Catalogne.
L’isolement politique de Susana Díaz – et du courant majoritaire du PSOE en Andalousie qu’elle représentait, héritière du «felipismo» [du prénom du dirigeant historique Felipe González, président du gouvernement entre 1982 et 1996] – était parallèle à la perte de légitimité et de suffrages du «régime andalou» suite à la crise des cas de corruption autour des ERE. Un isolement conséquence des relations structurelles au sein d’un régime autonomique plongé dans une crise budgétaire, mais aussi des manœuvres tactiques déployées pour y faire face.
Les principales actions politiques de Susana Díaz, depuis 2015, ont été les suivantes: la rupture du gouvernement de coalition avec IU afin d’éliminer les pressions venant de sa gauche et briser la montée de Podemos; en 2016, le soutien au «pacte d’État» PP-PSOE et, plus tard, l’abstention socialiste qui a permis à Mariano Rajoy de former un gouvernement et à Susana Díaz de se présenter comme alternative à Pedro Sánchez lors des primaires du PSOE; en 2017-2018, comme principale partisane, depuis la Junte d’Andalousie, de l’application de l’article 155 contre la Generalitat de Catalogne et encourageant une campagne populiste espagnoliste contre le mouvement souverainiste catalan.
En ce sens, le débat actuel sur le poids des dimensions «andalouses» et «espagnoles» lors des élections autonomiques que nous tentons d’analyser établit un clivage factice, qui contredit en outre les données de l’enquête d’octobre du CIS. La crise du «régime andalou» dont l’agonie est présidée par Susana Díaz, et la crise sur le nouveau Statut catalan, tout d’abord, puis constitutionnelle, ensuite, sont la conséquence de la crise du système autonomique, l’un des piliers du régime de 1978. Ce qui diffère dans ces crises systémiques est les modalités de leur déroulement, entre autres en raison du poids de la question nationale-démocratique en Catalogne et du nationalisme espagnoliste en Andalousie.
Vox et les réponses des gauches
Il y a quelque chose de similaire dans l’analyse de la poussée du vote pour Vox, dissocié artificiellement entre la dimension «sociale» et «espagnole», sans tenter de comprendre la réponse réactionnaire et populiste qui caractérise de manière transversale autant la crise du «régime andalou» que celle du régime de 1978 plus en général.
Que le vote pour Vox se concentre dans des villes comme Algesiras (20%), Almería (15%), Fuengirola, recueillant le suffrage d’un habitant sur dix dans des villes de plus de 100’000 habitants ainsi que dans des villages où la présence de travailleurs immigrés dans l’agriculture exportatrice reflète le cumul de réactions électorales de secteurs salariés précaires et de petits et moyens propriétaires qui voient leurs marges bénéficiaires se réduire ainsi que les prestations sociales universelles se dégrader ; ce qui affecte ou menace de toucher leur niveau de vie et leur statut social.
Indépendamment de ses conclusions, Isidoro Moreno [anthropologue de l’Université de Séville] a raison lorsqu’il rappelle que Vox a fait sienne la formule «d’extrême nécessité» utilisée à l’époque par le Syndicat des ouvriers des champs (SOC) [fondé en 1976, entre autres par le «curé rouge» Diamantino García; c’est aujourd’hui l’une des composantes du Syndicat andalou de travailleurs (SAT)].
Mais ce qui a apporté de la crédibilité à ce «vote de la haine» réside en ce qu’il a pu conditionner et rendre possible une alternative de droite au «régime andalou», mêlant un PP andalou en crise et impossible à concrétiser sans un Ciudadanos en croissance. Le bloc «aznariste» des droites peut être stimulé grâce à la mobilisation des 395’000 voix de Vox, lesquelles seront essentielles lors des prochaines élections municipales face aux municipalités de gauche.
Se plaçant derrière l’appel à «arrêter l’extrême droite», Susana Díaz tente sa dernière manœuvre pour survivre politiquement. Sa proposition n’est pas celle de «l’antifascisme» et de la mobilisation citoyenne, mais plutôt une négociation d’intérêts d’appareils avec Ciudadanos – son soutien parlementaire depuis 2015 – lui permettant de reconduire la même chose. Certes, la version que tente de mettre en place Ciudadanos consiste à remplacer Susana Díaz avec le soutien du PSOE andalou à la tête d’un «régime andalou» adapté dans la mesure du possible à ses propres objectifs politiques [ceux de C’s] ainsi que d’éviter sa subordination au PP dans le nouveau bloc aznariste des trois droites [PP, C’s, Vox].
Allant au-delà de sa tentation initiale d’assister à la destruction politique de son ennemie (Susana Díaz), le PSOE de Pedro Sánchez a fait de la modération centriste sa principale réponse programmatique, y ajoutant un vernis européiste. Le «cordon sanitaire» face à l’extrême droite qu’il propose, afin d’isoler Vox, vise à polluer le bloc aznariste ou même opérer une rupture au sein des deux autres composantes de ce bloc. Cela laisse également ouverte la possibilité d’une alliance post-électorale avec Albert Rivera [le dirigeant de C’s]. Il semble que cela porte quelques fruits, si on en juge les dernières déclarations de Pablo Casado [le nouveau leader du PP], selon lequel «le PP réalisera des accords en Andalousie uniquement avec Ciudadanos», bien qu’il reçoive le soutien parlementaire de Vox.
Quoi qu’il en soit, le PSOE de Pedro Sánchez prend ses distances avec Susana Díaz et les résultats andalous. Il essaie de rentabiliser en sa faveur, en Catalogne – en pleine mobilisation en faveur des prisonniers indépendantistes –, la menace d’un bloc aznariste de droite, qui impliquerait à nouveau l’application l’article 155 contre la Generalitat présidée par Quim Torra. Afin de pouvoir prolonger la législature avec son gouvernement minoritaire, Sanchez doit s’armer de la légitimité d’un budget rassemblant électoralement le bloc social des gauches – qui commence par ailleurs à se mobiliser de manière autonome, en particulier dans le secteur public [diverses luttes sociales ont eu lieu en novembre]. Cela explique le changement de rythme du gouvernement Sánchez ainsi que son annonce de présenter un plafond aux dépenses et au budget de 2019 au Congrès des députés.
Les résultats des élections andalouses se sont révélés particulièrement durs pour la coalition de Podemos et d’IU, Adelante Andalucía. L’affrontement latent avec la direction de Podemos au niveau de l’État pour le contrôle de l’appareil et l’orientation stratégique de la coalition andalouse est devenu public avant les élections municipales et européennes de 2019. Juan Carlos Monedero [ancien dirigeant de Podemos] n’a pas attendu pour solder ses comptes avec Teresa Rodriguez et le courant Anticapitalistas, l’accusant de manque «d’astuce», de sectarisme et de tomber dans un andalousisme à courte vue, incapable de s’assembler à un projet national espagnol – même en vue de développer Podemos – pour des intérêts de courant politique impossibles à reconnaître publiquement. Face à cette volée d’accusations, la direction andalouse de Podemos a réaffirmé sa coalition avec IU, son autonomie politique et qu’elle représente une alternative sur le long terme, car «Susana n’est pas le socialisme». Un débat indispensable débute, de manière fratricide.
Mais les appels à «l’esprit du 15M» [à «l’esprit des indignés»] – dont Emmanuel Rodriguez rappelle à quel point cet esprit est épuisé en raison de sa naïveté politique – ne peuvent éviter le fait que personne ne pouvait croire à une alternative de gauche, avec un gouvernement andalou de gauche, sans un changement dans le rapport de forces qui oblige à des ruptures importantes avec le «régime andalou». En effet, un gouvernement PSOE-Adelante Andalucía aurait besoin de points programmatiques sérieux, au-delà des simples assignations ou réaffirmations sectaires, afin de se transformer en «sens commun» de la mobilisation sociale: pour des droits qui ont été réduits – comme le montrent les manifestations permanentes en faveur de la santé publique andalouse; pour un nouveau modèle de développement andalou qui s’affronte aux inégalités et à la rentabilisation de l’indignation par l’extrême droite avec un «vote de la haine». Sans une telle politique de front unique des gauches, il n’y a pas d’autre alternative crédible, ainsi que l’ont montré les faits têtus, que le «bloc aznariste des droites». (Article publié sur le site SinPermiso.info le 9 décembre 2018, traduction A L’Encontre)
Soyez le premier à commenter