Par Christoph Hermann
L’analyse critique de la marchandisation part de la transformation de tout besoin humain en un bien tarifé vendu sur un marché capitaliste, par exemple la vente de certains biens comme les reins ou le dysfonctionnement de certains marchés comme celui de la santé. La marchandisation a des effets profondément négatifs dont, par exemple, l’exclusion de ceux qui ne peuvent pas payer, la marginalisation de ceux dont le pouvoir d’achat d’ensemble n’est pas assez important, ainsi que la focalisation sur des formes de production hautement rentables au détriment de formes de productions plus bénéfiques socialement et écologiquement durables. Ces thèses sont au cœur de l’argumentation de mon nouveau livre The Critique of Commodification: Contours of a Post-Capitalist Society (Oxford University Press, 2021).
En raison de la marchandisation et de la primauté du profit sur les besoins, des personnes sont obèses alors que d’autres souffrent de la faim. Les personnes en bonne santé dans les pays riches sont bombardées de produits pharmaceutiques qui, dans certains cas, entraînent une toxicomanie, tandis que des millions de malades dans les pays pauvres ne disposent pas de médicaments et de traitements adéquats. Nombreux sont les sans-abri, alors que dans le même temps, de luxueux appartements en copropriété restent vacants. Les acteurs privés dans le cadre de ce que l’on appelle les partenariats public-privé réalisent des bénéfices record, tandis que les hôpitaux publics sont contraints de réduire le nombre de lits et le personnel soignant, ce qui entraîne des décès évitables. Les universités dépensent plus d’argent pour la publicité et les admissions que pour l’enseignement [cela renvoie à la place des universités privées dans le monde anglo-saxon; une telle tendance prend de plus en plus forme dans divers pays comme la France ou la Suisse].
En outre, la marchandisation a alimenté l’industrialisation de l’agriculture, avec des effets désastreux sur l’environnement, notamment des zones marines mortes [zones hypoxiques, déficitaires en oxygène dissous, voir sur thème les articles publiés sur ce site le 21 août 2020 et le 23 septembre 2020] aussi grandes que l’Etat du New Jersey. Dans le même temps, la marchandisation bloque la transition vers des formes de production et de consommation plus durables, comme les transports publics. Enfin et surtout, la marchandisation sape la solidarité et alimente les inégalités, car l’accès aux biens et aux services dépend uniquement du pouvoir d’achat.
Clarifier la marchandisation
Ce livre s’inscrit dans la conception de Marx de la marchandisation, à savoir la soumission de la valeur d’usage à la valeur d’échange, mais apporte un certain nombre de précisions importantes. Premièrement, il prend la valeur marchande plutôt que la valeur d’échange comme dénominateur de la valeur d’usage. Alors que la valeur d’échange dépend de la quantité de travail (abstrait) dépensée pour la production du bien ou du service concerné, la valeur marchande reflète l’offre et la demande et, en tant que telle, est ouverte à la manipulation et à la spéculation – qui jouent un rôle important dans les processus de marchandisation.
Deuxièmement, l’ouvrage établit une distinction entre la marchandisation formelle, réelle et fictive. La marchandisation formelle décrit une situation dans laquelle les biens et services reçoivent un prix mais restent inchangés. La marchandisation réelle décrit la transformation des biens et des services motivée par le profit. La marchandisation fictive fait référence à l’introduction de marchés et à l’invention d’indicateurs quantitatifs dans la fourniture de biens et de services qui n’ont pas de prix et ne sont pas vendus pour le profit. Par conséquent, les politiques de marchandisation comprennent non seulement la privatisation, la libéralisation, la déréglementation et la commercialisation, mais aussi l’utilisation de mesures de rendement (inspirées de la nouvelle gestion publique – New Public Management) telles que la durée moyenne de séjour des patients dans les hôpitaux ou les évaluations de l’enseignement par les étudiants.
Allant au-delà de la critique non marxiste, l’ouvrage identifie douze tendances générales associées à la marchandisation qui ont des conséquences problématiques aboutissant à la recherche d’une marchandisation accrue. Par exemple, la marchandisation de l’agriculture a conduit à un passage de la polyculture à la monoculture. Or, la monoculture s’accompagne d’une baisse de la fertilité des sols et d’une sensibilité accrue aux infestations [contamination et envahissement par des parasites ou des mauvaises herbes]. La baisse de la fertilité et l’augmentation des infestations rendent nécessaire l’utilisation d’engrais artificiels, de pesticides et, plus récemment, de cultures génétiquement modifiées. Ces produits sont fournis par des entreprises chimiques et biotechnologiques très rentables. Les monocultures, à leur tour, fournissent les intrants d’une industrie alimentaire de plus en plus marchandisée qui n’utilise plus les cultures comme base de l’alimentation, mais les dissèque en leurs composants chimiques et utilise ensuite certains de ces composants pour créer des produits de plus en plus artificiels. Le maïs, par exemple, est transformé en amidon de maïs, qui est ensuite utilisé pour une grande variété de produits alimentaires. En fait, il est difficile de trouver dans un supermarché des Etats-Unis des aliments transformés qui ne contiennent pas d’amidon de maïs.
La transformation des aliments, à son tour, incite encore plus à la monoculture. Parmi les conséquences, citons l’obésité croissante des enfants et l’appauvrissement des rivières, des lacs et des zones côtières. Pourtant, loin d’être le résultat d’une défaillance du marché ou d’un comportement amoral (comme le prétendent les critiques moraux et empiriques de la marchandisation), l’agriculture industrialisée et les aliments transformés sont le résultat logique de la marchandisation et de la primauté du profit sur les besoins. Il existe peut-être une demande pour les cultures biologiques et les aliments artisanaux, mais avec les méthodes de production traditionnelles, les producteurs ne peuvent réaliser qu’une fraction des profits des entreprises agroalimentaires modernes [et restent marginaux, bien que mis en relief comme exemples exceptionnels par les médias].
Alternatives
Le livre aborde également les alternatives à la marchandisation. Il affirme qu’une alternative doit faire passer l’objectif de la production/de l’approvisionnement des profits aux besoins, ou de la maximisation de la valeur marchande à la maximisation de la valeur d’usage. Pour ce faire, il faut reconnaître que les biens et services que nous consommons ont non seulement une valeur individuelle, mais aussi une valeur sociale et écologique.
Prenons l’exemple du transport: l’auto-mobilité peut être utile à un individu pour se rendre d’un point A à un point B, mais son utilité sociale et écologique est plutôt désastreuse – et elle reste problématique même si nous passons aux voitures électriques. L’alternative sociale et écologique favorable est le transport public. Pourtant, la question de savoir comment évaluer la valeur d’usage (sociale et écologique) reste posée.
Contrairement à la valeur d’échange et de marché, la nature de la valeur d’usage est précisément qu’elle ne peut être mesurée. La réponse proposée dans ce livre est la prise de décision démocratique. Les gens peuvent décider démocratiquement quels biens et quels services, ou quelles façons de satisfaire les besoins, sont préférables. Cependant, pour s’assurer que les décisions ne sont pas prises au détriment de ceux qui ne participent pas au processus de décision ou qui font partie d’une minorité, la maximisation de la valeur d’usage doit inclure un engagement de solidarité.
Il en va de même pour l’environnement: dans la mesure où les décisions ont un impact sur l’environnement, elles ont également un impact sur les générations futures qui vivront sur cette planète. Et comme les générations futures n’ont pas voix au chapitre, la maximisation de la valeur d’usage doit se faire dans les limites de la durabilité écologique. La combinaison de la démocratisation, de la solidarité et de la durabilité donnerait naissance à ce que l’ouvrage appelle une société de la valeur d’usage. (Article publié sur le site The Bullet, le 2 août 2021; traduction rédaction A l’Encontre)
Christoph Hermann enseigne à l’Université de Californie, Berkeley, et est l’auteur aussi de Capitalism and the Political Economy of Work Time (Routledge, 2018).
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