Par Daniel Polzin
Souvent malade, constamment surmené, mort précoce: lorsque le SPD a demandé l’interdiction du travail de nuit dans son «Programme d’Erfurt» il y a 130 ans [1891], il se basait encore sur des observations purement sociales. Ce n’est qu’au cours des dernières décennies que les effets néfastes du travail de nuit sur la santé ont été scientifiquement prouvés. Entre-temps, cependant, l’idée de l’interdire a disparu. Dans les eaux agitées de la concurrence mondiale, cette revendication originelle du mouvement ouvrier, qui se trouvait déjà dans le premier décret de la Commune de Paris en 1871 [1], a été furtivement jetée par-dessus bord. Le travail de nuit est-il devenu moins important? Ou moins dangereux? Ou plus nécessaire?
Ce n’est qu’en 2017 que trois chercheurs américains ont reçu le Prix Nobel de médecine pour leurs découvertes sur le fonctionnement de «l’horloge interne», le fameux rythme circadien (rythme biologique d’une durée de 24 heures environ). Dix ans plus tôt, l’OMS avait classé le travail de nuit comme «probablement cancérogène», ce qu’elle a à nouveau confirmé en 2019. Cela ne prouve pas de manière irréfutable l’existence d’un lien médical, mais le suggère simplement. Une étude de 2015 portant sur plus de 70 000 infirmières est arrivée à la conclusion que le travail de nuit régulier augmente le risque de mortalité générale de 11%, même en tenant compte d’autres facteurs de risque tels que la consommation d’alcool, l’âge avancé, le tabagisme, le manque d’exercice ou l’obésité. Une étude étatsunienne de 2018 portant sur 270 000 participants a révélé que le travail de nuit augmentait de 44% le risque de développer un diabète de type 2. D’après le Health and Safety Executive (HSE) du Royaume-Uni, le risque de maladie cardiaque serait accru de 40%, selon diverses recherches.
Nous savons que le travail de nuit a des effets négatifs sur presque toutes les fonctions corporelles humaines, du sommeil à la digestion en passant par le système cardiovasculaire. Le fait que certaines personnes s’adaptent subjectivement à des horaires de travail anormaux ou qu’elles supportent objectivement mieux le stress dans une certaine mesure n’y change rien. Aucune horloge interne ne peut s’adapter à ce rythme. Le travail de nuit régulier est une torture pour le corps humain.
Mais au lieu d’être moins nombreux, de plus en plus de travailleurs doivent subir cette épreuve – plus de 3 millions de personnes doivent actuellement travailler la nuit en Allemagne. De 1995 à 2015, la proportion de salarié·e·s travaillant la nuit est passée de 7,6% à 9,1%. Cependant, ils ne semblent pas avoir de représentation politique de leurs intérêts. Dans aucun des programmes des partis représentés au Bundestag pour les élections fédérales de septembre 2021, le mot «travail de nuit» n’apparaît. Pourquoi ça? Le travail de nuit est-il si évident, si inévitable pour notre société?
Production, commerce, logistique
En raison de données très limitées, il est difficile de déterminer dans quels domaines le travail de nuit a augmenté. Il est incontestable qu’il est nécessaire dans certains domaines, comme les soins, la police ou les pompiers, et en partie aussi dans l’industrie. Dès 1992, cependant, Klaus Zwickel, alors deuxième président d’IG Metall, a observé que le travail de nuit augmentait précisément là où il n’était pas nécessaire – c’est-à-dire pas seulement sur les machines qui ne peuvent pas être simplement être éteintes la nuit. Le micro-recensement sur le marché du travail 2019 montre que ce sont surtout les personnes exerçant un métier issu d’un apprentissage qui sont concernées par le travail de nuit – les personnes titulaires d’un diplôme universitaire font exception. Le travail de nuit est particulièrement répandu dans l’industrie manufacturière, le commerce et la logistique, ainsi que dans les secteurs des services publics et privés. Le degré de nécessité est toutefois très différent: contrairement à ce qui se passe dans le secteur des soins, le travail de nuit est au moins discutable dans la production de marchandises ou dans le transport de marchandises, en forte augmentation actuellement, dans le secteur de l’expédition, comme chez Amazon ou d’autres entreprises de logistique.
En outre, le travail de nuit n’est pas toujours le même. Lorsqu’il est inévitable pour des raisons techniques, culturelles ou sociales, sa nocivité peut être limitée: un maximum de cinq heures par nuit, un maximum de deux jours par semaine suivis de trois jours de repos, un maximum de deux ans de travail régulier suivi d’une pause de trois ans – il y aurait de nombreux instruments qui pourraient au moins réduire le risque. Mais rien de tout cela n’est actuellement exigé de manière combative ou du moins largement discuté.
Au-delà de la question de la nécessité sociale du travail de nuit, il y a une autre raison au travail de nuit: le capital ne dort pas. Dans le premier volume du Capital, Karl Marx écrivait que «l’extension de la journée de travail au-delà des limites du jour naturel jusqu’à la nuit […] ne fait que satisfaire la soif du vampire pour le sang du travail vivant». Si l’emprunt à tonalité mythique peut sembler étrange, les termes contiennent une vérité importante: le capital, par sa nature même, cherche à se multiplier et, ce faisant, il se soucie très peu du «rythme circadien» de la main-d’œuvre créatrice de valeur. Du point de vue de l’économie de marché, faire tourner des machines toute la nuit et pouvoir offrir des services sans interruption présente des avantages considérables. Ce n’était pas différent à l’époque de Marx que ce ne l’est aujourd’hui.
Par conséquent, si l’économie tend vers le recours au travail de nuit, une intervention juridique active est nécessaire pour le limiter. Une initiative en ce sens a été prise en 1984 par les Verts, encore tout nouveaux à l’époque, qui proposaient notamment l’interdiction du travail de nuit dans leur projet de nouvelle loi sur le temps de travail. Quatre ans plus tard, le SPD a également précisé, dans un projet de loi déposé au Bundestag, que le législateur ne pouvait justifier une «nouvelle extension du travail de nuit non physiologique […]».
Après que l’interdiction du travail de nuit pour les femmes, déclarée inconstitutionnelle en 1992 parce que contraire à l’égalité, a été supprimée deux ans plus tard dans la nouvelle loi sur le temps de travail, ouvrant ainsi la porte à une expansion du travail de nuit, le SPD, en tant que parti au pouvoir à partir de 1998, était apparemment capable de le justifier. Dans le programme rouge-vert visant à rendre l’économie allemande de nouveau compétitive, en libéralisant le marché du travail, il y avait place pour de nombreuses nouveautés – la réglementation du travail de nuit n’en faisait pas partie.
La demande a également perdu sa priorité pour les syndicats. Si l’IG Metall a décidé de lancer une campagne contre le travail de nuit en 1992, ces efforts se sont ensuite éteints. Bien que la nocivité de cette forme de travail soit soulignée et que l’on s’efforce d’améliorer les «conditions-cadres», on ne trouve guère d’exigence de limitation importante, voire d’interdiction.
La question demeure: pourquoi les travailleurs acceptent-ils cela? Comment se fait-il que la situation paradoxale suivante se produise: plus la connaissance de la nocivité du travail de nuit augmente, plus le nombre de travailleurs qui y sont soumis augmente?
Une interdiction serait coûteuse
A l’heure actuelle, plus de 5000 plaintes concernant le travail de nuit sont en examen devant le plus haut tribunal du travail d’Allemagne. Une affaire est même examinée par la Cour européenne de justice (CJUE). En effet, l’Allemagne prévoit un supplément de salaire pour le travail de nuit régulier ou le travail en équipe, qui doit être de 25% en moyenne, mais qui peut être fixé en priorité par les parties aux conventions collectives. Bien entendu, le supplément ne sert pas officiellement de «tranquillisant» pour faire accepter ce risque, ni même d’incitation, mais il est destiné à compenser le fardeau. Mais il est problématique pour deux raisons: d’abord, la plupart des travailleurs ignorent totalement que la contrepartie du revenu supplémentaire est leur vie, qu’il ne s’agit pas d’efforts qu’une personne peut mieux supporter qu’une autre, mais d’une forme de travail qui est indubitablement nuisible à la santé. Ensuite, beaucoup peuvent très bien faire usage de ce revenu supplémentaire – ou même en sont même dépendants.
Le fait qu’une telle pression sur les travailleurs pour qu’ils mettent leur santé en danger soit légale devrait donner à réfléchir, mais explique pourquoi, à l’inverse, il n’y a pas de pression des travailleurs de nuit sur les partis et les syndicats. Les innombrables affaires, y compris la saisine de la CJUE, ne concernent pas la légalité fondamentale du travail de nuit, mais des clauses de différenciation dans les conventions collectives, selon lesquelles la prime pour le travail de nuit permanent est inférieure à celle pour le travail de nuit irrégulier. Depuis une décision historique du Tribunal fédéral du travail (Bundesarbeitsgerichts) en 2018, les travailleurs concernés ont fait valoir à juste titre devant les tribunaux que cela constitue une inégalité de traitement injustifiée.
Les travailleurs de nuit ont tout autant le droit d’exiger la fin de la possibilité de réduire le supplément, confirmée par la plus haute juridiction l’année dernière seulement, mais extrêmement problématique d’un point de vue constitutionnel, si le travail de nuit est indispensable pour ce type d’emploi. Sans action législative, il n’y a pas de fin en vue aux litiges sur le «bon» supplément qui remplissent régulièrement les cours des tribunaux depuis des années. L’accent mis sur l’essentiel – exposer le moins de travailleurs possible à un risque sanitaire aussi faible que possible – risque de passer à la trappe.
Certes, l’interdiction du travail de nuit là où il n’est pas nécessaire et une réglementation stricte là où il est nécessaire nécessiteraient plus de personnel et coûteraient «beaucoup d’argent». En ces temps de pénurie de personnel dans le secteur de la santé et de pression accrue de la concurrence internationale, cet objectif pourrait donc être considéré comme irréaliste. Mais si ce qui est nécessaire semble irréaliste, cela ne devrait-il pas au moins être une raison de remettre en question la nécessité de la réalité?
Questionnons le document du SPD de 1988: peut-on justifier politiquement de destiner actuellement des jeunes par milliers vers des professions dont les conditions-cadres actuelles réduiront leur espérance de vie de plusieurs années? Est-il politiquement justifiable d’encourager les travailleurs à mettre leur santé en danger pour de simples raisons économiques? Le SPD de 1891 connaissait la réponse! (Article publié par l’hebdomadaire Der Freitag, le 28 juillet 2021; traduction rédaction A l’Encontre)
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[1] «Répondant à une revendication des ouvriers boulangers, la commission (Commission du travail et de l’échange) décide aussi l’interdiction du travail de nuit dans la profession. La mesure est cependant loin de faire l’unanimité au sein du Conseil de la Commune, mais Frankel parvient à la maintenir.» La Commune de Paris 1871. Les acteurs, l’événement, les lieux, Ed. de l’Atelier, 2020, p. 474. (Réd.)
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