Par Jyotsna Singh
Lors de la Journée mondiale de l’alimentation, le 16 octobre 2019, le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, a appelé à la tenue d’un Sommet des Nations unies sur les systèmes alimentaires (UNFSS–United Nations Forum on Sustainability Standards) en 2021. L’objectif, comme l’affirme le site web du sommet, était de trouver des solutions pour transformer les systèmes alimentaires afin de progresser vers les «Objectifs de développement durable» [17 objectifs] qui sont rassemblés dans l’Agenda 2030. Cependant, le sommet, qui doit se tenir en septembre 2021, a été durement attaqué pour son caractère exclusif et pour le fait de se vendre aux intérêts des grandes firmes.
Au cours du pré-sommet, qui s’est tenu du 26 au 28 juillet, des activistes du monde entier se sont réunis dans le cadre de la «contre-mobilisation des peuples pour transformer les systèmes alimentaires des firmes» afin d’exprimer leur mécontentement quant à la tournure que prenait l’événement. La contre-mobilisation s’est tenue du 25 au 27 juillet. Elle a consisté en des événements allant de discussions sur la privatisation des systèmes alimentaires, la mainmise des grandes firmes sur la gouvernance et la science, jusqu’à un rassemblement virtuel mondial contre l’UNFSS.
Les peuples contre les systèmes alimentaires dirigés par les entreprises
Au cœur du problème se trouve la promotion par les Nations unies de systèmes alimentaires dirigés par les grandes firmes, ce qui sape les luttes pour la souveraineté et la sécurité alimentaires. Une poignée de sociétés transnationales domine le commerce mondial actuel des aliments et des produits de base. De l’ensemencement des graines et de la croissance des cultures à la transformation, la distribution et la consommation des aliments, les entreprises agroalimentaires transnationales contrôlent et décident de tout. Cependant, bien qu’elles contrôlent près de 75% des ressources naturelles mondiales liées à la production alimentaire, elles parviennent à peine à nourrir un tiers de la population mondiale. Elles sont également responsables de la plupart des 400 milliards de dollars de pertes annuelles de produits alimentaires et de l’émission de grandes quantités de gaz à effet de serre.
L’agenda du sommet et les personnes associées à sa gestion sont connus pour encourager la privatisation au détriment des systèmes publics. Par exemple, la nomination d’Agnes Kalibata comme envoyée spéciale de l’ONU pour le sommet a été remise en question. En tant que présidente de l’Alliance pour une révolution verte en Afrique (AGRA), elle a plaidé en faveur d’une évolution des systèmes agricoles africains vers des modèles d’agriculture industriels et dépendants des produits agro-toxiques. La présence de personnalités comme Ramon Lauarta, président-directeur général de Pepsico, et de sessions indépendantes organisées par des entreprises privées comme Nestlé n’est pas passée inaperçue. Depuis les étapes de planification du sommet, ces firmes se sont manifestement consultées avec les organisateurs.
Dans leur opposition, certaines organisations telles que La Via Campesina ont boycotté le sommet, tandis que d’autres ont prévu d’y assister afin de soulever des préoccupations en matière de santé et de droits de l’homme. A propos de la contre-mobilisation populaire, Patti Naylor, une agricultrice des Etats-Unis, a déclaré: «La contre-mobilisation axée sur le pré-sommet nous aidera à continuer à nous organiser et à nous exprimer au sujet de l’UNFSS. La contre-mobilisation est le début de nos actions publiques.»
Des personnes et des organisations de différents mouvements se sont réunies. Parmi elles: celles qui se concentrent sur le changement climatique, la justice sociale, les travailleurs et travailleuses agricoles, les syndicats, les droits des immigrant·e·s, les femmes, les jeunes et les personnes âgées, pour n’en citer que quelques-unes. «Grâce à des réunions virtuelles et des documents écrits, les liens entre les systèmes alimentaires et agricoles et chacune de ces causes ont été clairement établis. Cette mobilisation a été un outil puissant pour construire la solidarité», a ajouté Patti Naylor.
Les discussions internationales sur les systèmes alimentaires, y compris celles menées par les Nations unies, n’ont pas toujours été aussi exclusives. Le Sommet mondial de l’alimentation organisé par la FAO en 1996 a réuni des acteurs de tous horizons. Et alors la souveraineté alimentaire a été reconnue comme le terme définissant les luttes contre les systèmes d’agriculture industrielle. Elle soutenait le droit des personnes à produire de manière autonome des aliments sains et nutritifs, adaptés au climat et à la culture, en utilisant les ressources locales. Il est important de noter que la souveraineté alimentaire est également reconnue comme un moyen d’atteindre la sécurité alimentaire.
Certains gouvernements, comme ceux de l’Equateur, du Venezuela, du Mali, de la Bolivie, du Népal et du Sénégal, ont intégré ces idéaux dans leurs politiques publiques, et la souveraineté alimentaire est devenue un élément de la politique soutenue par les institutions des Nations unies. Au moins en théorie, l’idée fait toujours partie des documents de l’ONU, comme la Déclaration des Nations unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales de septembre 2018 (UNDROP- United Nations Declaration on the Rights of Peasants and Other People Working in Rural Areas).
Des efforts ont été faits pour signaler très tôt la nature excluante du sommet. En mars 2020, 550 organisations, comprenant certains des plus grands mouvements paysans et indigènes du monde, ont écrit au secrétaire général de l’ONU pour l’avertir que le sommet ne s’appuie pas sur l’héritage des précédents sommets mondiaux de l’alimentation convoqués par l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). La FAO a reçu le mandat d’organiser ces événements par ses Etats membres et a permis la participation active de la société civile par le biais de forums parallèles auto-organisés.
Le multipartenariat comme moyen de prise de contrôle de l’ONU par les industriels
L’exclusion des militants et la domination des firmes font suite à une réaction de la société civile concernant le multipartenariat dans les organes de l’ONU. Le multipartenariat (multistakeholderism) est un terme qui est de plus en plus utilisé pour indiquer que toutes les parties prenantes sont présentes à la table des décisions. Cependant, il s’agit en réalité d’une tentative de remplacer le multilatéralisme, qui donne la priorité à la participation des gouvernements. En ce sens, le multipartenariat est devenu pour beaucoup synonyme d’une mainmise croissante du secteur privé sur les institutions de l’ONU. Les acteurs de la société civile dans d’autres forums de l’ONU, comme l’Organisation mondiale de la santé (OMS), mènent le même combat.
La Contre-Mobilisation exige que l’ONU s’éloigne de la mainmise des firmes et se recentre sur les droits humains individuels et collectifs, ainsi que sur les expériences et les connaissances des peuples les plus touchés. Elle exige également la transformation des systèmes alimentaires des firmes et défend les institutions publiques démocratiques et le multilatéralisme inclusif.
Des voix fortes en faveur d’alternatives au système des firmes se sont également fait entendre lors des sessions officielles de pré-sommet. Jeffrey Sachs, conseiller du secrétaire général de l’ONU António Guterres sur les objectifs de développement durable, s’est montré extrêmement critique à l’égard de la privatisation des systèmes alimentaires lors de l’une des principales tables rondes organisées par l’UNFSS. Il a décrit la privatisation comme un mécanisme d’oppression, similaire à la colonisation. Il a déclaré: «Nous avons un système alimentaire mondial qui repose sur de grandes entreprises transnationales, des profits privés et de faibles mesures sur les transferts internationaux pour aider les pauvres, et parfois pas du tout. Il est fondé sur l’extrême irresponsabilité des pays puissants en matière d’environnement. Et il est fondé sur un déni radical des droits des pauvres.»
Jeffrey Sachs a également déclaré que la privatisation des systèmes alimentaires est souvent soutenue par les intérêts des pays riches, citant en particulier le gouvernement des Etats-Unis, connu pour avoir apporté un soutien militaire à la société United Fruits, basée aux Etats-Unis, qui a exploité des pays d’Amérique du Sud comme le Honduras. Il a ajouté: «Nous avons un système, mais nous avons besoin d’un système différent qui soit basé sur les principes de la dignité humaine, de la souveraineté et des droits économiques.» (Article publié par Peoples Dispatch, le 29 juillet 2021; traduction rédaction A l’Encontre)
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