Etats-Unis. «Tirer les bonnes leçons de la défaite de l’UAW chez Mercedes en Alabama»

Shawn Fain, 17 mai 2024.

Par Jane McAlevey

Vendredi 17 mai, dans l’après-midi, Shawn Fain, président de l’UAW, s’est adressé aux travailleurs et travailleuses de l’usine de véhicules utilitaires sportifs (VUS) Mercedes de Vance, en Alabama, après l’échec d’un vote pour la représentation syndicale dans l’entreprise (2054 voix pour, 2642 contre), vote que beaucoup s’attendaient à remporter. Il leur a dit: «La justice n’est pas l’affaire d’un vote ou d’une campagne. Il s’agit de se faire entendre, d’obtenir sa juste part.»

Lorsque Shawn Fain a prêté serment en tant que président le 26 mars 2023 – après avoir remporté la première élection directe à la présidence de l’UAW avec seulement 477 voix d’avance – les défis étaient énormes. Les négociations nationales avec les trois grands constructeurs automobiles (GM, Ford, Stellantis) tétaient prévues dans les six mois et le syndicat était miné par des décennies de corruption. Il était plombé par des permanents habitué à la facilité, qui laissaient les contrats collectifs se détériorer alors que les dirigeants s’offraient des cigares de marque, des hôtels de luxe et de la nourriture gastronomique.

Au cours des 14 mois qui ont suivi son élection, Shawn Fain a accompli des progrès remarquables. Il a mis en place une stratégie audacieuse dans les négociations avec les Big Three – la «grève debout» [le choix d’engager des mouvements de grève dans des secteurs sélectionnés des firmes visant à bloquer l’ensemble] – qui a permis d’obtenir des gains significatifs. Viennent ensuite les négociations avec Daimler Trucks North America, pour ses usines en Caroline du Nord, en Géorgie et au Tennessee. Puis est intervenue a victoire décisive de la syndicalisation à l’usine Volkswagen de Chattanooga [voir l’article publié sur ce site le 6 avril 2024]. Son leadership audacieux déborde largement le cadre syndical et a permis de dynamiser l’ensemble du mouvement progressiste.

C’est peut-être pour cette raison que la victoire de VW a fait naître l’espoir d’une victoire de l’UAW en Alabama. Mais l’Alabama n’est pas le Tennessee. Les principaux dirigeants économiques, politiques et locaux de l’Alabama sont tellement hostiles aux syndicats qu’ils ont mis en œuvre toutes les tactiques ignobles décrites dans le livre publié en 1993 par le célèbre briseur de syndicats Martin J. Levitt, Confessions of a Union Buster (Confessions d’un briseur de syndicats, Crown Publishers). Dans ce livre, Levitt décrit une campagne semblable à celle menée par la gouverneure républicaine de l’Alabama, Kay Ivey. «L’ennemi était la conscience collective», écrit Levitt. «Je me suis emparé de cette conscience et, alors qu’elle n’était qu’une jeune pousse, je l’ai empoisonnée, étouffée, matraquée s’il le fallait, pour m’assurer qu’elle ne fleurirait jamais en une force de travail unie.» Il admet sans détour que les consultants antisyndicaux sont des «terroristes»: «…En s’employant à détruire les syndicats, ils envahissent la vie des gens, démolissent leurs amitiés, écrasent leur volonté et brisent les familles.»

Comme c’est généralement le cas dans ce que les organisateurs syndicaux appellent une «lutte patronale de niveau A» (A-Level boss fight) pour tenter d’étouffer le vote syndical, la direction propose toutes sortes d’avantages matériels réels aux travailleurs et travailleuses qui annoncent qu’ils soutiennent le syndicat. Comme l’a expliqué Shawn Fain lors de son intervention de vendredi soir: «Soyons clairs: les travailleurs et travailleuses ont obtenu des gains importants au cours de cette campagne. Ils ont augmenté leurs salaires, avec la «poussée UAW». Ils ont supprimé les échelons salariaux [différents types de salaire horaire et d’allocations sociales suivant l’ancienneté, le statut, le système au mérite, etc.]. Ils se sont débarrassés d’un PDG qui n’avait aucun souci pour améliorer les conditions de travail [remplacé par Federico Kochlowski]. Mercedes est un meilleur endroit pour travailler grâce à cette campagne de syndicalisation et grâce à ces travailleurs valeureux.» L’élimination des échelons salariaux, une revendication clé des travailleurs et travailleuses de l’automobile depuis des années, rendue possible par les campagnes dynamiques menées sous la direction de Shawn Fain, n’ont pas apporté seulement un gain matériel, mais aussi un gain structurel. Le problème, c’est qu’à l’heure actuelle ce gain n’est pas garanti par un contrat collectif. Il peut donc être supprimé à tout moment.

Mais puisqu’il fallait s’attendre à de telles tactiques, qu’est-ce qui n’a pas fonctionné en Alabama? Qu’est-ce que les travailleurs de l’automobile eux-mêmes, l’UAW et le mouvement progressiste peuvent tirer de cette défaite? Shawn Fain a conclu son intervention du 18 mai en déclarant: «Et les travailleurs d’ici finiront par gagner. La plupart d’entre nous ont perdu des élections dans leur vie et je sais que j’en ai toujours tiré des leçons. Ce qui compte, c’est ce que l’on fait de cette expérience.»

Première erreur: l’absence de stratégie collective efficace

Le premier problème majeur était l’absence d’une véritable stratégie collective suffisamment forte pour contrer une bataille de type Levitt menée à l’extérieur de l’usine (or, en Alabama, la gouverneure, un ministre de premier plan et l’ancien entraîneur de football américain des Crimson Tide, Nick Saban, se sont promenés à l’intérieur de l’usine). Alors que la plupart des syndicats réfléchissent à ce qu’ils appellent la «campagne collective» [et dans la région], ils le font généralement trop tard. Les syndicalistes peuvent se plaindre – à juste titre – que l’intervention patronale dans la collectivité est factice. Mais malheureusement, il en va de même pour la plupart des efforts déployés par le mouvement syndical. En Alabama, un pasteur de la Providence Missionary Baptist Church, à Marion, le révérend Matthew Wilson, a envoyé un SMS antisyndical aux travailleurs et travailleuses. Il réalisé une vigoureuse vidéo pro-patronale partagée avec les travailleurs et s’est promené dans l’usine. Nick Saban, qui a offert à l’Etat sept championnats nationaux de football universitaire et dont le statut de héros dépasse ici probablement celui de Trump, a été rejoint par des personnalités moins connues, telles que la femme noire à la tête du Business Council of Alabama, Helena Duncan. Elle a publié un commentaire le 30 janvier 2024, suggérant que l’usine et tous les «bons emplois» quitteraient l’Etat si les travailleurs et travailleuses se syndiquaient.

L’UAW n’a pas mené de campagne dans la collectivité, et certainement pas une campagne capable de rivaliser avec celle du patron. Si les syndicats s’engagent réellement à organiser la base – ce que fait la nouvelle direction de l’UAW – ils doivent réaliser qu’ils sont assis sur une mine d’or de pouvoir collectif potentiel. Les travailleurs et travailleuses ont eux-mêmes la capacité d’élaborer une telle stratégie conquérante, simplement en impliquant d’abord tous les partisans convaincus dans une conversation individuelle qui demande: «C’est formidable que nous obtenions le soutien de la majorité. Mais vous savez, avec Mercedes, il faudra encore plus pour gagner. Qui sont les personnes dans la région que vous connaissez déjà? Où vous et/ou votre famille pratiquez-vous votre culte, dans quelles ligues vos enfants font-ils du sport, ou pour quoi vous et/ou votre famille faites-vous du bénévolat?» Les travailleurs et travailleuses doivent déjà être favorables au syndicat pour avoir ce type de conversations. Mais même avec seulement 2000 votes positifs, l’UAW disposait d’une grande marge de manœuvre pour construire un mouvement de fond, venant d’en bas, à l’extérieur et à l’intérieur de l’entreprise. Ces réseaux peuvent ensuite être mobilisés par les travailleurs pour construire un contre-récit puissant qui peut mettre en échec la campagne d’un patron, car il y a plus de travailleurs qui ont des connexions sociales qu’un gouverneur, un pasteur et un célèbre entraîneur de football.

Deuxième erreur: s’éloigner du modèle 30-50-70

L’annonce récente la plus enthousiasmante de l’UAW a sans doute été l’engagement pris par Shawn Fain de consacrer 40 millions de dollars aux tâches d’organisation des travailleurs non syndiqués au cours des deux prochaines années. Le site Internet national du syndicat présente une multitude de ressources pour les travailleurs, à commencer par les grandes lignes d’un nouveau modèle appelé «stratégie 30-50-70». Lorsque 30% des travailleurs et travailleuses ont signé une bulletin autorisant une votation sur la représentation syndicale, la campagne est rendue publique. A 50%, les travailleurs et travailleuses se rassemblent avec le président Shawn Fain et d’autres dirigeants. A 70%, ils demandent à l’employeur de reconnaître le syndicat. Dans l’usine Mercedes, le syndicat a déposé une demande de vote le 5 avril, organisé un rassemblement et publié un communiqué de presse affirmant qu’il disposait d’une super majorité de soutien au sein de l’usine. Toutefois, lors d’échanges avec des syndicalistes au cours du mois dernier – ils ne souhaitaient pas être identifiés –, la notion de super majorité semblait flloue.

Par exemple, le syndicat a publié ce qui serait normalement un «poster photo de la majorité» – si ce n’est un poster photo de la «super majorité» – qui ne comportait que 700 photos de travailleurs et travailleuses. Cela signifie qu’il manquait 2091 travailleurs pour obtenir une majorité de 55%. Lorsque ces affiches sont réalisées, c’est-à-dire qu’elles montrent réellement une super majorité, elles peuvent constituer un outil essentiel pour gagner la campagne. Les affiches de super majorité «montrent», et non pas «disent», que la plupart des travailleurs sont unis. Mais la campagne de l’UAW n’a jamais produit de documentation sur la super majorité. Au lieu de suivre leur stratégie déclarée, il semble que les permanents aient succombé à la croyance en l’«élan» – la théorie selon laquelle un «tourbillon» créé par les gains obtenus lors des négociations nationales avec le «Big Three», suivi par le succès chez Daimler Truck et le vote VW – propulserait l’UAW vers la victoire.

Erreur n° 3: avoir un comité d’organisation dans l’usine composé d’activistes et non de dirigeants

A l’époque où l’UAW a publié l’affiche comportant 700 photos, les syndicalistes ont déclaré que des personnes extérieures à l’usine téléphonaient aux travailleurs – une stratégie usuelle qui a échoué. Lorsqu’on leur a demandé pourquoi ils avaient recours à des appels téléphoniques à distance, ils ont répondu qu’il y avait encore trop de travailleurs et travailleuses non déterminés et qu’ils essayaient de savoir s’ils étaient en train de passer à l’action pour un oui ou pour un non. Cela prouve que la campagne de mobilisation n’a pas réussi à identifier et à recruter correctement les véritables leaders organiques ou naturels au sein du comité d’organisation des travailleurs et travailleuses de l’usine. L’évaluation de la force de la campagne au sein de la main-d’œuvre de l’usine devrait être la tâche d’un comité d’organisation des travailleurs correctement constitué, et non de personnes extérieures.

Les syndicalistes ont également déclaré que lorsqu’ils ont déposé les bulletins pour la votation ils disposaient d’au moins un membre du comité par département couvrant ainsi 90% de l’usine. C’est une bonne chose que la nouvelle direction de l’UAW comprenne maintenant la nécessité de créer des comités de travailleurs dans l’usine. Mais c’est le cas dans toutes les luttes du secteur privé: les permanents syndicaux n’ont pas le droit de mettre les pieds dans la propriété de l’employeur, qu’il s’agisse d’un parking ou d’une pelouse même située à plus d’un kilomètre de l’usine. Ils peuvent même être arrêtés pour cette raison, ce qui ne fait pas bonne impression et constitue un cadeau pour la campagne du patron. Même si le syndicat disposait d’une présence dans 90% des départements, il aurait pu ne pas disposer des «bons» travailleurs au sein du comité. Les activistes pro-syndicaux, quelle que soit leur importance pour la campagne dans son ensemble, ne peuvent pas constituer à eux seuls le comité d’organisation. Le travail acharné de travailleurs, qui peuvent cerner correctement leurs chefs d’équipe les plus respectés, puis arrivent à les recruter, constitue le seul levier organisationnel apte à permettre de remporter la victoire face à des campagnes antisyndicales acharnées.

L’une des raisons pour lesquelles l’approche du comité de militants a fonctionné à l’usine VW un mois plus tôt est que l’UAW avait passé ce que l’on appelle un «accord de neutralité» entre IG Metall, le syndicat allemand des travailleurs de l’automobile, et VW. Un tel accord aurait pu empêcher le type de comportement scandaleux auquel Mercedes s’est livrée, mais il n’y a pas eu d’accord de ce type avec Mercedes. Au lieu de cela, le syndicat a annoncé qu’il s’engageait avec le gouvernement allemand à faire pression sur Mercedes en vertu d’une nouvelle loi allemande sur le comportement des entreprises dans la chaîne d’approvisionnement des pièces détachées – un excellent exemple de pensée magique. Ayant travaillé en Allemagne pendant des années, il est clair pour moi que compter sur le gouvernement allemand pour corriger le comportement de la direction aux Etats-Unis revient à considérer un National Labor Relations Board sous-financé et débordé – mais bien intentionné – capable de dompter Amazon, Starbucks ou Elon Musk (Tesla).

L’avenir: l’UAW doit continuer à gagner

Il est regrettable que tant d’espoirs du mouvement progressiste reposent sur le vote de l’UAW en Alabama. Le prix le plus élevé a été payé par les travailleurs et travailleuses de Mercedes. Ils ont enduré un enfer à la Levitt dans un combat qu’ils méritaient de gagner. Il est donc d’autant plus important que nous tirions les leçons de cette défaite. La prochaine fois, le syndicat devra se concentrer sur les leaders dans l’usine, et non sur les permanents syndicaux. Il doit développer une stratégie collective régionale participative, dirigée par les travailleurs, qui démarre lorsque le syndicat commence à établir des liens avec les travailleurs. Il n’y aura probablement plus d’accords de neutralité du type VW avec d’autres constructeurs automobiles américains appartenant à des capitaux étrangers, mais l’UAW peut encore largement gagner. Comme l’a dit Shawn Fain vendredi dernier, «ce qui compte, c’est ce que vous faites de cette expérience». Tout le monde continuera à encourager les nouveaux dirigeants de l’UAW, comme il se doit. Leur tâche n’est pas facile et ils se battent pour nous tous. Mais pour dire les choses simplement, il n’y a pas de raccourcis. (Article publié dans l’hebdomadaire The Nation le 21 mai 2024; traduction rédaction A l’Encontre)

Jane McAlevey est membre de l’UAW depuis une dizaine d’années. Elle est également membre de l’UAWD (Unite All Workers for Democracy). Elle est l’auteure de A Collective Bargain: Unions, Organizing, and the Fight for Democracy (Ecco, 2020) et Rules to Win By: Power and Participation in Union Negotiations, coécrit avec Abby Lawlor (Oxford University Press, mars 2023). Elle est actuellement chargée de mission à l’Institut de recherche sur le travail et l’emploi de l’Université de Californie.

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