Birmanie-débat. «Pourquoi le coup d’Etat échouera, et ce que le Tatmadaw peut faire»

Par Su Min Naing

Cette année marque les huit décennies de la formation de l’Armée de l’Indépendance de la Birmanie, la précurseur du Tatmadaw moderne. Ses fondateurs étaient une bande de patriotes inexpérimentés mais dévoués qui ont finalement arraché leur indépendance aux puissances coloniales et reconstruit la souveraineté indigène.

Pendant 80 ans, les réalisations et les échecs des fondateurs du Tatmadaw ont façonné la façon dont de nombreuses personnes au Myanmar considèrent l’institution. Les décisions que les dirigeants actuels du Tatmadaw prendront dans les jours, les semaines et les mois à venir détermineront irrévocablement la façon dont elle sera perçue au cours des 80 prochaines années.

Les nombreuses années déjà passées sous le régime militaire ont été difficiles pour le peuple du Myanmar. La mauvaise gestion de l’économie par l’armée a été dévastatrice. En tant qu’organisation axée sur la sécurité et aveugle aux questions de sécurité non traditionnelles, elle n’est tout simplement pas équipée pour développer et fournir les nombreux services publics – principalement l’éducation et la santé – dont un pays a besoin pour fonctionner et prospérer. Des générations de communautés indigènes ont également enduré des conditions que l’on ne peut que qualifier de coloniales.

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Et pourtant, nous nous retrouvons de nouveau sous un régime militaire direct. Bien que le Tatmadaw se soit toujours préparé à un scénario dans lequel il devrait «intervenir» (par le biais de l’option nucléaire d’une déclaration présidentielle de «l’état d’urgence», inscrite dans la Constitution de 2008), le coup d’État n’était pas prédéterminé. La décision du général Min Aung Hlaing de prendre le pouvoir a été prise à la hâte, et apparemment sans tenir compte de la réaction de la population.

Malgré le raisonnement juridique douteux du Tatmadaw, la concentration du pouvoir à Nay Pyi Taw [depuis novembre 2005: la capitale du Myanmar] a facilité la mécanique du coup d’État. Mais le Tatmadaw semble s’être attendu à ce qu’après avoir rapidement écarté le gouvernement démocratiquement élu, il puisse compter sur la collaboration de divers acteurs politiques mécontents du pouvoir de la Ligue nationale pour la démocratie (LND). Il pensait également qu’il pourrait gérer l’opinion internationale en faisant de fausses allégations de fraude électorale et en accusant la LND de malversations.

Ce sur quoi les militaires ne comptaient pas, c’était la réaction de la population au coup d’État. Des millions de personnes dans tout le pays se sont jointes aux manifestations, y compris des étudiants, des médecins, des fonctionnaires et même certains policiers chargés de réprimer les manifestations. Des avocats et des analystes ont dénoncé l’absence de base juridique pour la détention et la destitution du président [de 2018 à février 2021] U Win Myint, sapant l’argument des militaires selon lequel la prise de pouvoir était constitutionnelle.

Les accusations comiques portées contre la conseillère d’État Daw Aung San Suu Kyi et Win Myint pour avoir salué des partisans et importé des talkies-walkies ont encore plus irrité le public. Plutôt que de travailler avec les militaires, beaucoup de ceux qui ont le plus critiqué la LND – y compris des militants, d’autres partis politiques, des élites commerciales et des intellectuels – se sont prononcés clairement contre le coup d’État et en faveur du mouvement de désobéissance civile qui couvre tout le pays.

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Cette large résistance ne laisse aux généraux que deux options possibles.

La première consiste à tenir bon. Cela aurait un coût énorme – le Tatmadaw devrait probablement intensifier sa répression contre les manifestants, par exemple – et sans garantie de succès; le coup d’État et tout ce qui en sortira seront des fruits empoisonnés. Ainsi, même si Min Aung Hlaing [le «patron» de l’opération] remettait le pouvoir au vainqueur d’une nouvelle élection, comme il s’y est engagé [dans un an], la nouvelle administration serait considérée comme illégitime. Il serait difficile pour la communauté internationale d’accepter un tel gouvernement – et encore moins pour le peuple du Myanmar, dont les votes lors des élections de novembre ont été invalidés.

Le Tatmadaw risque de tomber dans le piège qui consiste à juger de son succès à l’aune du nombre de personnes dans les rues. Même s’il parvient à réprimer les manifestations, le ressentiment populaire trouvera des formes de protestations publiques créatives, réfléchies et passionnées, telles que nous les observons aujourd’hui, au moyen de résistances durables, animées par une génération de jeunes plus connectés et plus liés au monde, et qui ont fait l’expérience de ce qui est possible dans un Myanmar plus démocratique, plus libéralisé et plus intégré au niveau mondial. Ils sont maintenant furieux que leur avenir ait été volé en plein jour.

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S’il reste sur ses positions, le Tatmadaw aura également du mal à maintenir une économie viable. Le Myanmar est déjà en plein marasme économique lié au Covid-19, et cela ne fera qu’empirer à mesure que les sanctions et les boycotts des consommateurs s’installeront et que les investissements étrangers se tariront. Le Tatmadaw a déjà fait pression sur des entreprises essentielles pour qu’elles s’alignent sur le nouveau régime, selon diverses sources du monde des affaires. Mais dans le même temps, toute entreprise cooptée par le Tatmadaw – qu’il s’agisse d’une banque, d’un opérateur de télécommunications, d’un port, d’un détaillant ou autre – deviendra la cible de pressions tant internationales que nationales. Dans ce scénario, les investissements étrangers vont disparaître, s’épuiser. L’espoir de se replier sur des partenaires commerciaux et d’investissement plus alignés dans la région est également mal placé. Les voisins et les principaux alliés économiques sont connectés aux chaînes d’approvisionnement et aux flux financiers mondiaux, ce qui les poussera à réagir de manière appropriée.

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La deuxième option serait que le Tatmadaw respecte son engagement envers le peuple du Myanmar et cherche une résolution pacifique en impliquant tous les acteurs légitimes dans cette crise, en particulier le Comité représentant le Pyidaungsu Hluttaw [Assemblée de l’Union: l’organe législatif bicaméral dissous le 1er février]. Cette coalition comprend déjà la LND, le Parti démocratique de l’État Kayah [plus petite des subdivisions du pays, située dans l’Est] et le Parti national Ta’ang [parti fondé en 2010, visant à représenter le peuple Ta’ang ou Palaung, résidant dans la subdivision Shan] et d’autres partis devraient s’y joindre.

Mais une telle résolution nécessiterait une transformation totale de la constitution, notamment pour s’assurer que les militaires ne puissent pas répéter leur coup d’État du 1er février. Des réformes sont également nécessaires pour répondre aux griefs des [nombreuses] communautés ethniques concernant leur représentation. Toutes les organisations armées – y compris le Tatmadaw – devront discuter d’une feuille de route pour se placer sous l’autorité de civils élus. Un tel pacte, bien que difficile à réaliser, donnerait au pays une chance d’avoir un avenir meilleur.

Le Tatmadaw doit saisir pleinement le nouveau paradigme de la résistance sociale qui émerge sous la nouvelle génération de militant·e·s. Un examen rationnel des résultats possibles devrait faire apparaître clairement qu’il n’y a pas de gains à long terme à poursuivre sur la voie tracée par le commandant en chef [Min Aung Hlaing]. Ce qui est arrivé est arrivé, mais comme tout bon économiste vous le dira, il y a un danger à courir après les coûts irrécupérables. Il est temps de s’asseoir à la table des négociations.

À Nay Pyi Taw, le Lusée des instruments de défense, qui s’étend sur 600 acres, présente une exposition de verre expliquant les «affaires de 1988» du point de vue du Tatmadaw, et pourquoi il était nécessaire que l’armée intervienne [écrase le soulèvement]. Si, à un moment donné, le Tatmadaw consacrait un mur à la rétrospective de 2021, que dirait-il? Comment ses dirigeants justifieraient-ils cette période de son histoire – pour eux-mêmes, pour leurs familles et pour leur base? (Article publié sur le site Frontier Myanmar en date du 23 février 2021; traduction par la rédaction de A  l’Encontre)

Su Min Naing est le pseudonyme d’un universitaire et analyste des relations internationales basé au Myanmar.

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