Pourquoi les gens ont-ils faim en Inde malgré un excédent massif de céréales?

Par Prabhat Patnaik

«Depuis fin novembre, bravant le froid glacial, des centaines de milliers de paysans ont installé des camps de protestation en divers points des frontières de la capitale indienne, New Delhi. Leur principale revendication est le retrait des trois lois sur l’agriculture que le gouvernement de droite de Narendra Modi a fait passer au Parlement en septembre. Les agriculteurs craignent que ces lois ne fassent baisser les prix qu’ils obtiennent pour leurs produits et n’ouvrent la voie à une plus grande intervention des firmes agroalimentaire dans le secteur agricole. L’économiste Prabhat Patnaik analyse certains des principaux arguments avancés dans ce contexte.» (Réd. Globetrotter)

[Le gouvernement Modi, le 13 janvier 2021, a suspendu pour deux mois les trois lois adoptées et a nommé une commission de quatre membres pour examiner les lois, «négociées», et les présenter amendées à nouveau. Les dirigeants syndicaux des agriculteurs ont de suite répliqué: «Les quatre experts se sont, individuellement, prononcés en faveur des trois lois du gouvernement, nous n’allons pas discuter avec eux; nous maintenons notre mobilisation.» – Réd. A l’Encontre]

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L’intelligentsia indienne a une incroyable propension à avaler les arguments auto-justificateurs du capitalisme transnational qui sont généralement censés constituer la «sagesse économique». Et cela n’est nulle part plus évident que dans le cas de l’économie alimentaire de l’Inde. Il y a une pléthore d’articles en page centrale dans les journaux de l’Inde ces jours-ci, suggérant que les kisans (agriculteurs) indiens devraient abandonner la production de céréales alimentaires au profit d’autres cultures, ce qui est en fait une demande que les pays du centre formulent depuis un certain temps. Ces pays ont un surplus de céréales alimentaires, et ils veulent donc que l’Inde en importe pour répondre à l’excédent de la demande intérieure indienne par rapport à la production nationale. Cela ramènerait le pays à l’époque précédant la révolution verte [dans les années 1960]. Aujourd’hui, des membres de l’intelligentsia indienne font écho, de diverses manières, à cette demande du centre de diversification productive en s’éloignant des céréales alimentaires [voir sur ce site l’article la professeure Utsa Patnaik publié le 6 janvier 2021].

L’un de leurs arguments est que les kisans des États du Pendjab et de l’Haryana sont pris dans un «piège à céréales» où ils continuent à produire des céréales qui ne sont pas très rentables et dont le pays dispose maintenant en excédent parce que ces paysans sont attirés par le prix de soutien minimum (PSM) attribué à ces biens alimentaires, ce qui réduit leur risque. L’argument est parfois formulé de manière différente: les kisans du Pendjab et de l’Haryana doivent abandonner les activités soutenues par le PSM au profit d’autres cultures plus lucratives, pour lesquelles Modi, peut-être précipitamment, offre un moyen par le biais de ses trois lois sur l’agriculture.

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Cette position d’ensemble, outre qu’elle fait écho à l’exigence des pays avancés et qu’elle soutient implicitement ou explicitement le gouvernement Modi, témoigne du même mépris pour les kisans que celui dont fait preuve le gouvernement. Ces intellectuels estiment qu’une bande d’ignorants ne peut pas voir ce qui est bon pour eux, mais que Modi le peut. Mais ignorons les motivations et les préjugés de ces intellectuels et examinons simplement leur argument.

Il est indéniable que la Food Corporation of India (FCI) [organe gouvernemental devant assurer la «sécurité alimentaire de l’Inde»] dispose actuellement de stocks massifs de céréales alimentaires et que cela est devenu une caractéristique régulière de l’économie indienne ces derniers temps. Mais en conclure que l’Inde cultive plus que nécessaire de céréales alimentaires pour ses besoins est le comble de la folie. Un pays qui, en 2020, était classé 94e sur les 107 pays touchés par la faim, selon l’Indice de la faim dans le monde, ne peut pas être considéré comme autosuffisant en céréales alimentaires, même s’il dispose de stocks excédentaires. Il ne s’agit pas seulement d’un jugement arbitraire, soit qui ne tient pas compte des données observables de la réalité. Chaque fois que le pouvoir d’achat de la population a augmenté, les stocks ont eu tendance à diminuer, ce qui signifie que l’accumulation des stocks a été causée par un manque de pouvoir d’achat de la population plutôt que par le fait qu’elle dispose d’autant de nourriture qu’elle le souhaite.

La solution à l’accumulation des stocks consiste donc à mettre du pouvoir d’achat entre les mains de la population par le biais de transferts et d’un élargissement du champ d’application du programme national de garantie de l’emploi rural du Mahatma Gandhi [1]. Ironiquement, cela ne coûterait rien au gouvernement. Si le gouvernement emprunte disons 100 roupies (un peu plus d’un dollar) aux banques pour effectuer ces transferts, et si cette somme qui arrive dans les mains des travailleurs est dépensée en céréales alimentaires, alors elle reviendrait au FCI. Le FCI, à son tour, rembourserait ce montant aux banques auxquelles il a emprunté pour acheter des céréales alimentaires aux kisans. Comme le FCI fait partie du gouvernement lui-même, cela signifie que ce que la main droite du gouvernement aurait emprunté aux banques (pour les transferts), la main gauche du gouvernement le rembourserait (par le biais du FCI). Il n’y aurait pas d’augmentation nette de l’endettement du gouvernement dans son ensemble. Mais comme le FCI, bien que détenu par le gouvernement, est hors budget (il ne l’a pas été jusqu’au début des années 1970), il y aurait une augmentation du déficit budgétaire, ce qui est cependant sans conséquence.

En d’autres termes, une fois que la récolte a été achetée aux kisans, la remettre aux gens plutôt que de la conserver sous forme de stocks n’aurait aucun effet néfaste; au contraire, elle serait immensément bénéfique pour de multiples raisons: elle apaiserait la faim, améliorerait le niveau de vie des gens et réduirait le coût du stockage.

Nous avons supposé que tout le pouvoir d’achat qui arrive dans les mains des gens est dépensé en céréales alimentaires. Toutefois, même si une partie de ce pouvoir est dépensée pour d’autres biens, il reste entièrement bénéfique dans une économie où la demande est limitée. Il est vrai que le déficit budgétaire augmentera dans ce cas de manière effective et non pas seulement fallacieuse comme dans le cas précédent, mais cela n’aurait aucun effet néfaste. Au contraire, cela stimulerait la reprise économique en augmentant le degré d’utilisation des capacités dans les secteurs céréaliers non alimentaires.

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Mais si, au lieu de mettre le pouvoir d’achat entre les mains du peuple pour écouler les stocks de céréales alimentaires, la terre qui produit actuellement des céréales alimentaires est consacrée à un autre usage, cela reviendra à condamner à jamais le peuple à une faim de masse. Puisque la faim est due au manque de pouvoir d’achat de la population, un changement d’utilisation des terres, qui passe des céréales alimentaires à d’autres usages, ne peut réduire la faim que si le total des emplois générés directement et indirectement par un tel changement est plus élevé qu’auparavant.

Or, même si nous supposons que l’emploi par acre est le même, que l’acre soit consacrée aux céréales alimentaires ou à une autre culture, un tel changement d’affectation des terres ne réduira pas la faim, car le pouvoir d’achat de la population restera le même qu’auparavant. La panacée pour réduire la faim n’est donc pas de réduire la superficie consacrée aux céréales alimentaires, mais de mettre du pouvoir d’achat entre les mains des gens. Et quant à l’argument selon lequel les kisans devraient se tourner vers l’agroalimentaire, il est formellement inattaquable, mais ne constitue pas un argument pour réduire la superficie consacrée aux céréales alimentaires.

Il existe en fait une idée fausse très répandue à ce sujet. Si une acre consacrée à la production de céréales alimentaires rapporte moins que la même acre consacrée à une autre culture, alors un abandon des céréales alimentaires est censé être bénéfique. La fausse idée réside dans le fait que ce n’est pas le revenu gagné par acre qui importe pour la société, mais le nombre d’emplois créés directement et indirectement par un tel changement (en supposant que les céréales alimentaires peuvent être importées sans problème aux prix courants, ce qui est en soi une hypothèse totalement fausse dans un monde impérialiste). Si le passage d’une acre de céréales alimentaires à une culture de rente destinée à l’exportation double le revenu des kisans propriétaires mais réduit de moitié l’emploi généré sur cette acre, y compris ce qui est généré par les effets multiplicateurs, c’est-à-dire la dépense des revenus plus élevés, alors il y aurait une augmentation massive de la misère dans les campagnes. Les propriétaires fonciers kisans perdront ainsi leurs revenus plus élevés, car les entreprises agroalimentaires qui leur achètent pour exporter baisseraient leur prix d’achat en raison de la misère beaucoup plus grande qui règne dans les zones agricoles. Ce n’est donc pas le gain de revenu apparent mais l’effet sur l’emploi d’un déplacement d’utilisation de la superficie qui doit être pris en considération. (Et même cela n’est pas suffisant à cause de la capacité de pression par les impérialistes sur tout pays qui devient dépendant des importations alimentaires.)

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Si la solution à l’accumulation des stocks consiste à mettre du pouvoir d’achat entre les mains des gens, la solution au manque de rentabilité des kisans dans la production de céréales alimentaires consiste à augmenter le PSM et les prix d’achat des céréales alimentaires. On pourrait bien sûr soutenir que si le PSM et les prix d’achat sont augmentés, cela augmenterait les prix des denrées alimentaires pour les consommateurs, mais il s’agit d’un non sequitur. Les prix d’achat peuvent être augmentés sans augmenter les prix de vente grâce à une augmentation de la subvention alimentaire. Et quiconque s’oppose à une telle augmentation des subventions alimentaires au motif qu’il y a un manque de ressources pour faire face à la facture des subventions doit se rappeler que toute redistribution dans la société, toute tentative d’améliorer la distribution des revenus, implique de taxer les uns pour en subventionner d’autres.

Quiconque pleure sur les maigres revenus des paysans mais ne veut pas préconiser l’utilisation de moyens fiscaux pour y remédier est totalement malhonnête, ne faisant que verser des larmes de crocodile pour les paysans tout en poursuivant, peut-être à son insu, un programme impérialiste. Et tout cela sans compter le fait que ce qui semble à première vue être le moyen le plus facile d’augmenter les revenus des paysans, par le biais d’une réorientation vers des cultures de rente plus lucratives, peut les rendre pauvres lorsque les prix de ces cultures s’effondrent sur le marché mondial, comme ce sera inévitablement le cas puisqu’elles sont soumises à de fortes fluctuations (dont le système PSM protège les paysans).

Les paysans réunis à la frontière de Delhi comprennent tous ces problèmes beaucoup plus clairement que Modi ou l’intelligentsia qui prône un abandon des céréales alimentaires. Ironiquement, c’est ce dernier groupe qui laisse entendre que les paysans sont des ignorants! (Article de Globetrotter, mis en ligne par MRonline, le 12 janvier 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

Prabhat Patnaik est un économiste politique et commentateur politique indien. Ses livres comprennent Accumulation and Stability Under Capitalism (Clarendon Press, 1997), The Value of Money (Columbia University Press, 2009) et Re-envisioning Socialism (Tulika Book, 2011).

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[1] La loi MGNREGS (Mahatma Gandhi National Rural Employment Guarantee Scheme) vise à renforcer la sécurité des moyens de subsistance des populations des zones rurales en garantissant cent jours d’emploi salarié au cours d’un exercice financier à un ménage rural dont les membres adultes se portent volontaires pour effectuer des travaux manuels non qualifiés. (Réd.)

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