Etats-Unis. Société et religion. Une bataille au sein des structures religieuses

Par Amy Littlefield

Avant que la Cour suprême ne légalise l’avortement en 1973, un groupe de pasteurs et de rabbins avait lancé le Pro-Choice Clergy [1], qui est devenu la référence la plus importante pour l’aide au droit à l’avortement et à l’exercice de ce droit aux États-Unis. Le Service de consultation du clergé (SCC) a aidé des centaines de milliers de personnes à accéder à des avortements sécurisés parce que ses membres considéraient que sauver la vie de ces personnes était une obligation morale.

Avec la nomination d’Amy Coney Barrett à la Cour suprême [voir l’article publié sur ce site en date du 29 septembre], l’abrogation de l’avortement légal est désormais quasiment programmée. Et, à nouveau, des croyants se mobilisent pour mettre en œuvre cette «obligation morale».

«L’Eglise va remonter aux premiers rangs de la défense de cette cause, comme en son temps le fit le SCC», a déclaré à Truthout Elaina Ramsey, directrice exécutive de l’Ohio Religious Coalition for Reproductive Choice [2]. Son champ d’activité s’étendra du conseil à la personne, pour les résidentes dans des Etats comme l’Ohio, qui interdiront automatiquement l’avortement si l’arrêt Roe v. Wade [3] est abrogé, à la mobilisation et à l’action directe, à «la désobéissance civile prophétique» comme l’a nommée Elaina Ramsey.

«Cela peut signifier l’implication des congrégations dans la prise en charge des avortements par le recours à la pilule abortive», a déclaré Elaina Ramsey (…). Nous pourrions la prescrire à nos fidèles et leur enseigner combien cette pratique est sûre.»

«En s’engageant dans cette direction, l’Eglise va devoir ouvrir de nouveaux espaces, à l’instar de ce qu’a développé le «sanctuary movement» (mouvement du sanctuaire), pour réagir et s’opposer aux politiques d’immigration injustes», a ajouté Elaina Ramsey.

Des dirigeants juifs s’y préparent également. En juin dernier, le Conseil national des femmes juives a lancé «Rabbis for Repro». Ce réseau réunit un millier de dirigeant.e.s, issu.e.s de tous les courants du judaïsme, déterminés à prêcher et à enseigner le droit de la procréation, selon la rabbine Danya Ruttenberg, chercheuse en résidence au sein de ce Conseil.

La rabbine Danya Ruttenberg

«Si nous devons nous mettre en avant, descendre effectivement sur le terrain pour aider les gens à obtenir les soins dont ils ont besoin, nous le ferons», a déclaré Danya Ruttenberg. «Nous l’avons déjà fait.»

En 1967, 21 ministres protestants et rabbins juifs de New York avaient ??annoncé la création d’un réseau d’aide à l’avortement, à cette époque celui-ci n’était autorisé à New York qu’à condition que la vie de la personne enceinte soit en danger. Rapidement, aux États-Unis et au Canada, des membres du clergé ont aidé des femmes à avorter en sécurité grâce à ce que la chercheuse Bridgette Dunlap a décrit dans The Atlantic comme «une sorte de Yelp [4] d’avant internet pour les fournisseurs d’avortements illicites». En 1970, New York a légalisé l’avortement et le clergé y a ouvert une clinique. Cette histoire, et l’implication constante depuis lors de croyants dans la lutte pour la liberté de procréer, dément le mythe très répandu selon lequel les croyant·e·s s’opposeraient tous à l’avortement.

«Ce point de vue sur l’avortement, et notamment cette idée qu’il serait contraire à la loi religieuse, est en fait une interprétation chrétienne et conservatrice», a déclaré à Truthout la rabbine Jill Jacobs, directrice exécutive de l’organisation juive de défense des droits humains T’ruah. «Le judaïsme a une compréhension beaucoup plus complexe de l’avortement, selon elle, la vie ne commence pas à la conception mais commence à la naissance; la vie de la mère passe toujours avant le fœtus.» En fait, selon la loi juive, l’avortement est une obligation si la vie de la personne enceinte est en danger, a déclaré Jill Jacobs. Quatre-vingt-trois pour cent des juifs croient que l’avortement devrait être légal dans tous ou dans la plupart des cas.

Alors que pour une majorité d’évangélistes protestants blancs, l’avortement doit être illégal dans tous ou dans la plupart des cas, cette opinion ne tient pas dans d’autres communautés chrétiennes. Une vaste étude de Pew [5] publiée en 2019 a montré que 56% des catholiques, 60% des protestants blancs et 64% des protestants noirs estiment que l’avortement devrait être légal dans tous ou dans la plupart des cas. Dans un nouveau rapport pour le groupe de réflexion sur la justice sociale «Political Research Associates», Fred Clarkson, un analyste de premier plan de Christian Right, la droite chrétienne, se demande comment cette masse de personnes pourrait devenir un mouvement.

«Il existe une vaste communauté religieuse pro-choix, avec une histoire et un puissant potentiel d’action dans la population», écrit Fred Clarkson. «Cet énorme secteur de la société américaine est sous-reconnu, sous-estimé et sous-organisé. Parce qu’il en est ainsi, c’est aussi une source de pouvoir et d’espoir pratiquement inexploitée pour l’avenir de la liberté de procréer, de l’accès à la procréation et à la justice en matière de procréation.»

L’offensive de la droite religieuse

Dans les années 1970, des agents conservateurs, exaspérés par les tentatives du gouvernement de désagréger les écoles religieuses, ont saisi l’avortement comme cause politique pour mobiliser les électeurs évangélistes. Au cours des décennies suivantes, la droite chrétienne a construit son pouvoir en partie par le biais d’organisations para-religieuses – des entités qui se donnent une mission religieuse mais qui opèrent souvent en coalition avec plusieurs confessions. Des groupes comme Jeunesse pour le Christ et Focus sur la famille ont «évangélisé, recruté et formé des personnes à des théologies, des compétences et des activités d’organisation œcuméniques», écrit Fred Clarkson. Pendant ce temps, des puissances juridiques comme l’Alliance Defending Freedom ont développé un programme anti-choix et anti-LGBTQ au nom de la liberté religieuse, remportant 60 victoires à la Cour suprême. (Les tentatives pour faire avancer les idéaux progressistes au nom de la liberté religieuse ont moins bien marché devant les tribunaux.) Si la droite chrétienne est parvenue à réduire l’accès à l’avortement c’est en partie parce que ses participants ont dépassé des divergences majeures pour construire une force politique unifiée. Les catholiques et les baptistes du Sud, par exemple, se sont affrontés tout au long de leur histoire à propos de qui professait le christianisme authentique – et pourtant ils sont parvenus à travailler ensemble sur l’opposition au droit à l’avortement, a déclaré Fred Clarkson.

«La droite chrétienne a surmonté beaucoup de différends historiques pour former la plate-forme politique qui est aujourd’hui la sienne», a déclaré Fred Clarkson à Truthout dans une interview. «Ils se méprisent, ne se font pas confiance, se font concurrence: comment sont-ils parvenus à se trouver suffisamment de points communs pour unir leurs efforts dans un but commun au-delà de leurs différences?»

Surmonter les obstacles à l’unification du mouvement religieux «pro-choice»

Les communautés religieuses pro-choix et progressistes font face à un chemin plus complexe pour atteindre ce type de consensus, parce qu’elles sont plus diversifiées sur les plans «racial» [6] et religieux et parce que leur fonctionnement est plus démocratique que, disons, celui de l’Eglise catholique. «Le chemin que suivront les communautés religieuses modérées ou progressistes sera différent, mais dès qu’elles auront décidé de le faire, la voie du progrès, et même d’une victoire historique, se fera jour», a déclaré Fred Clarkson.

L’élément le plus encourageant du rapport de Fred Clarkson est peut-être sa mise en évidence du travail en cours pour éveiller ce «géant endormi», dans un essai pour Religion Dispatches [7]. Un répertoire annoté est joint au rapport, il met en évidence les éléments pro-choix et en faveur de la justice reproductive que comportent les diverses traditions religieuses, y compris les perspectives musulmanes, hindoues, bouddhistes et amérindiennes. Emerge un ensemble nuancé et divers de compréhensions spirituelles de la question de l’avortement en contradiction avec le récit monolithique revendiqué par la droite chrétienne.

La campagne du Texas Freedom Network (TFN) pour éduquer les congrégations dans l’un des États les plus restrictifs concernant l’accès à l’avortement est un des exemples les plus prometteurs du travail interconfessionnel. L’organisation a mobilisé 25 congrégations qui affirment publiquement trois principes: elles «font confiance et respectent les femmes»; elles traitent les personnes sans «les stigmatiser, leur faire honte ou les juger» pour leurs décisions relatives à la procréation; et elles estiment que «l’accès à des services de santé reproductive complets et accessibles est un bien moral et social».

Soixante-dix autres congrégations envisagent d’adopter ces principes; parce que l’objectif est de renoncer à la culture de la stigmatisation de l’avortement, le processus d’éducation et d’engagement avec ces congrégations pourra prendre beaucoup de temps, a déclaré à Truthout. la révérende Erika Forbes, coordinatrice de la sensibilisation et de la foi au sein de TFN,

Erika Forbes a travaillé pour déstigmatiser l’avortement parmi les croyants, en parlant en chaire de ses deux avortements, et en promouvant une vision large de la liberté religieuse.

«Nous parlons du cycle de vie tout entier qui est celui de tout être humain, de ce que signifie la liberté de choisir quand avoir des enfants, de se demander si ces enfants seront élevés dans des communautés saines et sûres, et [auront] accès aux conditions nécessaires à l’épanouissement des enfants et des familles», a confié Erika Forbes à Truthout. «Lorsque nous l’exposons dans ce cadre et lorsque nous nous exprimons très clairement comme des croyant.e.s qui vivons ce message, alors nous acquérons la même force que celle qui anime les communautés évangélistes ou conservatrices.»

Comme Fred Clarkson, Erika Forbes a choisi un message d’espoir que les militants religieux et laïques pourraient trouver encourageant dans les semaines à venir, alors que le Sénat dirigé par les républicains s’apprête à confirmer Amy Coney Barrett. «Je sais qu’en ce moment, cela semble désastreux, mais c’est à ce moment-là que tout le monde peut s’appuyer sur des gens de foi parce que nous avons été préparés pour des moments comme celui-ci», a déclaré Erika Forbes.

Le Texas fait partie des États qui ont pratiquement réglementé l’avortement pour tous ceux qui n’ont pas les centaines ou les milliers de dollars et les multiples jours qu’il faut pour y avoir accès. Mais certains militants pensent que la suppression de l’arrêt Roe v. Wade pourrait, du jour au lendemain, offrir un catalyseur pour le type de mouvement politique que Fred Clarkson imagine. «Nous puisons dans une profonde résilience, que personne n’a jamais vue, parce qu’elle n’a jamais fait l’objet d’une demande», a déclaré Erika Forbes.

«Mon message, évidemment, n’est pas seulement celui de l’espoir, mais celui de cette résilience infinie qui nous vient d’une source intarissable, et lorsque nous nous tenons du bon côté de cet argument moral, rien ne pourra nous arrêter», a ajouté Erika Forbes. «Tout comme vous voyez la résilience et la détermination d’un pissenlit perçant le ciment, c’est nous, nous en tant que croyants, nous en tant que personnes qui savons que rien ne nous empêchera d’avoir le droit et d’avoir accès à un avortement sûr et médicalisé.»

Amy Littlefield est une journaliste d’investigation indépendante axée sur l’intersection de la religion et des soins de santé

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[1] Pro-Choice Clergy: Le clergé pro-choix. Le mouvement pro-choix désigne en Amérique du Nord l’ensemble des mouvements qui défendent l’idée politique et éthique que les femmes devraient avoir le contrôle de leur grossesse et de leur fertilité. S’y ajoutent notamment la liberté sexuelle, le droit au recours à l’avortement légal et encadré, et le libre choix de la contraception. On l’oppose dans ce contexte aux mouvements pro-vie, pour lesquels la liberté des femmes ne peut pas être utilisée comme argument pour contester le droit à la vie de l’embryon. (Réd.)

[2] Ohio Religious Coalition for Reproductive Choice: Coalition de l’Ohio pour le droit à la procréation. (Réd.)

[3]  L’arrêt Roe v. Wade a marqué le débat américain sur l’avortement et sa légalisation, mais aussi le rôle de la Cour suprême américaine, ainsi que des débats sur la place de la religion dans la sphère politique. Roe v. Wade est devenu l’un des arrêts de la Cour suprême les plus importants politiquement, divisant les Etats-Unis entre pro-choice (pro-choix, pour le droit à l’avortement) et pro-life (pro-vie, anti-avortement). (Réd.)

[4] Yelp.com est un site participatif d’avis sur les commerces locaux et de réseautage social. Ses utilisateurs sont principalement actifs dans les grandes régions métropolitaines. Le site comprend des pages consacrées aux établissements locaux, tels que des restaurants ou des écoles, où les utilisateurs Yelp peuvent soumettre un avis portant sur les produits ou les services. Les entreprises peuvent également mettre à jour leurs coordonnées, leurs heures d’ouverture et autres renseignements de base. En plus d’écrire des avis, les utilisateurs peuvent réagir à des avis, planifier des événements, parler de leur vie personnelle. Avec 132 millions de visiteurs mensuels et 57 millions d’avis, Yelp serait «l’un des plus importants sites sur Internet». (Réd.)

[5] Le Pew Research Center est un centre de recherche américain qui fournit des statistiques et des informations sociales sous forme d’enquêtes démographiques, de sondages d’opinion, d’analyses de contenu.

[6] Racial: a race, telle qu’elle est définie aujourd’hui par le Bureau du recensement des Etats-Unis et le Bureau de la gestion et du budget des Etats-Unis, est une donnée correspondant à un concept d’identification selon lequel les résidents choisissent la race ou les races avec laquelle ou lesquelles ils s’identifient le mieux. Les catégories, qui restent facultatives, représentent un concept sociologique de «races» qui a pour but de refléter de façon générale une définition sociale de la race reconnue aux Etats-Unis. La race et l’ethnicité sont considérées comme deux identités séparées et distinctes, et l’origine hispanique constitue une question séparée. Même s’il est, la plupart du temps, employé pour distinguer des groupes de citoyens dont l’apparence physique est différente, il peut aussi bien désigner l’espèce humaine dans son ensemble dans l’expression «human race». (Réd.)

[7] Religion Dispatches est un magazine en ligne quotidien à but non lucratif couvrant la religion, la politique et la culture. RD couvre les sujets de la pensée religieuse, passée et présente, qui sous-tendent les structures sociales, et vise à fournir une plate-forme non sectaire pour les écrivains représentant toutes les traditions religieuses, y compris ceux qui s’identifient comme «spirituels, mais pas religieux». (Réd.)

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