Dossier. Etat espagnol-Catalogne. La destitution de Torra et les 2800 personnes en attente de procès. Une régression de la démocratie

Par Miguel Salas

La destitution du président de la Generalitat, Quim Torra, est un événement extrêmement grave. On peut avoir une opinion très différente sur sa politique, mais ce ne sont pas les électeurs ou les parlementaires qui l’ont écarté de la Generalitat, mais quelques juges de la Cour suprême (constitutionnelle) qui ont été triés sur le volet et dont le mandat a expiré depuis deux ans. D’un point de vue démocratique, l’illégalité réside dans cette Cour qui exerce la justice, c’est-à-dire en sachant qu’elle ne doit pas le faire.

Elle est d’une énorme gravité démocratique car, comme l’ont expliqué de nombreux juristes et professeurs de droit, il n’y a pas de raisons juridiques impérieuses pour prendre une décision aussi grave. Rappelons que l’origine est une ordonnance de la Junta Electoral Central (JEC-Conseil électoral central), qui n’est pas un organe judiciaire mais simplement électoral, de retirer une banderole appelant à la libération des prisonniers politiques. Il ne s’agit même pas de désobéissance car il n’y a pas eu d’ordre judiciaire mais simplement un ordre administratif. Il n’y a pas eu de désobéissance car il l’a finalement retirée, plus tard que le jour exigé par la JEC, mais il l’a fait. Il a résisté parce qu’il considérait à juste titre que la JEC n’était pas au-dessus du président de la Generalitat et il l’a fait parce qu’il considérait que c’était un ordre illégal qui attaquait la liberté d’expression.

Et pourtant, aucun de ces arguments n’a empêché la Cour suprême, pour la première fois depuis l’entrée en vigueur de la Constitution, de destituer le président de l’autonomie. Même le Consell de l’Advocacia Catalana, qui représente les avocats, a critiqué le jugement comme étant «disproportionné» par rapport aux faits jugés et sanctionnés, et parce qu’il «délégitime la volonté populaire, librement et pacifiquement exprimée aux urnes». Une décision très grave.

Tamara Carrasco lors de son arrestation pour «rébellion»

La succession des événements permet de bien comprendre le type de justice qui est rendue dans ce pays. Le même jour, le 28 septembre, où Torra a été destitué, on connaît la sentence prononcée contre J. Pesarrodona, militant et clown catalan bien connu, qui a été déchu de ses droits pour 14 mois et condamné à une amende de 2100 euros pour avoir participé aux votes du 1er octobre 2017. En réalité, il s’agissait d’une pure vengeance car il est apparu sur une photographie avec un nez de clown devant un garde civil. Le même jour, le procès de la militante Tamara Carrasco s’est ouvert. Elle a été arrêtée à cause d’un fichier audio de WhatsApp qu’elle avait envoyé mais qu’elle n’avait pas enregistré et, par ordonnance du tribunal, elle a dû rester un an sans pouvoir quitter sa ville, Viladecans [elle vient, d’être déclarée non-coupable, après 30 mois d’assignation à résidence]. Non seulement il y a des prisonniers politiques, d’autres exilés et le président destitué, mais il y aura aussi une série de procès pour les plus de 2800 personnes accusées de la «rébellion catalane». Sans une loi d’amnistie pour résoudre toute cette répression, le conflit continuera à vivre en Catalogne et restera un des éléments décisifs de la politique espagnole. Quiconque ne veut pas le voir ou regarder ailleurs se trompe.

Le lendemain, 29 septembre, l’Audiencia Nacional a donné un nouveau coup de fouet en acquittant les accusés dans l’affaire Bankia, Rodrigo Rato [ancien dirigeant du FMI de septembre 2004 à novembre 2007, membre du Parti Populaire et directeur du groupe financier Bankia de 2010 à 2012] et 33 autres, du crime de fraude et de comptabilité truquée. Selon l’Audiencia Nacional, puisque les superviseurs, la Banque d’Espagne et la Commission nationale des valeurs mobilières, ont donné le feu vert à l’opération, il n’y a aucune raison de les condamner. Ce n’est pas grave, les responsables vont s’en tirer et les contribuables paient déjà les plus de 22 milliards qu’il a fallu pour sauver Bankia. Peut-on encore remettre en question le caractère classiste et antidémocratique de la justice qui nous gouverne? Un exemple: Rato se voit attribuer le troisième degré [semi-liberté] et les prisonniers de l’indépendance en sont privés. Que le cumul de ces types de décisions ne nous habitue pas à accepter comme normal ce qui est clairement des mesures antidémocratiques.

Le pouvoir judiciaire gouverne

Oui, nous disons bien, il nous gouverne, car le pouvoir judiciaire non seulement interprète les lois, mais les modifie et crée même des lois. Ce fut le cas avec le statut de la Catalogne. Il vient de le faire en acceptant que la CJE puisse imposer ses décisions pendant les campagnes électorales ou avec la décision sur Bankia concernant les conséquences sur la crise des banques et des caisses d’épargne. Il s’agit là, il est vrai, d’un élément important dans la tendance au recul dans le domaine des libertés.

Si les parlements ou les gouvernements ont du mal à imposer des mesures régressives, les membres du pouvoir judiciaire, soutenus et encouragés par la droite, sont toujours derrière eux, vigilants et volontaires. Cela est évident dans le Royaume d’Espagne et reflète également les difficultés politiques du régime à imposer certaines décisions. La justice est présentée comme si elle était plus neutre, elle s’impose aux classes sociales, aux partis et aux institutions démocratiques, et même à ce que les électeurs peuvent décider. Mais, en même temps, elle rend plus visible sa véritable nature de classe et son caractère antidémocratique et ce qu’elle est: un des derniers remparts de défense de l’État monarchique.

C’est une tendance au niveau international. Au Brésil, ce sont les juges qui ont destitué la présidente Dilma Rousseff et empêché Lula de se présenter, ouvrant ainsi la voie au para-fasciste Jair Bolsonaro. En Bolivie, les juges ont activement collaboré à la fraude électorale présumée qui a mis fin à la présidence d’Evo Morales. Nous venons de le voir aux États-Unis. Trump, abusant de son rôle de président un mois avant les élections, a nommé un juge conservateur et anti-avortement (Amy Coney Barrett) à la Cour suprême pour remplacer une autre juge décédée (Ruth Bader Ginsburg) qui avait excellé dans la défense des droits des femmes.

Dans le Royaume d’Espagne cette pression judiciaire est rendue possible par la conciliation entre la droite et les vestiges du franquisme ancrés dans l’appareil d’État. La somme des décisions judiciaires et le blocage du renouvellement du Conseil général du pouvoir judiciaire (organe constitutionnel de direction du pouvoir judiciaire) sont ce qui semble le plus proche – comme le dénonce Jaume Asens, avocat et député de l’organisation Unidas Podemos — d’un «exercice de coup d’Etat institutionnel».

Mais la réponse à ces défis ne réside pas dans la défense du régime monarchique actuel, mais dans l’ouverture d’une perspective républicaine, de la souveraineté du peuple, du nettoyage des égouts de l’État, du plein exercice des droits et des libertés, tant sociaux que démocratiques. C’est le vrai défi. Vouloir l’éviter ou regarder ailleurs ne servira qu’à donner plus d’ailes à la droite et aux secteurs les plus réactionnaires.

Une nouvelle étape

La destitution de Torra ouvre une nouvelle étape en Catalogne. [La Cour constitutionnelle espagnole a déclaré recevable le recours de Torra, le 6 octobre, tout en rejetant la demande de protection juridique provisoire.] Le gouvernement de Torra était déjà paralysé depuis des mois sans aucune initiative politique ou législative. Les élections, prévues en février 2021, concentreront les luttes politiques pour savoir qui dirigera le mouvement indépendantiste lors des élections, si l’ERC (Gauche républicaine de Catalogne) parvient enfin à s’imposer face à la candidature de Carles Puigdemont (qui était à la tête de Junts per Catalunya) ou si la Generalitat continuera à être présidée par la personne qui dirigera la candidature de Junts per Catalunya (Ensemble pour la Catalogne). Trois ans après octobre 2017, le bilan, ou les bilans, de l’impressionnante mobilisation populaire est toujours en suspens. Il n’existe toujours pas de plan d’action et d’objectifs pour l’exercice du droit à l’autodétermination, qui doit nécessairement être lié à un plan social et économique répondant à la profonde crise économique et sanitaire créée par la pandémie. (Article publié sur le site Sin Permiso, le 4 octobre 2020; traduction rédaction A l’Encontre)

Miguel Salas est membre du comité de rédaction de Sin Permiso.

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«Dehors Torra et Vive le Roi»

Quim Totta se préparant à une déclaration officielle suite à l’annonce de sa destitution.

Par Marti Caussa 

«Dehors Torra et Vive le Roi!» Tel a été le slogan de la droite et de l’extrême droite ces derniers jours!  Mais ceux qui l’ont mis en scène et lui ont donné une visibilité médiatique, c’est la direction du pouvoir judiciaire et le roi Felipe VI lui-même, à l’occasion de la remise des diplômes à la nouvelle promotion de juges 2020.

Le professeur Joaquín Urías explique que: «La volonté du pouvoir judiciaire était que la sentence qui a été prononcée ce lundi 28 septembre [contre le président de la Generalitat de Catalogne, Quim Torra], soit rendue le vendredi précédent [25 septembre], afin qu’elle coïncide avec la présence du roi à Barcelone. [Traditionnellement le roi est présent lors de cette cérémonie annuelle de l’institution judiciaire qui se tient à Barcelone.] L’irritation de Carlos Lesmes [président du Conseil général du pouvoir judiciaire-le CGPJ] et de toute sa direction, vient du fait qu’ils voulaient que le roi apparaisse publiquement à cette occasion, soutenant ainsi une position ultramontaine du CGPJ.» Etant donné que le gouvernement n’avait pas programmé la présence du roi à l’événement, Carlos Lesmes a agité la foule des présents à la cérémonie et les participants ont fini par crier «Vive le Roi!». Peu de temps après, le monarque a appelé Carlos Lesmes pour lui dire qu’il aurait aimé être présent à Barcelone et toute la presse s’en est fait l’écho. L’objectif était atteint: Quim Torra était destitué comme président de la Generalitat de Catalogne, l’espagnolisme réactionnaire se retrouvait regroupé autour de la figure du roi et, accessoirement, une nouvelle torpille était lancée contre le gouvernement PSOE-Unidas Podemos.

Un roi soupçonné de corruption (Juan Carlos Ier) et en perte accélérée de popularité, semble chercher la préservation de sa continuité en se déplaçant vers la droite et l’extrême droite. Le soupçon de corruption ne vient pas seulement du fait qu’il ait couvert les affaires financières de son père, mais aussi du fait qu’il en a lui-même été bénéficiaire à travers certaines sociétés. Le pas décisif vers des positions autoritaires de droite a été son discours datant de trois ans, celui du 3 octobre 2017, lorsqu’il a encouragé l’offensive répressive contre la Catalogne. Son récent aval donné à Carlos Lesmes et le soutien qu’il apporte ainsi à la destitution du président de la Generalitat de Catalogne, Quim Torra, n’en est que le dernier épisode.

Une peine disproportionnée et injuste, mais politiquement très claire

Le motif de la condamnation du président Torra est connu: avoir fait enlever avec un certain retard une banderole demandant la liberté des prisonniers politiques et des exilés catalans, comme l’exigeait la Commission électorale centrale catalane. C’est-à-dire qu’il ne s’agissait même pas d’une désobéissance, puisque le président Quim Torra a fini par faire enlever la banderole.

La sentence doit être qualifiée de profondément disproportionnée, sans qu’il soit nécessaire d’aller plus avant dans la légalité espagnole: l’obéissance tardive ou la désobéissance de faible intensité est punie par la destitution d’un président de la Generalitat démocratiquement élu. C’est précisément à cause de cette disproportion brutale que la peine infligée est injuste.

Jordi Pesarrodona, avec son«nez rouge» à côté d’un garde civil.

Mais la lecture politique de la sentence contre Quim Torra est très claire. La direction du pouvoir judiciaire est devenue le bras d’exécution de la droite et de l’extrême droite, qu’elles soient au pouvoir ou dans l’opposition. Le vote populaire n’a pas d’importance, en Catalogne comme dans l’Etat espagnol, lorsqu’il s’agit de garantir les intérêts de l’Etat profond. Ce n’est pas une nouveauté absolue, mais une tendance qui s’est renforcée au fil des années. La sentence de la Cour constitutionnelle de 2010 a déjà modifié et censuré le statut de la Catalogne, bien que ce dernier ait satisfait à toutes les exigences légales: approbation par le Parlement, limitation par les tribunaux espagnols et ratification par référendum des citoyens catalans. La condamnation des personnes considérées comme responsables du 20-S (manifestation du 20 septembre 2017) et du 1-O (référendum d’autodétermination du 1er octobre 2017) a transformé le droit de manifestation et l’organisation d’un référendum, exercés de manière non violente, en un «crime de sédition», sanctionné par des dizaines d’années de prison. Par la suite, il y a 2850 citoyens et citoyennes poursuivis judiciairement en Catalogne pour des activités similaires. Le jour même de la destitution de Quim Torra, la militante catalane Tamara Carrasco, sur la seule base d’un rapport de la «Guardia Civil», a dû témoigner devant le tribunal, menacée d’une peine de sept mois de prison et après des mois d’assignation à résidence dans sa ville. Le même jour on apprend aussi que Jordi Pesarrodona (militant d’ERC, clown) a été condamné à un an et demi de déchéance de ses droits pour s’être doté d’un nez d’un clown aux côtés d’un membre de la «Guardia civil».

L’Etat profond espagnol considère que les revendications souverainistes ou indépendantistes de la majorité des citoyens de Catalogne doivent être vaincues par la répression, car il a été démontré qu’elles ne peuvent être vaincues par les urnes. A cette fin, la légalité doit être déformée et la démocratie réduite.

En même temps, cette atteinte aux libertés fondamentales est utilisée pour empêcher les revendications populaires et pour couvrir la corruption et la rapine pratiquées par une minorité de puissants. C’est l’autre face de la médaille: le roi émérite (Juan Carlos 1er) ne fait même pas l’objet d’une enquête pour corruption, les cloaques (cloacas) du ministère de l’Intérieur continuent de fonctionner, l’ancien ministre de la dictature, Rodolfo Martín Villa, continue à ne pas être cité à comparaître par les tribunaux espagnols pour crimes contre l’humanité, les responsables de la fraude financière Bankia sont disculpés, et la police inculpe les manifestants devant l’Assemblée de Madrid qui protestaient contre la gestion discriminatoire de la pandémie dans les quartiers populaires.

La question de fond n’est pas Quim Torra, mais la démocratie

Aucune mobilisation n’empêchera que le président Quim Torra ne soit destitué. Lui-même et son gouvernement tiennent déjà cela pour acquis, malgré les recours qu’ils présenteront [la Cour constitutionnelle espagnole a déclaré recevable le recours de Torra, le 6 octobre, tout en rejetant la demande de protection juridique provisoire]. Mais s’il n’y a pas de mobilisations et de protestations contre sa condamnation injuste – il y en aura davantage encore – la démocratie continuera de reculer et la consolidation des éléments autoritaires de l’Etat continuera d’avancer.

Protester et mobiliser contre la décision judiciaire qui a déchu de ses droits et destitué Quim Torra ne veut pas dire soutenir sa politique, avec une grande partie de laquelle je suis en désaccord depuis le début de sa nomination. Cela ne signifie pas non plus soutenir l’indépendance de la Catalogne, comme cela ne le signifiait pas non plus lors du vote dans le référendum du 1-O, comme en témoigne le nombre important de votes négatifs qui ont été comptabilisés. Se mobiliser contre la destitution de Quim Torra, c’est lutter contre le détournement de la loi pour empêcher l’exercice des libertés fondamentales, contre le détournement de la démocratie par des pouvoirs non élus, tels que la direction du pouvoir judiciaire et le roi lui-même qui se sont mis au service de la droite et de l’extrême droite.

Il y a longtemps que la démocratie recule dans l’Etat espagnol et les positions de la droite extrême et de l’extrême droite se sont renforcées. Cependant, il est difficile qu’une attaque profonde contre les droits. démocratiques puisse venir exclusivement à travers un triomphe électoral de ces positions. L’appui de la direction du pouvoir judiciaire et du roi semble indispensable, pour ne pas nommer l’armée. Pour compenser un manque de soutien démocratique, la droite et l’extrême droite recherchent et continueront de rechercher la collaboration active des pouvoirs non élus. C’est pourquoi il est important de les arrêter.

La lutte populaire pour la démocratie et les revendications sociales, au niveau de la Catalogne et de tout l’Etat espagnol, est le seul moyen pour faire face à l’offensive des puissants. Démocratie et revendications sociales – sans mettre en avant ni séparer l’une ou l’autre de ces deux exigences – relèvent d’une nécessité politique! La démocratie doit inclure le droit à l’autodétermination et celui de décider d’une monarchie ou d’une république. Les droits sociaux doivent être revendiqués pour aujourd’hui, sans les remettre au lendemain de l’autodétermination ou de la proclamation de la république. Démocratie, république et droits sociaux devraient être les slogans des classes populaires. (Article paru le 29 septembre 2020; traduction rédaction A l’Encontre)

Marti Caussa est militant catalan et membre du Comité de rédaction de Viento Sur.

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