Frank Dwayne Ellington s’est présenté fin octobre dans un élevage de poulets en Alabama pour son travail du week-end, s’attendant à brûler un jour de plus de sa peine à vie d’incarcération. Comme l’un des détenus d’Alabama sélectionnés pour travailler dans le cadre d’un programme d’emploi de prisonniers connu sous le nom de mise en liberté par le travail (work-release), Ellington aurait pu s’estimer chanceux que son travail lui permette de quitter les dures conditions, souvent violentes, qui dominent derrière les barreaux. Il était affecté à des tâches de nettoyage d’une usine gérée par la plus importante entreprise d’élevage de volaille, Koch Foods [qui appartient au milliardaire Joseph Grendys, un parmi les 350 plus riches capitalistes des Etats-Unis]. Mais, lorsque son bras a été pris dans la machine qu’il était en train de nettoyer, il a été avalé par la machine et tué sur le coup. [Voir sur ce site les deux articles ayant trait à la grève des prisonniers, entre autres liée au refus de ce travail d’esclave, du 22 août et du 24 août.]
On ne sait toujours pas pourquoi Ellington voulait nettoyer la machine dite «roue-tournesol» alors qu’elle fonctionnait encore, il est toutefois possible qu’il courait contre la montre. L’usine dans laquelle il travaillait est fondée sur la vitesse et le volume, les obejctifs de production atteignent régulièrement les 140 carcasses par minute. Etre blessé est chose extrêmement commune; et pour la force de travail des prisonniers, des failles juridiques importantes font d’eux l’une des main-d’œuvre parmi les plus vulnérables.
Dans le cadre d’une enquête sur l’utilisation du travail de prisonniers dans l’industrie de la volaille d’Alabama, le Southern Poverty Law Center (SPLC) estime que, dans au moins sept Etats, «des dizaines d’entreprises de la volaille» tirent avantage de la main-d’œuvre carcérale, louant 600 personnes au cours des dernières années. Les données de l’Etat obtenues par le SPLC indiquent que des centaines d’autres détenus sont employés dans d’autres secteurs de l’économie privée, sous les contrats les plus divers et les incitations fiscales les plus diverses.
Dans le cadre du programme «work-release», les employés sont généralement inclus dans certaines protections en matière de santé et de sécurité, mais les conditions dans l’industrie sont brutales pour tous les travailleurs du secteur de la volaille. Selon des données fédérales, les usines de transformation des volailles telles Ashland ont des taux de blessés parmi la main-d’œuvre atteignant presque le double de la moyenne nationale. Les maladies liées à la place de travail sont environ six fois plus élevées que la moyenne nationale, allant de traumatismes liés à un stress répétitif jusqu’aux problèmes respiratoires en raison de l’exposition à des produits chimiques.
Dans le cas d’Ellington, une enquête de six mois de l’agence fédérale Occupationnal Safety and Health Administration a révélé que les travailleurs des services et de la maintenance sur les lignes d’abattage et d’éviscération n’avaient pas reçu une formation adéquate dans l’usage des équipements électroniques, ce qui, selon le SPLC, a conduit à ce qu’«Ellington et d’autres ne savaient sans doute pas comment arrêter ou ralentir les machines pour pouvoir les nettoyer».
Depuis 2015, 167 cas d’accidents, comprenant huit morts et plusieurs amputations, ont fait, officiellement, l’objet d’une enquête par les autorités fédérales. Dans les données produites par les Etats de Géorgie et de Caroline du Nord, le SPLC a découvert qu’au «moins deux dizaines de détenus ont été blessés depuis 2015 dans leur emploi au sein du secteur de la volaille». D’autres accidents sont sans doute restés dans l’ombre, étant donné que de nombreux travailleurs, précarisés, souvent sans papiers, craignent des représailles de la part des directions d’entreprise.
La répression systématique du syndicalisme ainsi que les raids réguliers contre les travailleurs sans papiers par les autorités fédérales au cours des dernières années ont affaibli encore plus les protections élémentaires des travailleurs. Les enquêtes menées par le SPLC démontrent que sur les centaines de travailleurs d’Alabama, majoritairement des migrants, trois quarts ont été atteints de maladies ou d’accidents divers liés au travail, souvent sans pouvoir entamer une quelconque action en justice.
Le SPLC estime que l’administration Trump pourrait accroître le recours à des détenus des prisons d’Etat comme main-d’œuvre d’appoint [étant donné sa politique de «tolérance zéro» face aux migrants]. En comparaison avec les travailleurs sans papiers latinos, qui sont le pilier, précaire et mal payé, de l’industrie de transformation de la volaille en Alabama, les détenus employés dans le cadre des programmes «work-release» sont de bien des manières encore plus souvent exploités et manipulés. Pour le SPLC, la raison se trouve dans le fait qu’ils «ne seront certes par arrêtés par l’Immigration and Customs Enforcement (ICE), mais ils peuvent être renvoyés en prison et ils ne peuvent partir».
«L’avantage» principal du travail dans le secteur privé pour les détenus réside dans la possibilité de gagner, au moins sur le papier, un salaire horaire. Mais, selon le SPLC, bien que les salaires minimaux standards s’appliquent, une fois les frais et autres déductions prélevés par le Departement of Corrections d’Alabama, les travailleurs se retrouvent avec seulement 13 centimes pour un dollar. Au cours des dernières années, l’Etat a gagné environ 11 millions de dollars par année du programme «work-release». Les entreprises partenaires du programme peuvent aussi bénéficier de subventions supplémentaires de l’Etat pour les salaires dans le but de les inciter à employer des détenus. Nombre de ces derniers, comme Ellington, espèrent simplement travailleur pour éponger de vieilles dettes, ce qui consommait environ un quart de son revenu journalier. Il est mort alors qu’il devait encore 4800 dollars de dette aux tribunaux.
Selon le SPLC, «ce qui arrive à leurs salaires une fois qu’ils sont déposés sur les comptes des prisons se situe hors d’atteinte des lois du travail car les déductions sont faites par l’Etat et ne sont pas contrôlées ou opérées par les employeurs». En dépit des tentatives visant à défier devant les tribunaux ces déductions, pour divers frais liés à la prison, injustes, le SPLC ajoute que «ces déductions sont permises par les statuts de l’Etat. Par conséquent, à moins que l’Etat ne viole ce que prévoient les statuts, ces tentatives sont généralement un échec». Ainsi, les détenus dépendent non seulement de l’Etat pour leur libération, mais aussi pour recevoir leurs salaires.
Les chercheurs du SPLC observent que le travail des prisonniers constituerait un remplacement commode du travail des migrants, dont la part de main-d’œuvre se réduit à la suite des actions de l’ICE: ces travailleurs se retrouvent typiquement dans les emplois les plus durs de l’usine et les autorités carcérales «veulent fondamentalement satisfaire les industriels de la volaille […] donc, lorsqu’un travailleur se plaint, [le Department of Corrections] renvoie rapidement cette personne en prison pour le remplacer par une personne qui ne se plaindra pas».
Le lien entre l’industrie de la volaille et le système carcéral soulève des questions éthiques fondamentales quant à l’utilisation de détenus dans le secteur privé à bas salaires. Le travail carcéral touche actuellement plusieurs secteurs, en particulier l’industrie, les télécommunications et, en particulier, l’industrie alimentaire. Whole Foods a récemment été critiqué pour vendre des poissons d’élevage et du lait de chèvre produits grâce au travail des détenus des prisons du Colorado, suscitant un tollé qui a obligé l’entreprise à promettre de modifier ses chaînes d’approvisionnement. (Article paru sur le site de The Nation le 23 août 2018; traduction A L’Encontre)
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