Etats-Unis. Les détenus engagent une grève contre «l’esclavage moderne»

Par Ed Pilkington 

Les cuisines seront sans doute la première partie des prisons à être touchées par la grève: les fourneaux restant éteints, les plats préparés non chauffés et des milliers de petits-déjeuners pas cuits.

L’impact s’étendra. Les buanderies inactives, les couloirs des prisons ne seront pas nettoyés à la serpillière et les gazons à l’extérieur des grillages faits de barbelés ne seront pas tondus.

Ce mardi [21 août], l’énorme armée américaine d’hommes et de femmes emprisonnés – totalisant 2,3 millions de personnes, de loin la plus importante population carcérale du monde – se lancera dans ce qui sera peut-être la plus grande grève des prisons de l’histoire des États-Unis.

Le Jailhouse Lawyers Speak, un groupe de détenus jouant le rôle d’assistance mutuelle et fournissant une formation juridique à d’autres prisonniers [une sorte de cabinet d’avocats], est à la tête de la grève [1]. Il y a quelques jours, le groupe a publié une déclaration anonyme exposant les raisons qui le poussent à appeler à un mouvement de protestations qui comporte un risque substantiel de représailles pénales.

«Il s’agit fondamentalement d’une question de droits humains», indique le communiqué. «Les prisonniers considèrent qu’ils sont traités comme des animaux. Les prisons américaines sont une zone de guerre. Chaque jour, des prisonniers sont blessés en raison des conditions d’incarcération. Pour certains d’entre nous, c’est comme si nous étions déjà morts, qu’avons-nous donc à perdre?»  

Les organisateurs ont élaboré une liste de 10 revendications à l’échelle nationale. Parmi celles-ci: l’amélioration des conditions de détention; la suppression des peines de prison à vie sans possibilité de libération conditionnelle, ce qu’ils appellent une «peine de mort par l’incarcération»; un renforcement des financements destinés aux services de réhabilitations ainsi que l’abolition de la privation des droits (disenfranchisement) de quelque 6 millions d’Américains condamnés pour crime privé du droit de vote [ainsi qu’à l’accès à certaines allocations sociales, y compris l’accès à un logement subventionné].

L’une des revendications qui est soutenue le plus fortement est celle de l’abolition immédiate du travail contraint en échange de salaires dérisoires, une pratique répandue dans les prisons des Etats-Unis que les organisateurs du mouvement considèrent comme relevant d’une forme moderne d’esclavage. Plus de 800’000 détenus travaillent tous les jours, dans certains Etats le travail est une obligation, pour des tâches telles que le nettoyage, la cuisine et la coupe du gazon.

Les salaires peuvent atteindre le chiffre consternant de 4 cents par heure, comme c’est le cas dans l’Etat de Louisiane [1 dollar = 0,99 CHF].

L’idée qu’un travail aussi peu payé, dans une «industrie» faisant un chiffre d’affaires de 2 milliards de dollars, équivaut à de l’esclavage renvoie à une «faiblesse» du 13e amendement à la Constitution des Etats-Unis [adopté en décembre 1865]. Il interdit l’esclavage et la servitude involontaire, à une cruciale exception près: «si ce n’est en punition d’un crime dont le coupable aura été dûment condamné». Les détenus, en d’autres termes, ne jouissent pas des droits constitutionnels et peuvent être exploités sans vergogne [3].

Outre le refus de travailler, les détenus participant à la grève prévoient d’engager des grèves de la faim, des sit-in ainsi qu’un boycott des magasins d’intendance, les appels téléphoniques à frais virés [facturés au numéro appelé] ainsi que d’autres flux de paiements par lesquels des entreprises privées ou aux mains de l’Etat réalisent des profits sur leur dos. L’idée du boycott a été formulée par Bennu Hannibal Ra-Sun du Free Alabama Movement, sous la rubrique de Redistribute the Pain [2].

Il a appelé ses compagnons de prison à cesser de canaliser leurs revenus, ou ceux de leurs proches, dans ce qu’il nomme le «complexe carcéral industrialisé». Il a aussi encouragé les participants à l’action à dépenser 25% de ce qu’ils économisent grâce au boycott à l’achat de livres tels que Prison Profiteers: Who Makes Money from Mass Incarceration. 

Les détenus qui participent au mouvement de grève savent qu’ils font face à des conséquences potentiellement graves. Les participants peuvent être placés individuellement dans des cellules d’isolement, alors que lors de grèves antérieures, des établissements entiers peuvent être placés en confinement.

Il est aussi probable que les communications seront bloquées, ce qui peut conduire à une interruption de la circulation des informations sur les protestations.

Des activistes luttant en faveur d’une réforme du système carcéral ont d’ailleurs signalé que des mesures punitives ont déjà été mises en place. Karen Smith, responsable de la section de Gainesville, dans l’Etat de Floride, de l’Incarcerated Workers Organizing Committee soutenant la grève, a déclaré que les autorités carcérales ont déplacé la plupart des organisateurs de la grève vers les ailes où se concentrent les cellules d’isolement, là où ils ne pourront pas communiquer avec les autres détenus. «D’autres détenus ont été prévenus que s’ils continuaient à contacter des groupes militants, ils seraient déplacés vers les camps les plus brutaux.»

La grève aura lieu deux ans après la dernière grande grève carcérale nationale qui, en septembre 2016, a vu plus de 20’000 détenus refuser de se présenter au travail dans plus de 12 Etats. Cette grève était coordonnée depuis la prison Holman, dans l’Etat d’Alabama, un Etat particulièrement connu pour ses institutions pénitentiaires surpeuplées et délabrées, par un groupe qui s’est baptisé le Free Alabama Movement.

La grève de cette année a été déclenchée par l’émeute qui a eu lieu en avril à la Lee Correctionnal Institution, en Caroline du Sud, au cours de laquelle sept prisonniers sont morts lors des troubles les plus meurtriers qui ont eu lieu en prison depuis 25 ans. La mêlée sanglante, alimentée par les rivalités de gangs sur le contrôle de la contrebande, a duré sept heures alors que les gardiens n’ont presque rien fait pour la stopper.

Dans les jours qui ont suivi le carnage de Caroline du Sud, et l’attention accrue portée sur la situation de surpeuplement, sur le manque de personnel ainsi que sur les conditions de vie inhumaines des prisons américaines, l’idée d’une grève nationale a pris forme.

Cherchant une inspiration sur ce qui promet d’être 20 jours difficiles, les organisateurs de la grève puisent dans l’histoire. L’action nationale débute mardi [21 août], le jour du 47e anniversaire de la mort de George Jackson, un Black Panther de premier plan, qui a été abattu alors qu’il tentait de fuir de la cour de la prison de San Quentin, en Californie [3].

Les forces armées interviennent contre la rébellion des prisonniers d’Attica en 1971

Il est prévu que la grève s’achève le 9 septembre, 47e anniversaire de la rébellion de la prison d’Attica, dans l’Etat de New York. Faisant écho à la protestation d’aujourd’hui, l’émeute d’Attica en 1971 a également été conçue par les détenus comme un mouvement visant à gagner des conditions de détention humaines, ainsi que des droits politiques élémentaires.

Après quatre jours de négociations, toutefois, la rébellion s’est achevée par un bain de sang lorsque le gouverneur de New York [et vice-président de Gerald Ford en 1974-1977], Nelson Rockefeller, envoya la gendarmerie armée de fusils et de gaz lacrymogène. 29 détenus et 10 de leurs otages [des gardiens gardés comme garantie au début de la rébellion] ont été tués.

Heather Ann Thompson, qui a remporté le prix Pulitzer pour son ouvrage Blood in the Water: The Attica Prison Uprising of 1971, a affirmé qu’il était symboliquement important d’évoquer Attica. «Attica a constitué un tournant; la rébellion a été la reconnaissance que les gens avaient le droit de se rebeller, qu’ils se rebelleront, lorsqu’ils sont plongés dans des conditions incroyablement horribles.» (Article publié sur le site de l’édition américaine du quotidien The Guardian le 21 août 2018; traduction A L’Encontre)

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[1] Voir aussi le site : Incacerated Workers Organizing Comittee. 

[2] Redistribute the Pain: «redistribuer la souffrance, la douleur» se traduit aussi comme «redistribuer la casse». La formule a été utilisée dans le dernier discours de Martin Luther King, I’ve Been to the Mountaintop (traduit sous le titre «Je vois la terre promise»), prononcé le 3 avril 1968, la veille de son assassinat, en soutien aux éboueurs grévistes de Memphis. Le passage du discours où il prononce cette formule est directement lié à un appel au boycott. (Réd.)

[3] Parmi les demandes est revendiquée l’abrogation de la loi suivante: la Prison Litigation Reform Act, une loi adoptée sous la présidence de Bill Clinton en 1996, qui place des obstacles et des restrictions aux détenus qui tentent d’intenter une action en justice au plan fédéral, y compris imposant l’obligation pour les détenus de passer par toutes les procédures administratives validant leur plainte dans leur prison, avant de la déposer, de ne pas renoncer aux frais de justice, de limiter les frais de litige qui peuvent être payés à l’avocat du détenu après une action en justice couronnée de succès et de renoncer à des plaintes qui allèguent uniquement de préjudices émotionnels ou mentaux. Il en résulte un manque d’accès aux tribunaux pour les détenus lorsque leurs droits constitutionnels sont violés. Voir aussi l’article publié dans The Nation, en date du 21 août 2018, par Raven Rakia «Why Prisoners Are Going On Strike Today». (Réd.)

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