Etats-Unis-dossier. La syndicalisation dans le secteur automobile dans le Sud des Etats-Unis. Un moment charnière?

Par Mike Elk

Il y a dix ans, le père d’Angelo Hernandez a participé à la campagne de syndicalisation de l’usine Volkswagen de Chattanooga (Etat du Tennessee). Cet effort a échoué de peu, mais dix ans plus tard le fils pourrait être en mesure de réaliser le rêve de son père [voir l’article ci-dessous de Harold Meyerson, en date du 22 avril, sur l’adhésion de 73% des salarié·e·s à l’UAW lors du vote qui s’est terminé le 19 au soir].

«C’est lui qui m’a parlé du syndicat avant même que j’occupe ce poste», déclare Angelo Hernandez, 20 ans. Lorsque la campagne syndicale actuelle a débuté à la fin de l’année dernière, son père a commencé à le pousser à s’impliquer. «Je suis là et je vais m’y mettre tout de suite», dit Angelo à son père [voir l’article publié sur ce site le 6 avril «Quand l’UAW organise la syndicalisation de Volkswagen et Mercedes dans le Sud»].

Pendant plus de dix ans, les travailleurs et travailleuses se sont battus, ont discuté et ont tenté de persuader leurs collègues d’adhérer à un syndicat. Après la première défaite dans cette usine Volkswagen en 2014, l’United Auto Workers (UAW) a même créé un syndicat minoritaire, le Local 42 (section locale de l’UAW).

Mais lors des deux élections syndicales précédentes à Chattanooga, l’UAW n’a pas réussi à faire bouger suffisamment le curseur pour gagner, perdant la première fois 626 contre 712, et lors d’une deuxième tentative en 2019, 776 contre 833. Les Etats-Unis restent le seul pays au monde où les travailleurs de Volkswagen ne sont pas syndiqués.

En 2022, les choses commencent à changer lorsque Volkswagen agrandit l’usine pour produire le modèle ID.4 entièrement électrique. A cette occasion, l’entreprise a embauché plus de 2000 nouveaux travailleurs et travailleuses.

En raison de la pénurie de main-d’œuvre dans l’ensemble du secteur manufacturier, de nombreux salarié·e·s embauchés par Volkswagen étaient beaucoup plus jeunes et plus hétérogènes. Certains avaient même quitté des régions du pays plus favorables aux syndicats pour venir travailler chez Volkswagen.

Alors que dans le passé les travailleurs et travailleuses de Volkswagen, qui avaient moins d’expérience avec les syndicats, étaient sceptiques à l’égard des bureaucraties de l’UAW, entachée de scandales [une dizaine de dirigeants ont été accusés de détournement de fonds, ce qui a abouti à une modification de la nomination du président par élection directe: cela a abouti à la nomination de Shawn Fain début 2023], les jeunes travailleurs du Sud semblaient plus réceptifs à l’idée d’essayer quelque chose de nouveau.

«J’espère simplement que le projet aboutira», déclare Manny Perez, 25 ans. «Je ne suis pas très bien informé. Je sais juste qu’il est plus important de pouvoir faire entendre sa propre voix que de laisser d’autres personnes décider à sa place.»

Au cours de la dernière décennie, les travailleurs de l’usine Volkswagen de Chattanooga ont changé radicalement, en grande partie grâce à cette nouvelle et plus jeune main-d’œuvre. Cette évolution pourrait déboucher sur une victoire historique lors des élections syndicales, qui se terminent aujourd’hui [le 19 avril], et sur une victoire emblématique pour les syndicats présents dans le Sud des Etats-Unis, une victoire qui leur échappe depuis des années. Les votes seront comptabilisés ce soir.

«Beaucoup de ceux qui se sont montrés farouchement antisyndicaux appartiennent à une génération plus âgée», explique Caleb Michalski, 32 ans, responsable de la sécurité. Il a travaillé dans diverses équipes d’assemblage à l’usine Volkswagen. «Une grande partie de la jeune génération, grâce à la combinaison des médias sociaux, de l’éducation et d’autres choses de ce genre, se rend compte que la non-présence syndicale ne fait pas sens.»

Volkswagen a déclaré rester neutre lors de chaque campagne de syndicalisation menée à l’usine du Tennessee. Mais en sous-main ils ont combattu le syndicat, tout en s’alliant à des politiciens de renom, qui ont averti à plusieurs reprises que l’usine, en cas de syndicalisation, fermerait ou perdrait des postes de travail. Les gouverneurs du Sud tentent la même tactique cette fois-ci, en signant une déclaration commune exprimant leur inquiétude face à la campagne de l’UAW ici et ailleurs.

En 2019, Volkswagen a licencié ou transféré plusieurs contremaîtres d’atelier impopulaires, et a mis en place un directeur d’usine populaire, Frank Fisher, qui a promis d’améliorer les choses.

«Quand j’ai commencé, c’était en janvier 2020, juste après les dernières élections, et c’est là que, vous savez, le directeur de l’usine a dit: “Hé, réglons ça en interne”», raconte Caleb Michalski. «Ils ont procédé à de nombreux changements. Lorsque j’ai commencé, au début de cette première vague de changements, j’ai été impressionné.»

Selon lui, la disponibilité de la direction lui a fait croire qu’il était possible de régler les problèmes au travail sans syndicat. Avant, je me disais toujours: «Peut-être que les bonnes personnes ne sont pas au fait de la situation.»

Cependant, en tant que responsable de la sécurité, Caleb Michalski s’est trouvé bloqué dans ses efforts pour régler les problèmes au sein de l’usine. Volkswagen lui demande régulièrement, ainsi qu’à ses collègues, de lever des véhicules qui peuvent peser plus de 315 kg à 360 kg, et parfois jusqu’à 635 kg. Pendant près d’un an, il a supplié Volkswagen de lui fournir un élévateur. L’entreprise n’a rien fait, alors que de nombreux membres de son équipe se sont blessés.

«Je me suis blessé au dos en novembre, je souffre de douleurs chroniques depuis un mois, je peux à peine tourner la tête et la nuque», explique Caleb Michalski. «Chacun d’entre nous s’est blessé. Deux d’entre nous ont dû être opérés de l’épaule, un troisième va devoir l’être, et un autre s’est brisé la rotule.»

Caleb Michalski a finalement dû s’entretenir avec le PDG de Volkswagen America pour obtenir l’approbation pour un élévateur. Mais des semaines plus tard, l’élévateur n’a toujours pas été installé.

«Je ne devrais pas avoir à m’adresser au PDG d’une société multimilliardaire pour obtenir un élévateur», déclare Caleb Michalski. Je pense que nous devons avoir la possibilité de dire “Hé, ce processus n’est pas sûr”. Et c’est tout, il ne faut pas avoir à discuter pendant des semaines et des semaines, et des semaines de réunions pour dire: “Hé, nous avons besoin d’un élévateur”.»

Outre la bataille menée pendant dix ans pour gagner les cœurs et les esprits à l’usine, les travailleurs de Volkswagen affirment également que le succès de la «grève debout» [Stand Up Strike, grèves frappant des secteurs sélectionnés menées en automne 2023] chez les trois grands constructeurs automobiles [Stellantis, Ford et General Motors] des Etats-Unis a contribué à stimuler l’intérêt pour le syndicat.

«Des grèves se sont développées dans tout le pays. Il y avait les scénaristes, les acteurs, puis l’UAW a suivi», explique Zach Costello, ouvrier chez Volkswagen, à propos de «l’été des grèves» de l’année dernière. «Et puis il y a eu le gros contrat obtenu par l’UAW. Cela a déclenché une énorme discussion sur les syndicats dans toute l’usine.»

Dans les derniers jours de la campagne de syndicalisation, les travailleurs et travailleuses affirment que les tactiques antisyndicales de Volkswagen n’ont que peu d’effet pour dissuader les travailleurs. En raison de l’influence du droit du travail allemand, l’entreprise ne s’est pas encore engagée dans des réunions antisyndicales à «audience captive» [présence «obligatoire» des salarié·e·s] ou dans des discussions individuelles, qui peuvent s’avérer mortelles pour le soutien aux syndicats.

Au lieu de cela, les forces antisyndicales de Volkswagen se sont largement concentrées sur des publicités télévisées et en ligne tentant de lier l’élection de l’UAW au président Biden, qui est impopulaire dans cet Etat rouge (républicain), mais peut-être pas tout à fait dans l’usine. Près de l’entrée de l’usine se trouve une bannière sur laquelle on peut lire: «Back Biden, Vote UAW» («Soutenez Biden, votez UAW»).

Ces derniers jours, des publicités télévisées et des panneaux d’affichage locaux ont dénoncé l’UAW avec des messages tels que «UAW = Biden». Le syndicat a soutenu Joe Biden, qui a été présent sur un piquet de grève lors de la grève chez les «Big Three». Dans une déclaration officielle que le syndicat a envoyée à ses membres, Joe Biden a félicité les travailleurs et travailleuses de Chattanooga pour leur campagne syndicale. «En tant que l’un des plus grands constructeurs automobiles du monde, de nombreuses usines Volkswagen sont syndiquées dans le monde entier», a déclaré Biden dans le communiqué. «Comme président le plus favorable aux syndicats dans l’histoire des Etats-Unis, je pense que les travailleurs américains devraient eux aussi avoir leur mot à dire sur leur lieu de travail. La décision d’adhérer ou non à un syndicat appartient aux travailleurs et travailleuses.»

Les publicités des anti-syndicats répètent à plusieurs reprises aux futurs membres que l’argent de leurs cotisations sera dépensé pour aider la campagne de réélection de Biden.

«L’adhésion à l’UAW est à son plus bas niveau depuis 2009. Peut-être que l’UAW devrait se préoccuper davantage de ses membres que de la politique», ont déclaré des groupes antisyndicaux dans des publicités en ligne diffusées à Chattanooga. [Les gouverneurs de six Etats du Sud – Tennessee, Alabama, Géorgie, Mississippi, Caroline du Sud, Texas – sont républicains].

L’usine Volkswagen étant située dans le «pays de Trump», dans l’est du Tennessee, les militants de l’UAW ont réagi en prenant leurs distances par rapport à la fonction politique de leur syndicat. «Ce vote n’a rien à voir avec la politique», a déclaré Isaac Meadows, un ouvrier de Volkswagen, lors d’une interview accordée à American Prospect (revue et site démocrate de gauche). «Ce vote concerne les travailleurs […] qui se défendent eux-mêmes.»

L’élection majoritaire de l’UAW à Volkswagen pourrait inciter les travailleurs et travailleuses d’autres usines du Sud à se syndiquer. L’UAW a déjà demandé l’organisation d’une élection syndicale dans l’usine Mercedes de Vance, en Alabama, et plusieurs autres mobilisations sont en cours.

Josh Murray, professeur de sociologie à l’université de Vanderbilt (Nashville, Tennessee), qui a passé des années à étudier les tentatives de syndicalisation dans le Sud, pense qu’une victoire chez Volkswagen pourrait créer un effet domino.

Josh Murray explique: «Dans la théorie des mouvements sociaux, on trouve l’idée de “la force sociale et politique du possible”, selon laquelle le succès d’un mouvement engendre le succès de mouvements futurs parce qu’il mobilise les gens en leur donnant la preuve qu’il est possible de gagner. Appliquée à l’UAW, l’énorme victoire dans les grèves contre GM, Ford et Stellantis rend la victoire chez Volkswagen plus probable, et une victoire chez Volkswagen rendrait plus probables d’autres victoires dans des usines actuellement non syndiquées.»

Dans les derniers jours de la troisième élection en dix ans de l’UAW chez Volkswagen, cet espoir est évident parmi les travailleurs et travailleuses et les militants syndicaux.

«En ce qui concerne la reconquête de notre pouvoir par les salarié·e·s, cela commence par nous», déclare Caleb Michalski. «Et si nous pouvons être les premiers à faire en sorte que les travailleurs syndiqués obtiennent des emplois bien rémunérés avec des travailleurs qui disposent de droits, ici dans le Sud, je suis tout à fait d’accord.» (Article publié par American Prospect le 19 avril 2024; traduction rédaction A l’Encontre)

Mike Elk est un journaliste spécialisé sur les questions syndicales.

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La victoire de l’UAW à Chattanooga: un possible tournant dans une historique bataille politico-économique historique

Par Harold Meyerson

Vendredi dernier, à Chattanooga, les travailleurs et travailleuses de l’usine Volkswagen ont voté en faveur de l’adhésion à l’United Auto Workers (UAW) par une marge écrasante de 2628 voix contre 985, soit un écart de 73% contre 27%.

Ce vote est historique à plus d’un titre. Il représente la première syndicalisation – réussie par l’UAW – d’une usine automobile appartenant à un constructeur étranger, après plusieurs tentatives infructueuses. Il constitue la première syndicalisation en plus d’un demi-siècle d’un secteur important de travailleurs dans le Sud non syndiqué. Il signifie peut-être même la renaissance d’un puissant mouvement syndical, ce qui a manqué aux Etats-Unis au cours des 40 dernières années.

Outre la victoire provisoire des baristas de Starbucks, cette victoire marque également une percée dans le type de profession qui historiquement s’était syndiqué. Ces dernières années, on a assisté à une vague de syndicalisation parmi les divers types d’assistants universitaires, les guides de musée et d’autres travailleurs qui ne peuvent pas être facilement remplacés si la direction les licencie en raison de leurs opinions syndicales. En revanche, les directions ont pour habitude de licencier les travailleurs à la chaîne, les vendeurs au détail, les poseurs de panneaux dans la construction et la myriade d’autres travailleurs pour lesquels il est possible de trouver des remplaçants s’ils menacent de se syndiquer. Cette pratique est illégale pour les employeurs, mais les sanctions sont tellement négligeables – réintégrer ces travailleurs après des mois ou des années de procédure, leur verser leurs arriérés de salaire et afficher un communiqué quelque part sur le lieu de travail – que, depuis longtemps, elle est habituelle dans le business aux Etats-Unis. Les travailleurs de VW et de Starbucks avaient cette épée au-dessus de la tête, mais ils ont quand même réussi à s’affirmer. Si leur exemple devait inspirer les millions de travailleurs et travailleuses qui aimeraient se syndiquer mais craignent les représailles des employeurs, cela marquerait un changement radical dans la vie économique des Etats-Unis.

Le statut historique de la victoire de Volkswagen reste toutefois conditionnel. Pour marquer une véritable rupture historique avec près de 60 ans de déclin syndical – un déclin qui est à l’origine de l’érosion des mesures égalitaires du New Deal et, par conséquent, de l’augmentation des niveaux records d’inégalité économique –, cela ne peut rester une victoire isolée. L’UAW doit étendre ce mouvement à d’autres usines du Sud créées par des investissements étrangers. A ce propos, le premier test de la capacité de l’UAW à le faire aura lieu la semaine du 13 mai, lorsque les travailleurs et travailleuses de l’usine Mercedes de Vance, en Alabama, voteront également sur l’adhésion à l’UAW.

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Mais cette victoire – si elle devient le signe avant-coureur d’autres victoires – doit être replacée dans un contexte historique encore plus large. Elle pourrait bien signifier que le Nord a désormais de meilleures chances de gagner la guerre civile qui a commencé en 1861 mais ne s’est jamais vraiment terminée. Cette guerre, bien sûr, opposait deux systèmes de travail inextricablement liés à deux systèmes raciaux et sociaux.

Tout le monde connaît au moins une partie de l’histoire du racisme: la poussée d’égalitarisme racial de la Reconstruction [1865-1877] s’est éteinte au milieu des années 1870, laissant le Sud avec une économie de fermage essentiellement noire, une société de ségrégation et un système de répression des Noirs reposant sur le lynchage. Nombre de ces systèmes ont été renversés par des décennies d’activisme souvent héroïque de la part des Noirs et de leurs alliés. Mais pas tous ces systèmes.

La profonde antipathie des Confédérés à l’égard de toute forme de pouvoir ouvrier – ce qui, dans le Sud de l’antebellum, signifiait le pouvoir des Noirs – a persisté jusqu’à aujourd’hui. Dès la fin de la guerre civile et avant le début de la Reconstruction, les gouvernements des Etats du Sud ont promulgué leurs «codes noirs», qui obligeaient les anciens esclaves à continuer à travailler, mais cette fois pour un salaire dérisoire, dans leurs anciennes plantations, sans réelle possibilité de partir. Le fermage et metayage les maintenaient en place jusqu’à ce qu’ils puissent rembourser leurs dettes, ce qui, de par la configuration du système, se produisait rarement.

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A la fin du XIXe siècle, certaines des entreprises implantées dans le Nord industriel ont trouvé leur place dans le Sud, principalement dans les secteurs du textile, des chemins de fer, de l’exploitation minière et de l’acier. Dans les années 1920, les syndicats basés dans le Nord et les radicaux indigènes du Sud ont tenté de syndiquer les travailleurs du textile et se sont heurtés à une opposition (armée quand «nécessaire») qu’ils n’ont pas pu vaincre. Ensuite, avec la grande vague de syndicalisation industrielle que l’UAW a lancée dans le Michigan avec sa grève réussie de 1937 chez General Motors, l’organisation des syndicats industriels – le CIO-Congress of Industrial Organizations – a fait un effort majeur pour syndiquer les usines du Sud en 1938. Cet effort a coïncidé avec les efforts du président F. D. Roosevelt [1933-1945] pour soutenir les candidats libéraux (de gauche) face aux sénateurs et représentants conservateurs du Sud lors des primaires démocrates de cette année-là; mais les tentatives du Roosevelt et du CIO n’ont pas abouti.

A la fin de la Seconde Guerre mondiale, les travailleurs ont cherché à obtenir des augmentations pour compenser ce qu’ils n’avaient pas reçu pendant le gel des salaires [depuis septembre 1942], et le pays a connu la plus grande vague de grèves de son histoire. Les syndicats ont cherché à profiter de cet élan en lançant une campagne massive – l’opération nommée Dixie [1] – pour syndiquer le Sud industriel. Le fait que les syndicats du CIO, comme l’UAW, soutiennent les droits civiques [dans un environnement très ségrégué] et proposent souvent d’établir des sections locales déségréguées au cœur de Dixie a abouti à ce que les structures de pouvoir au Sud soient encore plus déterminées à effacer toute trace de syndicalisme par tous les moyens possibles. Les structures de pouvoir réactionnaires ont non seulement indiqués aux travailleurs blancs qu’ils seraient contraints de travailler aux côtés des Noirs, mais aussi que les syndicats étaient des intrus du Nord déterminés à saper les «valeurs» du Sud.

L’année suivante, en juin 1947, les démocrates sudistes de la Chambre des représentants et du Sénat se sont alliés aux républicains du Nord pour adopter – malgré le veto de Harry Truman [vice-président qui succède à Roosevelt en avril 1945] – la loi Taft-Hartley, qui a rendu beaucoup plus difficile le développement des syndicats, notamment en permettant aux Etats d’adopter des lois dites «droit au travail» («right to work»), qui permettaient aux travailleurs que des syndicats représentent de ne pas leur payer de cotisations. Dès lors, les syndicats ne disposaient pas des fonds nécessaires pour mener des campagnes de défense et de syndicalisation. Tous les Etats du Sud ont rapidement adopté des lois. Au fil des années, à mesure que ces Etats du Sud devenaient républicains et que les républicains du Nord devenaient plus idéologiquement «sudistes», c’est-à-dire de droite, certains Etats du Nord sous contrôle républicain sont également devenus des adeptes du «right to work». Aujourd’hui encore, les cinq Etats qui n’ont pas de loi sur le salaire minimum sont tous des Etats du Sud – l’Alabama, la Louisiane, le Mississippi, la Caroline du Sud et le Tennessee –, tandis que le salaire minimum de la Géorgie (5,15 dollars de l’heure) est en fait inférieur au minimum fédéral de 7,25 dollars (auquel tous les Etats sont tenus d’adhérer et qu’ils peuvent légalement dépasser, comme c’est le cas dans de nombreux autres Etats).

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Aujourd’hui, l’élite politique et économique du Sud se mobilise toujours pour défendre son système d’économie du travail (d’exploitation), comme elle l’a fait en 1861, dans les années 1920, en 1938 et en 1946-1947. Aujourd’hui comme hier, ce système est basé sur des bas salaires, maintenus en empêchant les travailleurs et travailleuses de disposer d’un pouvoir pour s’y opposer. L’expansion de l’«Amérique industrielle» vers le Sud s’est poursuivie tout au long de notre période actuelle de promotion des délocalisations par le capitalisme financier. Elle a été encouragée par les entreprises européennes et asiatiques à la recherche d’une main-d’œuvre faiblement rémunérée et dont la production peut éviter de longs transports pour atteindre les consommateurs des Etats-Unis. Les Etats du Sud abritent désormais non seulement des usines VW et Mercedes, mais aussi des usines Nissan, Hyundai, Honda et d’autres constructeurs automobiles asiatiques [Subaru, Mazda, Volvo qui appartient à Geely], entreprises toutes non syndiquées. Pendant des décennies, les gouverneurs et les maires du Sud ont traversé l’Atlantique et le Pacifique pour tenter d’attirer ces entreprises avec une rhétorique vantant les mérites d’une main-d’œuvre bon marché et qui ne disposent pas d’un quelconque pouvoir.

Les centres de décision de l’économie états-unienne – Wall Street – se sont longtemps alignés sur le Sud en cherchant à limiter les salaires et à réduire le pouvoir des travailleurs. (Pendant la guerre de Sécession, de nombreux financiers new-yorkais – au début de Wall Street – étaient fortement investis dans l’économie de plantation, à tel point que le maire de New York, Fernando Wood, a suggéré que la ville fasse sécession pour soutenir la Confédération.) Le 10 mai 2011, j’ai écrit (Washington Post) à propos d’une étude – qui n’avait pas encore été publiée – du Boston Consulting Group qui soulignait la rapidité avec laquelle les salaires des ouvriers d’usine augmentaient dans la ceinture industrielle de la Chine et qui applaudissait en disant que cette augmentation rendrait bientôt les salaires de certains ouvriers d’usine aux Etats-Unis à nouveau compétitifs, à condition que l’organisation du travail soit suffisamment «flexible» pour ce qui a trait à la rémunération des travailleurs. Pour démontrer cette renaissance imminente de l’industrie manufacturière états-unienne, cette étude comparait les salaires chinois à ceux du Mississippi. Lorsque j’ai appelé l’auteur de l’étude pour lui faire remarquer que la plupart des travailleurs aux Etats-Unis ne considéreraient pas le fait de rejoindre le niveau de vie du Mississippi comme une «renaissance», il l’a admis. Lorsque l’étude a finalement été publiée, la référence au Mississippi avait été supprimée. A la place, elle citait les normes salariales industrielles de la Caroline du Sud.

Il n’est pas surprenant que les normes salariales de la Caroline du Sud conviennent à certaines entreprises étrangères. Etant donné qu’Airbus appartient en partie au gouvernement allemand et qu’il doit donc se conformer en partie à la loi allemande qui exige la présence de représentants des travailleurs dans les conseils d’administration, on m’a dit, lors d’une discussion il y a une dizaine d’années avec l’assistant d’un responsable syndical allemand siégeant au conseil d’administration d’Airbus, que l’entreprise pesait soigneusement les avantages et les inconvénients respectifs de l’implantation de sa prochaine usine: soit dans le Sud chinois, soit dans le Sud des Etats-Unis.

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En essayant de s’aligner sur les normes de travail de la Chine, bien sûr, la structure de pouvoir du Sud ne rendait pas service à ses propres travailleurs et faisait baisser les niveaux des salaires et des prestations sociales des travailleurs et travailleuses du Nord. Comme je l’ai noté dans un article d’American Prospect (été 2015), «entre 1980 et 2013, le Wall Street Journal a rapporté que le nombre d’emplois dans l’industrie automobile dans le Midwest a chuté de 33%, tandis que ceux du Sud ont augmenté de 52%». Il n’est pas surprenant que les salaires des travailleurs et travailleuses de l’industrie manufacturière aient suivi le déclin de l’industrie manufacturière. En 2021, le Wall Street Journal a rapporté qu’un emploi dans une usine qui payait 83% de plus qu’un emploi dans l’hôtellerie ou la restauration en 2010 ne payait plus que 56% de plus en 2020. Il ajoute que le différentiel salarial de l’industrie manufacturière par rapport au commerce de détail est passé de 40% à 27%. Or, ce n’est pas parce que les salaires dans les hôtels, les restaurants et les magasins augmentent.

Dans la bataille autour de l’usine VW de Chattanooga, la structure de pouvoir du Sud s’est non seulement unie pour s’opposer à «l’horreur» du pouvoir des travailleurs, mais elle a également utilisé le même manuel de désinformation alarmiste qui sous-tend ses messages depuis plus de cent ans. Comme l’a noté Jamelle Bouie dans le New York Times(19 avril 2024 – «Southern Republican Governors Are Suddenly Afraid»), les gouverneurs (tous républicains) de l’Alabama, de la Géorgie, du Mississippi, de la Caroline du Sud, du Tennessee et du Texas ont publié conjointement une lettre décriant ce qu’ils ont appelé les «intérêts particuliers qui cherchent à entrer dans notre Etat et à menacer nos emplois et les valeurs qui sont les nôtres». A l’instar de leurs prédécesseurs de 1946 et 1938 – voire de Jefferson Davis [président 1861-1865] et John C. Calhoun [sénateur de Caroline du Sud 1845-1850] –, ils ont présenté cette bataille comme étant le fait d’étrangers du Nord cherchant à saper leurs «valeurs». En particulier, leur dernière défense de ces valeurs était constituée de publicités qui affirmaient qu’en votant pour la syndicalisation, les travailleurs s’affiliaient à une organisation qui avait soutenu le détestable Joe Biden.

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Mais cette fois-ci, cela n’a pas fonctionné. Comme Mike Elk l’a noté dans un article [voir ci-dessus] concernant Chattanooga, publié vendredi, les travailleurs de l’usine VW sont un groupe plus jeune et plus hétérogène sur le plan racial que ceux qui ont rejeté les tentatives précédentes de se syndiquer. Les assistants d’enseignement, les baristas de Starbucks et maintenant les ouvriers de l’automobile qui ont voté en faveur de la syndicalisation au cours des deux dernières années appartiennent de manière disproportionnée, d’après de nombreux sondages, à la génération la plus favorable à la syndicalisation que ce pays ait jamais connue. Leur prise de conscience des niveaux d’inégalité stratosphériques de ce pays et des conditions financières difficiles dans lesquelles ils vivent eux-mêmes les a incités à obtenir de meilleures conditions. Et si l’option syndicale ne leur paraissait pas très attrayante auparavant – ou si les syndicats étaient si éloignés de leur «écran radar» qu’ils ne l’envisageaient même pas –, les campagnes menées par l’UAW nouveau modèle sous la houlette du président Shawn Fain [voir ci-dessous l’entretien avec Shawn Fain] ont non seulement attiré leur attention sur les syndicats, mais aussi rendu l’option syndicale concrètement attrayante. La récente grève de l’UAW contre General Motors, Ford et Stellantis s’est soldée par des contrats records pour ses membres. Bien que toutes les usines non syndiquées du Sud aient immédiatement accordé des augmentations à leurs propres travailleurs pour éviter une explosion soudaine (et tout à fait rationnelle) du sentiment pro-syndical, les contrats de l’UAW étaient encore bien supérieurs à ce que les usines du Sud offraient. Et les gains de l’UAW ont fait l’objet d’une telle publicité que les travailleurs et travailleuses du Sud l’ont appris.

Les augmentations significatives du nombre de syndiqués ne se produisent pas de manière progressive, mais par vagues. C’est la réussite de la grève de 1937 de l’UAW dans les principales usines de GM qui a engendré la plus grande vague de ce type, faisant passer la part des travailleurs syndiqués dans la main-d’œuvre nationale d’environ 10% au milieu des années 1930 à environ 34% au milieu des années 1940. L’UAW peut-il recommencer? Le Nord peut-il enfin gagner notre guerre civile quasi permanente? (Article publié par American Prospect le 22 avril 2024; traduction rédaction A l’Encontre)

Harold Meyerson, rédacteur détaché d’American Prospect

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[1] L’opération Dixie a été lancée par le CIO en mars 1946 dans 12 Etats du Sud, entre autres dans le secteur textile, de l’habillement, de la transformation des produits agraires, etc., pour prolonger dans le Sud des gains obtenus dans le Nord. Le CIO a mobilisé 200 permanents, a réuni une somme importante. L’approche reposait sur une conception analogue à celle qui conduisit à la syndicalisation de l’industrie de l’acier en 1936-37. Toutefois, la mobilisation dut faire face à la force de la ségrégation raciale, aux organisations ultra-conservatrices actives et, dès 1947, à la loi Taft-Harley qui s’inscrivait dans le début de la campagne anti-communiste propre à la guerre froide, avec une dimension d’hostilité active face au syndicalisme et aux forces de gauche. (Réd.)

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Entretien avec Shawn Fain sur Volkswagen et la stratégie de l’UAW au Sud

Par John Nichols

«Famille Volkswagen, bienvenue dans la famille UAW», a déclaré le président du syndicat United Auto Workers (UAW), Shawn Fain, vendredi soir 19 avril, après que les travailleurs de l’usine Volkswagen de Chattanooga, dans le Tennessee, ont voté par 2628 voix contre 985 en faveur d’une représentation syndicale. Ce vote massif a constitué une victoire sans précédent pour l’UAW dans une usine appartenant à des capitaux étrangers et située dans le Sud, une région historiquement difficile à syndiquer.

Lors d’une interview réalisée avant le vote, Shawn Fain et moi-même avons longuement discuté de la direction que prend le syndicat, et notamment des raisons pour lesquelles la victoire chez Volkswagen est cruciale pour l’organisation des usines dans le Sud et dans tout le pays. Nous avons également discuté de la lutte plus large pour organiser les travailleurs des entreprises automobiles non syndiquées aux Etats-Unis, comme l’usine Tesla d’Elon Musk à Fremont, en Californie. Cette transcription a été légèrement modifiée pour des raisons de longueur et de clarté.

John Nichols: Lorsque la grève de l’UAW contre les Big Three a abouti, beaucoup de gens ont prêté attention à ce que le syndicat allait faire ensuite. Vous avez indiqué que l’UAW était déterminé à organiser l’ensemble de l’industrie automobile, à s’attaquer aux usines du Sud qui appartiennent à des sociétés étrangères, ce qui a toujours été difficile, et enfin à s’attaquer à Tesla.

Shawn Fain: Les gens disaient que nous ne pourrions jamais nous organiser dans le Sud. Nous avons atteint 50% chez Volkswagen [début février], puis plus tard dans le mois [atteint 50% des travailleurs] chez Mercedes-Benz [usine de Vance, Alabama]. Cela nous ramène à une situation dont on ne parlait pas. Depuis que [la victoire contre les Big Three] s’est produite, depuis que ces travailleurs et travailleuses ont vu la différence que fait un syndicat, ils veulent obtenir leur part. Ces entreprises du Sud sont plus rentables que les Big Three n’auraient jamais pu l’être, et les travailleurs sont encore moins bien payés. L’exploitation de ces travailleurs est cinq fois supérieure à ce qu’elle était dans les Big Three. Les travailleurs et travailleuses s’en rendent compte aujourd’hui – ils voient la réalité de la situation. Et, déjà, en raison de ce succès, vous avez vu l’Etat de l’Alabama, sa Chambre de commerce, son gouverneur, s’y opposer. Ils ont créé une nouvelle entité appelée «Alabama Strong», où ils essaient de monter les travailleurs contre les syndicats.

Il y a une longue histoire d’intérêts politiques et économiques puissants dans ces Etats du Sud, qui cherchent à bloquer les syndicats.

Nikki Haley [ex-ambassadrice des Etats-Unis à l’ONU janvier 2017-décembre 2018; candidate aux primaires républicaines], en tant que gouverneure [de janvier 2011 à janvier 2017], a déclaré: «Si vous êtes syndiqués, vous n’êtes pas les bienvenus en Caroline du Sud.» Ils essaient de faire passer des lois [anti-syndicales]. Ils l’ont fait dans le Tennessee, ils essaient de le faire en Géorgie, où si une entreprise accepte de prendre en compte les cartes de vote pour un syndicat, elle ne recevra aucun financement de la part de l’Etat. Ils essaient de dire que [faire signer les cartes syndicales aux travailleurs – carte qui indique le vœu d’être représenté par un syndicat], c’est pour le syndicat un moyen de pression sur les salarié·e·s. Le syndicat n’oblige personne à signer une carte syndicale. C’est une décision personnelle. Mais ce dont ils ne parlent pas, c’est de la manière dont les entreprises enfreignent la loi tous les jours avec ces salarié·e·s. Les entreprises organisent des réunions avec un public captif. Elles les menacent. Elles les menacent de fermer leur usine s’ils se syndiquent. Elles menacent de déplacer les emplois au Mexique. Elles enfreignent la loi à plusieurs reprises et rien ne se passe.

Les entreprises créent une situation où signer une carte syndicale est souvent un acte de courage. Elles ont mis en place toute une stratégie pour dissuader les travailleurs et travailleuses de se syndiquer, tout en prétendant que le syndicat les intimide.

C’est le bras de fer. C’est ce qu’on appelle les brimades. Cela vient de l’entreprise. L’époque où l’on prétendait que le syndicat intimidait les travailleurs est révolue. Les brimades et les torsions de bras sont le fait d’un seul camp – elles sont du côté des entreprises et de la classe des milliardaires. Il faut que cela cesse. Nous devons mettre en place des lois qui obligent ces entreprises à rendre des comptes lorsqu’elles enfreignent la loi. Lorsque des membres de la classe ouvrière enfreignent la loi, ils vont en prison. Ils en subissent les conséquences. Il n’y a pas de conséquences pour ces entreprises, et cela doit cesser.

Mais vous n’obtiendrez pas de lois qui y mettent fin si vous n’élisez pas davantage de partisans des syndicats.

Cela nous ramène aux deux candidats à la présidence. Donald Trump était président, qu’a-t-il fait? Il a placé un antisyndical à la tête du National Labor Relations Board, et nous avons reculé. A l’époque ils ont tué la campagne de syndicalisation chez Volkswagen.

Avec le président Joe Biden, les syndicats auront des personnes plus favorables à leur cause. Ils travailleront pour les travailleurs. Toutes ces choses reviennent à la politique et au fait que les travailleurs et travailleuses doivent défendre leurs propres intérêts. Tout est lié.

Il y a beaucoup plus de gens à organiser dans le Sud. Et puis il y a Elon Musk et Tesla. Lorsque l’UAW s’attaque à Tesla, il s’attaque en fait à la classe des milliardaires, n’est-ce pas? En ce qui concerne l’histoire de l’Amérique, c’est très important.

Tesla est au même endroit sur le radar que tout le monde dans le Sud. Il ne s’agit pas de privilégier l’un par rapport à l’autre. Nous donnons la priorité à ce qui a le plus de potentiel actuellement, nous nous concentrons là-dessus et nous allons continuer à le développer. Je suis fermement convaincu qu’une fois que le premier domino tombera, les vannes s’ouvriront. Les gens se rendront compte de l’avantage qu’il y a à être syndiqué. (Entretien publié dans The Nation le 18 avril 2024, mis à jour le 20 avril; traduction rédaction A l’Encontre)

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