Par Benoit Blanc
La charge des primes maladies et les coûts de la santé reviennent, une fois de plus, au cœur du débat politique en Suisse. Le 9 juin prochain, l’initiative du Centre «Pour des primes plus basses. Frein aux coûts de santé» et celle du Parti socialiste «Maximum 10% du revenu pour les primes d’assurance-maladie (initiative d’allègement des primes)» seront soumises au vote. Plus tard dans l’année, c’est le projet de Financement uniforme de l’ambulatoire et du stationnaire (EFAS) qui sera également soumis à votation, grâce au succès du référendum lancé contre cette proposition par le Syndicat des services publics (SSP). Les enjeux de ces différentes votations s’entrecroisent. Les mobilisations dont elles feront l’objet, ou pas, pourraient permettre d’initier un changement dans ce domaine clé des droits sociaux de la population.
L’ordre des choses, selon Baume-Schneider
Dans un entretien publié dans Le Temps du 22 avril 2024, la conseillère fédérale «socialiste» Elisabeth Baume-Schneider formule de manière synthétique l‘approche officielle de ces questions: «[Le Conseil fédéral] est sensible à l’augmentation des coûts de la santé, qui se traduit par des hausses de primes; ce qui pèse sur le budget des ménages.»
L’essentiel est dit. L’origine des «problèmes», c’est l’augmentation des coûts de la santé. Le reste – les hausses de primes, leur «poids» dans le budget des ménages – n’en sont que des conséquences, pour tout dire «automatiques».
Avant de rentrer plus avant dans les enjeux soulevés par les deux initiatives, il est donc nécessaire de commencer par là. Dans quelle mesure les coûts de la santé financés par l’assurance-maladie sont-ils élevés? Et surtout est-ce leur ampleur qui explique leur poids dans le «budget des ménages»?
Des ordres de grandeur… qui font désordre
Pour répondre à ces questions, comparons les dépenses de la population pour l’assurance maladie à celles faites dans deux autres grands domaines de la politique sociale et publique: les retraites et la formation.
En 2022, selon les dernières données de l’Office fédéral de la statistique (OFS), les ménages ont versé 27,8 milliards de francs de primes pour l’assurances maladie obligatoire (AOS). S’y sont ajoutés 5,1 milliards de francs payés au titre de la franchise (entre 300 et 2500 francs à charge avant que l’assurance ne commence à rembourser les frais) ou de la participation aux frais (10%, jusqu’à un maximum de 700 francs). Les dépenses des ménages liés à l’assurance maladie obligatoire se sont donc élevées à 32,9 milliards de francs en 2022[1].
La comparaison dans le tableau ci-dessus fait apparaître deux constats:
- Les dépenses des ménages pour l’assurance maladie ont le volume le moins élevé parmi les domaines comparés: 32,9 milliards de francs, comparés à 36,3 milliards de cotisations pour l’AVS, 53,5 milliards de cotisations ordinaires pour le 2e pilier et 41,3 milliards de dépenses publiques pour la formation.
- Entre 2005 et 2022, les dépenses des ménages pour l’assurance maladie ont augmenté de 79%. C’est plus rapidement que les cotisations pour l’AVS (56%) et les dépenses publiques pour la formation (54% entre 2004 et 2021), mais pas plus que les cotisations pour le 2e pilier (79%).
Où est le débat sur le «fardeau» des dépenses de formation? Quel conseiller fédéral a dénoncé «l’explosion» des cotisations au 2e pilier? Les salarié·e·s se plaignent-ils de leurs cotisations à l’AVS? Les réponses sont: nulle part, aucun et Non. Conclusion: contrairement à ce que prétend le récit officiel, le problème numéro un en matière d’assurance maladie n’est pas l’ampleur des dépenses, mais la manière dont elles sont financées.
Les primes par tête: un impôt régressif…
La formation est financée par la fiscalité, qui ne pèse pas spécialement lourdement sur le budget de la population avec les revenus les plus bas et qui n’a pas augmenté ces dernières années. Le système de cotisation salariale mis en place pour l’AVS permet de récolter 36,3 milliards de francs par an avec un taux de cotisation de 4,35% prélevé sur les salaires. Avec le même mode de financement, moins de 4% de cotisations prélevées sur les salaires (et 4% de contribution patronale) suffiraient amplement pour financer les dépenses de santé des ménages dans le cadre de l’assurance obligatoire des soins. Le débat actuel sur les primes de l’assurance maladie n’existerait pas.
Mais le système en vigueur est celui des primes par tête. Voici son principe: dans une région donnée (par exemple, le canton de Neuchâtel), pour une assurance donnée (par exemple, Helsana), un modèle d’assurance donné (par exemple, avec médecin de famille) et une franchise donnée (par exemple, 2500 francs par an), la cotisation à payer est fixe, indépendante de l’âge (dès 26 ans) et du revenu et se monte, dans cet exemple, à 380 francs par mois et par personne. Cela a pour conséquence que le poids de cette cotisation est en réalité inversement proportionnelau revenu: moins on gagne, plus cette cotisation représente une part élevée du revenu à disposition. C’est l’équivalent d’un impôt régressif.
… et ses effets illustrés
Les données de l’enquête sur le budget des ménages (EBM) de l’OFS permettent de se faire une idée des effets de ce système. En 2020, dernière année disponible, les primes à l’AOS ont représenté en moyenne 7,5% du revenu «net» des ménages (le revenu brut dont on soustrait les cotisations aux assurances sociales).
Il faut se reporter aux données 2015-2017 pour avoir une idée de la variation de cette charge selon le revenu. A ce moment-là, la charge moyenne des cotisations à l’assurance maladie se montait à 7,2% du revenu net des ménages. Cette part était cependant de 15,3% pour le quintile (20%) des ménages avec le revenu brut le moins élevé, inférieur à 4530 francs par mois. Elle était encore de 9,9% pour le deuxième quintile des ménages avec les revenus les moins élevés, compris entre 4530 et 6717 francs. Elle diminuait à 8,4% pour le troisième quintile (revenus nets compris entre 6718 et 9288 francs), à 6,9% pour le quatrième quintile (revenus nets compris entre 9289 et 12’855 francs) et finalement à 4,5% pour le dernier quintile, disposant au minimum de 12’856 francs. En d’autres termes, les ménages avec les revenus les plus élevés consacraient trois fois et demie moins de leurs ressources financières à l’assurance maladie que les ménages avec les revenus les plus bas! Et si l’analyse était faite sur des tranches plus fines de revenu, l’écart serait encore beaucoup plus grand.
Les mêmes données montrent aussi que, parmi les personnes seules de 65 ans et plus, la part des cotisations à l’assurance maladie dans le revenu net montait jusqu’à 17,7% pour le quintile avec le revenu le plus bas (moins de 2726 francs par mois); elle était encore de 10,9% pour troisième quintile (revenus nets compris entre 3411 et 4452 francs). Pour les couples de 65 ans et plus, la part des cotisations à l’assurance maladie atteignait 19,4% pour le premier quintile avec les revenus les plus bas (moins de 4863 francs par mois) et encore de 11,3% pour le troisième quintile (revenus nets compris entre 6392 et 7918 francs). Pour les familles avec enfants, ce taux était de 14% pour le premier quintile (revenu inférieur à 8080 francs) et de 9,6% pour le deuxième quintile (revenus nets compris entre 8080 et 10 380 francs).
Certes, ces pourcentages ne prennent pas en compte les réductions de prime versées par les cantons à une partie des ménages avec les plus bas revenus. Mais même ces dernières n’effacent pas le caractère régressif des primes par tête qui continuent à peser lourdement dans le budget des personnes avec des revenus bas ou moyens. C’est ce que confirme le rapport d’ecoplan publié en mai 2022 sur l’efficacité de la réduction des primes en 2020 (Wirksamkeit der Prämienverbilligung – Monitoring 2020), rapport établi à la demande de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP).
Ce document porte sur l’effet des réductions de primes versées par les cantons pour sept ménages types de «condition économique modeste», selon ses propres termes, ne recevant ni prestations complémentaires ni aide sociale. En moyenne, les cotisations d’assurance maladie qui restaient à la charge de ces ménages, une fois prises en compte les réductions de prime, représentaient 13,7% du revenu disponible, si l’on se base sur la prime standard (assurance avec la franchise minimale de 300 francs et sans restriction d’accès) et à 9,4% si l’on se base sur la prime moyenne (correspondant à la moyenne des primes payées, quel que soit le modèle d’assurance et la franchise). Avec comme référence la prime standard, le reste à charge dépasse en moyenne les 10% dans 24 cantons et demi-cantons sur 26. Si l’on prend en considération la prime moyenne, c’est le cas dans 13 cantons et demi-cantons sur 26.
Une référence qui banalise un accès restreint aux soins
L’OFSP prétend que la prime moyenne est la bonne mesure pour évaluer la charge des cotisations à l’assurance maladie, parce qu’elle correspond à ce qui est effectivement payé. Mais cette prime moyenne est le résultat de choix en partie contraints financièrement: de nombreuses personnes «choisissent» des modèles d’assurance restreignant fortement leur accès aux soins et avec la franchise maximale, parce qu’elles ne peuvent pas payer d’assurance leur garantissant une couverture plus complète, avec une franchise limitée à 300 francs et sans restriction dans leurs possibilités de consulter des spécialistes. Faire de la prime moyenne l’étalon pour mesurer la charge des cotisations à l’assurance maladie revient donc à ériger en norme une couverture maladie rabotée. Cela dit, dans un cas comme dans l’autre, les résultats du monitoring commandé par l’OFSP convergent avec ceux de l’EBM et montrent à quel point le système actuel de primes par tête est socialement régressif.
Initiative d’allègement des primes: le signal donné par un OUI le 9 juin
C’est dans ce contexte qu’intervient l’initiative du Parti socialiste soumis au vote le 9 juin. Elle demande que la charge des primes maladie soit plafonnée à 10% du revenu disponible des ménages. La différence devrait être financée par des subsides publics, financés pour deux tiers par la Confédération et un tiers par les cantons.
Les limites de la proposition ne sont pas à dissimuler: le plafond fixé soulagera bien entendu une partie de la population, mais il ne touche pas au mécanisme de base de primes par tête et il est encore fort haut comparé au taux de 4% de cotisations salariales qui seraient suffisants avec un modèle du type de l’AVS.
Le pouvoir exorbitant des assureurs maladie pour façonner le système de santé n’est pas concerné: la proposition de caisse unique ne fait pas partie de l’initiative. Cela explique que le directeur du groupe Mutuel ait pu laisser entendre dans le quotidien le Temps qu’il n’excluait pas de voter Oui: après tout, pour un assureur, si les primes rentrent d’une manière ou d’une autre et que son pouvoir n’est pas contesté… alors!
Cela dit, le signal politique d’un OUI le 9 juin serait indiscutable: il faut répondre au problème social que représente la charge des primes maladies par plus de solidarité, et pas par davantage d’inégalités comme le proposent ceux qui revendiquent, par exemple, de limiter encore plus le libre choix du médecin, d’introduire une assurance maladie «budget» ou encore d’augmenter les franchises et les participations aux frais. S’engager pour un OUI le 9 juin fait donc sens. S‘il devait l’emporter, les conditions pour remettre sur la table l’exigence d’une caisse unique, financée par des cotisations en pour cent du revenu, en seraient améliorées. (3 mai 2024)
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[1] Le total des dépenses de santé en 2022 se monte à 91,5 milliards de francs. Les trois principales sources de financement sont: 1° les ménages privés à hauteur de 55,4 milliards de francs; cette somme comprend, en plus des 32,9 milliards payés dans le cadre de l’assurance maladie, environ 14,5 milliards payés directement (par exemple pour les soins dentaires, les médicaments achetés sans ordonnance, l’hébergement en EMS, etc.) et plus de 7 milliards versés aux assurances privées; 2° les pouvoirs publics à hauteur de 29,9 milliards de francs; 3° les entreprises à hauteur d’environ 5 milliards de francs, principalement par le biais des contributions patronales à l’assurance invalidité ou à l’assurance accident.
Une précision : dans le premier tableau (comparaison du financement), les cotisations salariales ordinaires pour le 2e pilier représentent 12,8 points de pourcentage de cotisation AVS. Est-ce qu’il s’agit d’un simple rapport entre les cotisations du 2e pilier et la masse salariale AVS? Ou d’un calcul plus précis?
Les équivalents en points de pourcentage AVS affichés dans ce tableau sont une estimation résultant de la division des sommes répertoriées dans chaque domaine par la valeur d’un point de pourcentage AVS, qui peut être évalué à un peu moins de 4,2 milliards de francs en 2022. Dans le cas du 2e pilier, le taux effectif de cotisation varie fortement selon la caisse de pension et selon l’âge, notamment. B.B.