Italie. La dérive «illibérale» imposée par le gouvernement d’extrême droite Meloni est déjà en marche

Par Fabrizio Burattini

En Italie, il y a deux ans déjà, lorsque la victoire électorale du parti de Giorgia Meloni [les élections se déroulèrent le 25 septembre 2022] et donc sa conquête du gouvernement semblaient pratiquement acquises, un débat s’est ouvert dans les médias et au sein de la gauche libérale-démocrate sur la nature fasciste ou non de ce parti et de sa dirigeante.

La crise de l’a-fascisme «rhétorique»

La mise en garde concernant la «démocratie en danger» a été agitée de manière instrumentale, en particulier par le Parti démocrate (PD), alors dirigé par l’ancien démocrate-chrétien «de gauche» Enrico Letta. Mais l’électorat n’a pas tenu compte de cette alarme et a déserté les urnes comme jamais auparavant (une abstention historique de 36% a été enregistrée), punissant ce parti en lui attribuant son pire résultat électoral (19,04%) [1] et récompensant Fratelli d’Italia avec sa croissance «écrasante», de 4% en 2018 à 25,98% (aujourd’hui 28-29% dans les sondages), bien qu’elle soit largement due au «cannibalisme» envers ses alliés de centre droit [2].

A l’évidence, l’impopularité de la politique technocratique du précédent gouvernement dirigé par le banquier Mario Draghi [13 février 2021-22 octobre 2022, à la tête de la BCE de novembre 2011 à novembre 2019] avait opéré si fortement qu’une grande partie de l’électorat était insensible aux «alarmes antifascistes» qui semblaient (et étaient) très rhétoriques. Mais la réaction de l’électorat a également été influencée par le lourd déclin de la conscience antifasciste qui a caractérisé la politique italienne pendant des décennies.

Les exhortations à l’antifascisme, les appels au respect de la Constitution, au moins à partir des années 1980, sont devenus de plus en plus éloignés de toute référence sociale et sont apparus de plus en plus vides de sens. Les rangs des générations qui avaient connu les fruits politiques et sociaux du «pacte antifasciste» de l’après-guerre et des grandes luttes syndicales et démocratiques des années 1960 et 1970 étaient de plus en plus clairsemés. Et la Constitution de 1948 – avec son engagement solennel (article 3) «d’éliminer les obstacles d’ordre économique et social qui, en limitant dans les faits la liberté et l’égalité des citoyens, s’opposent au plein épanouissement de la personne humaine et à la participation effective de tous les travailleurs à l’organisation politique, économique et sociale du Pays» – apparaissait inexorablement se dissoudre dans le sable face aux conséquences des politiques néolibérales qui ont prévalu depuis les années 1990.

Sur le plan culturel, il ne faut pas non plus négliger la succession d’initiatives visant à poursuivre un «apaisement», irresponsable et unilatéral, avec la droite, l’«historicisation» du fascisme comme phénomène définitivement dépassé grâce à la «fin du communisme» et aux «oppositions frontales», pour arriver à ce «pays normal» imaginé par Massimo D’Alema [président du Conseil d’octobre 1998 à décembre 1999 et de décembre 1999 à avril 2000, vice-président du Conseil de mai 2006 à mai 2008], alors principal leader des épigones du PCI [D’Alema a passé du Partito democratico de la sinistra à la Sinistra democratica, puis à l’Olivier en 2005]. Si l’on peut regretter aujourd’hui légitimement la perte massive des valeurs de l’antifascisme, on ne peut faire l’impasse sur tous ces éléments.

Entre-temps, Silvio Berlusconi, dès 1994, avait agrégé à sa coalition de droite le parti héritier du fascisme, le Movimento Sociale Italiano (MSI) de Gianfranco Fini (qui s’appellera plus tard Alleanza Nazionale), le légitimant pour la première fois comme force gouvernementale et archivant définitivement le mythe togliattiste [de Palmiro Togliatti, dirigeant historique du PCI, qui le restera jusqu’en 1964] de l’arc constitutionnel, c’est-à-dire de la légitimité à gouverner limitée aux partis «antifascistes».

Le gouvernement de droite entre néolibéralisme et souverainisme

Après sa victoire électorale en septembre 2022 et son entrée au Palazzo Chigi (siège du Conseil des ministres), Giorgia Meloni a, dans une large mesure, pris des mesures pour se faire reconnaître par les classes dirigeantes – ce que fait aussi Marine Le Pen, déjà aujourd’hui, vers un secteur du patronat ­–, en adoptant une politique économique en large continuité avec celle du gouvernement Draghi, bien qu’assaisonnée d’une gestion démagogique efficace dont son prédécesseur était structurellement incapable.

Cette politique économique néolibérale, le gouvernement de droite l’a même approfondie, par exemple avec l’abolition du Revenu de citoyenneté [introduit en mars 2019 et aboli en janvier 2024], qui a frappé les secteurs pauvres de la population [3], avec une réduction sélective des impôts en faveur des couches sociales appartenant largement à la base électorale de la droite, avec une ligne de plus en plus dure à l’égard des immigré·e·s.

Ainsi, grâce à la grande cohérence néolibérale de sa politique économique, Giorgia Meloni a dissipé les craintes que de larges secteurs des classes dirigeantes nourrissaient à l’égard d’une hypothétique application des mesures démagogiques brandies par Fratelli d’Italia lorsqu’il était dans l’opposition et au cours de la campagne électorale.

Sur le plan international également, Giorgia Meloni a rapidement fait taire tous les représentants de la droite fascinés par le modèle poutinien (y compris Berlusconi et Salvini) et a adopté une politique atlantiste intransigeante tant en ce qui concerne le conflit en Ukraine que, plus récemment, les représailles israéliennes sur Gaza, se montrant ainsi «impeccablement» européenne et atlantiste, en complète continuité avec Draghi et les gouvernements précédents.

Au sein de l’Union européenne (UE), elle a réussi à valider sa propre image de leader continental pragmatique, sans abandonner complètement sa ligne d’origine «souverainiste». En termes de politique économique, elle a activement collaboré à la rédaction du «nouveau pacte de stabilité» (décembre 2023), adhérant au compromis atteint au Conseil européen (même si les députés européens de Fratelli d’Italia ne l’ont pas approuvé au Parlement européen de Bruxelles-Strasbourg).

De plus, le gouvernement italien, avec son ministre des Affaires européennes Raffaele Fitto [membre de Fratelli d’Italia depuis 2019], a, de son point de vue, heureusement renégocié et reconduit l’utilisation des fonds considérables alloués à l’Italie dans le cadre de Next Generation EU (plus de 200 milliards d’euros entre les financements et les prêts). Et, en ce qui concerne la «transition climatique», le gouvernement italien, intrinsèquement négationniste face aux urgences environnementales, s’est facilement aligné sur les compromis à la baisse soutenus par les autres grands partenaires de l’UE et par la présidente Ursula von der Leyen elle-même, grâce aussi à la pression exercée par le mouvement des gros paysans au cours des derniers mois.

En ce qui concerne l’immigration, Giorgia Meloni s’est ralliée au nouveau «Pacte européen sur la migration et l’asile» qui, en substance, rassemble les durcissements souhaités par tous les pays membres, bien qu’il ne résolve pas la question complexe des responsabilités des pays de première entrée et de la répartition des arrivées. [Voir sur ce thème l’article publié sur ce site le 10 avril 2024.]

Il ne faut pas oublier qu’en ce qui concerne la plupart de ces politiques, formellement dénoncées comme réactionnaires par le Parti Démocrate [à la tête duquel se trouve Elly Schlein], tout le monde sait que ce dernier, s’il était encore au gouvernement, les aurait tranquillement partagées, comme il a toujours et totalement partagé tous les choix néolibéraux de ces dernières décennies.

Ainsi, même pour l’élite dirigeante de l’UE, Giorgia Meloni et son gouvernement ne représentent plus ce danger pour l’unité européenne qui était craint dans une première phase. Les notables de l’UE ont appris à distinguer la rhétorique de la réalité. Giorgia Meloni, qui s’était présentée aux élections avec un programme de «défense des intérêts nationaux», a désormais définitivement compris (si elle en a jamais douté) que les «intérêts italiens» (c’est-à-dire ceux des classes dirigeantes du pays) coïncident avec la capacité de l’Italie à faire partie du «mainstream» européen et avec la perpétuation du «lien atlantiste» qui gouverne la politique nationale depuis l’après-guerre.

A cet égard, il convient toutefois de souligner que tous ces choix, qui – nous le répétons – s’inscrivent dans une continuité substantielle avec les politiques de Mario Draghi et de ses prédécesseurs, ont été effectivement présentés à la population comme les résultats laborieux de l’initiative combative de la Première ministre italienne, qui aurait rompu avec les politiques «lâches et défaitistes» des gouvernements précédents, désignés, avec une dimension politique d’instrumentalisation, comme étant «de gauche».

Les «relations dangereuses» de Giorgia Meloni

En résumé, Giorgia Meloni a mis de côté la critique de l’UE pour ce qu’elle fait, tout en maintenant la critique de ce que l’UE serait, c’est-à-dire un colosse «technocratique et bureaucratique» qui entrave le projet d’une mythique «Europe des nations», c’est-à-dire un projet mythologique qui, au moins dans cette campagne électorale européenne pour l’échéance de juin, est utile pour maintenir une image «souverainiste» propre à rassurer une partie de sa base et à contenir la «concurrence à droite» de Matteo Salvini et de sa Lega.

La Lega, pour sa part, tout en enregistrant la dissidence d’une fraction du parti [l’ex-ministre de la Justice Roberto Castelli, en automne 2023, a lancé le Partito Popolare des Nord], a choisi de présenter sur les listes européennes le général Roberto Vannacci, qui s’est rendu sinistrement célèbre ces derniers mois pour ses déclarations répétées, misogynes, racistes, homophobes et explicitement nostalgiques du fascisme. [Roberto Vannacci a publié un livre, en mars 2024, qui résume son orientation et qui a pour titre Il coraggio vince. Vita e valori di un generale incursore (Ed. Piemme), à dimension autobiographique.]

Mais la position contradictoire de Fratelli d’Italia sur l’Union européenne sert paradoxalement aussi à forcer l’opposition à s’inquiéter et à se renier en critiquant des compromis qui ne sont pas du tout différents de ceux qu’elle aurait probablement acceptés si elle avait été au pouvoir.

Bien sûr, les incohérences pour Giorgia Meloni n’ont pas pris fin: elle a réussi à nouer une relation personnelle avec divers dirigeants européens et occidentaux, d’Ursula von der Leyen à Joe Biden. Néanmoins elle entretient des relations étroites avec le Hongrois Victor Orban – qui a annoncé que ses députés européens rejoindraient le groupe des Conservateurs et réformistes-ECR dont fait partie le FdI – et avec Donald Trump. Ainsi, comme chaque année, une délégation du parti de Giorgia Meloni a assisté il y a un peu plus d’un mois à Washington, aux côtés de Trump, Javier Milei et bien d’autres ultra-réactionnaires à la CPAC-Conservative Political Action Conference, le rassemblement des droites internationales organisé par les Républicains des Etats-Unis.

Et, au-delà même d’Orban et de Trump (ce dernier pourrait prendre la place de Biden dans huit mois) et de la «concurrence» de Salvini, il y a aussi la croissance du parti de Marine Le Pen, qui pourrait se transformer en une tension – bien que, malgré les relations avec Salvini, se manifeste depuis peu, par Jordan Bardella, un intérêt pour l’expérience de Meloni – pour ce qui a trait à la politique européenne de Giorgia Meloni qui zigzague entre «réalisme» et rhétorique souverainiste. Tension qui pourrait apparaître, dans trois ans, à l’occasion des élections présidentielles françaises de 2027.

Les règles strictes du nouveau pacte européen

Et il ne s’agit pas seulement de relations «dangereuses» et contradictoires. Le «réalisme pro-européen» de Giorgia Meloni sera bientôt mis à l’épreuve par les règles strictes du nouveau Pacte de stabilité.

Comme nous l’avons déjà mentionné, le Parlement européen, mettant fin à la «trêve pandémique», a récemment approuvé les nouvelles règles budgétaires pour les Etats membres, sur la base de ce qui avait été convenu à la fin de l’année dernière entre les ministres de l’Economie des différents gouvernements. Parmi les parlementaires italiens (à quelques exceptions près), tous groupes politiques confondus, aucun n’a voté pour, pas même les représentants des forces de droite qui, avec le ministre Giancarlo Giorgetti (Lega – déjà ministre de février 2021 à octobre 2022 sous Mario Draghi), avaient participé à l’élaboration de ce texte. Les groupes italiens au Parlement européen se sont abstenus de manière compacte, à l’exception du Mouvement 5 étoiles qui a voté contre.

L’objectif électoral de ce choix transversal de «désolidarisation» est évident: garder les mains libres pour pouvoir faire de «nouvelles» promesses sur les dépenses publiques et pouvoir dire durant la campagne électorale que l’Europe «des bureaucrates» est responsable des futures et lourdes coupes budgétaires imposées par les nouvelles règles.

En effet, après les élections de juin, le gouvernement s’affrontera à une «quadrature du cercle»: comment parviendra-t-il à concilier de nouvelles baisses d’impôts démagogiques (surtout pour les secteurs sociaux électoralement utiles à la droite) et la réduction drastique d’un déficit budgétaire qui a atteint 7,4% du PIB, soit 92 milliards d’euros de plus que les 3% que le Pacte exige d’atteindre dans un délai maximum de quatre ans? Surtout si l’on tient compte des intérêts que le pays doit payer annuellement pour le service de la dette publique colossale: 2800 milliards d’euros, soit 140% du PIB, soit plus de 1500 milliards par rapport aux 60% du PIB exigés par le Pacte. Dans ces conditions, même s’il était possible de ramener le solde budgétaire primaire du pays dans la zone positive (ce qui n’est plus le cas depuis bien avant l’apparition de la pandémie), le poids des intérêts de la dette replongerait inexorablement les comptes dans le rouge.

Certes, ces chiffres dramatiques – Giorgia Meloni ne se lasse pas de le mentionner – ne sont pas seulement le résultat de la politique de son gouvernement, ils sont la conséquence de décennies de politiques gouvernementales. Mais la résolution de ce problème est désormais son affaire. Pour l’instant, à l’approche du test électoral, le gouvernement a choisi de ne pas dévoiler ses intentions, présentant avec agacement un «document économique et financier» (DEF) composé uniquement de données tendancielles, de surcroît édulcorées, sans aucune perspective de solution.

Ainsi, le gouvernement Meloni devra trouver (que ce soit en réduisant les dépenses, en augmentant les recettes ou en stimulant la croissance du PIB) au moins entre 15 et 18 milliards par an pour se rapprocher des objectifs du Pacte, sachant pertinemment que le maintien des baisses d’impôts adoptées à l’automne dernier pour donner un minimum d’air aux salarié·e·s et la nécessité de s’attaquer à l’état désastreux du système de santé publique nécessiteraient, à eux seuls, une forte augmentation des dépenses.

Le risque d’une répétition d’un scénario déjà connu en 2011, lorsque l’Union européenne avait imposé au président de la République de l’époque, Giorgio Napolitano, la démission du gouvernement Berlusconi et la mise en place du gouvernement «technique» de Mario Monti [novembre 2011-avril 2013], est tout à fait possible.

Par conséquent, en termes de politiques économiques et sociales, certains problèmes pourraient bientôt apparaître, poussant la Première ministre à faire face aux contradictions de sa politique, elle qui a jusqu’à présent navigué entre le réalisme opportuniste et une rhétorique démagogique.

La nécessité de gérer une éventuelle baisse du consensus

C’est précisément le risque créé par la nécessité d’opérer un choix explicite en direction d’une «austérité» sociale et économique ouverte, et avec ses conséquences possibles dans la perte du consensus, qui pousse le gouvernement Meloni à accélérer sa dérive autoritaire afin de maintenir et éventuellement de consolider son contrôle sur le pays. Dès lors Fratelli d’Italia opère dans de nombreux domaines.

Avec une loi définitivement approuvée il y a quelques jours, les associations anti-avortement – c’est-à-dire les organisations qui exercent une pression morale et psychologique sur les femmes afin qu’elles n’avortent pas, et qui sont connues pour leur matériel visant à culpabiliser sévèrement les femmes qui ont l’intention de recourir à l’interruption volontaire de grossesse – pourront également être présentes dans les bureaux de consultation, c’est-à-dire les institutions chargées d’assister les femmes enceintes même si elles décident de ne pas poursuivre leur grossesse.

Cette nouvelle disposition, associée au pourcentage écrasant de médecins et d’agents sanitaires qui se prévalent de l’«objection de conscience» (qui, dans certaines régions, dépasse 80%) et à l’impossibilité d’accéder à l’avortement pharmacologique (au moyen du comprimé RU486) – sauf dans trois régions sur vingt – constitue, selon tous les groupes féministes, une nouvelle atteinte grave à un droit reconnu par la loi 194 depuis 1978. Cette atteinte dément l’engagement de ne pas modifier cette loi que Giorgia Meloni avait explicitement pris en octobre 2022, lorsqu’elle est entrée au gouvernement.

Mais la nouvelle mesure anti-avortement a également un autre objectif et ce n’est pas un hasard si elle a été adoptée dans le cadre d’une loi visant à gérer les fonds européens. En effet, elle vise aussi à financer les associations «pro-vie» qui ont toujours évolué dans l’orbite de l’extrême droite, consolidant ainsi une importante clientèle politique et électorale.

Il y a ensuite toute la politique de l’information et des médias, particulièrement importante si l’on veut contrôler une opinion publique désorientée et désillusionnée. Même avec les résultats des dernières élections régionales – la participation, à nulle part, n’a dépassé 60% – cette opinion confirme sa propension à l’abstention; dès lors, le contrôle des médias doit être assuré précisément pour cette raison.

La situation des médias en Italie est au centre de l’affrontement politique depuis des décennies, depuis que le premier gouvernement Berlusconi a montré l’impact de son monopole sur les télévisions privées combiné à son contrôle sur la télévision publique. Ainsi, Giorgia Meloni, au cours de ses 18 mois de gouvernement, s’est efforcée de détenir le maximum de postes de pouvoir à la RAI, c’est-à-dire dans la radiodiffusion publique, qui est par ailleurs la plus grande industrie culturelle du pays.

Pour ce faire, elle n’a pas eu besoin d’adopter de nouvelles lois, car elle utilise pleinement les règles introduites il y a environ huit ans par le «centre-gauche» de Matteo Renzi [février 2014-décembre 2016], qui subordonnait totalement la RAI au gouvernement. La politique de la droite a incité de nombreuses personnalités du monde des médias à quitter l’entreprise publique pour se tourner vers d’autres chaînes, notamment la 7 et la chaîne américaine Discovery (Warner Bros. Discovery).

Ces derniers jours, la volonté de dominer la télévision publique s’est également traduite à la veille de la célébration de l’anniversaire du 25 avril – c’est-à-dire la chute du fascisme en 1945 – par de véritables actes de censure, comme l’annulation de la grille des programmes d’un monologue sur ce régime par Antonio Scurati, écrivain de nombreuses fois lauréat et auteur d’une trilogie détaillée et documentée sur Mussolini [traduction française en trois volumes, avec comme titre M., Ed. Les Arènes]. Dans le même temps, le Parlement a modifié les règles relatives aux campagnes électorales, doublant ainsi le temps d’antenne disponible pour la majorité au pouvoir.

La droite justifie ces actions par la «nécessité de briser le monopole de la gauche» sur la culture, de redonner la parole à «ceux qui ont toujours été ostracisés et censurés par le service public».

Le syndicat des journalistes de la radiodiffusion publique a sévèrement critiqué cette ingérence, accusant la direction de l’entreprise d’en faire un «système de contrôle étouffant qui nuit à la RAI, à ses salarié·e·s et à tous les citoyens». Ces événements ont évidemment relancé le débat sur la nature politique du parti Fratelli d’Italia, mais, du moins selon les sondages d’opinion, ils ne semblent pas affecter l’orientation de l’électorat.

La Première ministre et l’antifascisme

Les questions incessantes posées à Giorgia Meloni sur sa relation avec le fascisme et l’antifascisme ne semblent pas non plus avoir d’effet significatif. Il s’agit d’une question manifestement rhétorique, étant donné qu’il faut être antifasciste pour se dire antifasciste. Giorgia Meloni élude le plus souvent la question, car elle sait qu’elle doit compter politiquement et électoralement sur une partie non négligeable de l’électorat nostalgique de Mussolini et de son régime. Mais son argument est plus insidieux et elle l’a illustré à plusieurs reprises, entre autres dans un message du 25 avril. Elle déclare son «aversion pour tous les régimes totalitaires et autoritaires, ceux d’hier et ceux d’aujourd’hui» et son engagement «pour la défense de la démocratie et pour une Italie enfin capable de s’unir sur la valeur de la liberté». Elle affirme que l’antifascisme était une «arme d’exclusion»: aujourd’hui, l’antifascisme et le fascisme ne seraient que des héritages du passé.

Ainsi, le faux syllogisme selon lequel «être démocrate» dispenserait d’être «antifasciste» illustre bien le substrat idéologique du parti de Giorgia Meloni, fondé sur une prétendue «démocratie antifasciste», qui place Fratelli d’Italia dans une sorte de neutralité qui prétend échapper à l’équation fascisme-anti-fascisme, afin de cacher ce qui inspire son action, la conquête du pouvoir, avec une forme d’absolutisme et une vocation autoritaire et autocratique au nom de la «gouvernabilité».

Giorgia Meloni est bien consciente qu’elle peut ainsi progresser dans une opinion publique qui tire un bilan négatif de la rhétorique antifasciste qui a couvert les politiques antisociales des dernières décennies.

C’est sur la base de cette théorie instrumentale que la droite soutient la nécessité formelle et substantielle de libérer la démocratie actuelle des compromis et des héritages du passé en réformant la Constitution de 1948. Une réforme qui vise à démanteler les équilibres institutionnels choisis il y a près de 80 ans précisément pour éviter la répétition d’aventures tragiques comme celle du fascisme et, conjointement, à confier 100% du pouvoir au (ou aux) Premier(s) ministre(s), en vidant de leurs fonctions aussi bien le Président de la République que le Parlement et en mettant toute opposition complètement hors jeu avec une loi électorale constitutionnelle hyper-majoritaire. Ce qui aboutit à transformer l’extrême droite, évidemment exclue du pacte de 1948, en la nouvelle «force constituante» de l’Italie du XXIe siècle.

La réforme pour un «Premier ministre fort», qui empiète sur la Constitution, nécessitera un processus d’approbation long et complexe et très probablement un référendum populaire de confirmation. Mais le risque de transformation structurelle du pays en une «démocratie illibérale» est loin d’être écarté.

En outre, la droite exploite habilement la confusion que la «gauche institutionnelle», durant des décennies, a introduite à propos de thèmes tels que l’égalitarisme et conjointement l’existence de classes sociales, mettant au centre de ses politiques, avec un sentiment de culpabilité, la «stabilité», la soi-disant «gouvernabilité».

Et la politique gouvernementale de Meloni ne s’arrête pas là. La réforme de la prétendue «autonomie différenciée» régionale est en train d’aboutir. Originellement, elle a été voulue par la Lega pour consolider son emprise électorale dans le Nord. Or, cette autonomie récompense les régions économiquement fortes et pénalise dramatiquement celles du Sud. Cette réforme, qui, sauf imprévu, sera définitivement approuvée la semaine prochaine, bouleverse, entre autres, la valeur nationale des contrats collectifs de travail (qui impliquent des normes identiques du Nord au Sud), ce qui implique de revenir à la période antérieure à 1969.

Il y a aussi le plan d’expulsion des migrant·e·s vers l’Albanie, copié sur le plan britannique au Rwanda et basé sur la complicité du «socialiste» albanais Edi Rama [Premier ministre depuis 2013 et appartenant au Parti socialiste d’Albanie, héritier du Parti du travail d’Albanie!]. Il y a de même les lois de réforme du système judiciaire avec le projet de subordonner les procureurs au gouvernement et avec l’interdiction pour les journalistes de publier les transcriptions d’écoutes téléphoniques gênantes pour les politiciens corrompus, etc.

La bourgeoisie italienne et européenne face à la droite

Bien sûr, ce qui facilite la tâche du gouvernement Meloni, c’est l’expérience négative des politiques néolibérales menées par tous les gouvernements de ces dernières années, toujours avec le soutien du centre-gauche et en particulier du PD, politique qui a détruit tout lien résiduel entre ce parti et les classes populaires. Ces dernières, dans leur grande majorité, votent aujourd’hui à droite ou s’abstiennent et ne soutiennent qu’en partie, notamment dans le Sud, le Mouvement 5 étoiles de Giuseppe Conte.

Mais il y a surtout une attitude de plus en plus bienveillante des classes dirigeantes à l’égard de l’extrême droite. Une extrême droite qui semble désormais leur être utile. En effet, après avoir détruit au travers des politiques néolibérales des gouvernements de centre droit et de centre-gauche une grande partie de l’«Etat-providence», après avoir presque tout privatisé et laissé une large place à la spéculation financière, les classes dirigeantes se fixent désormais un autre objectif: celui indiqué dès mai 2013 par JPMorgan avec son fameux papier «Europe’s Adjustment Halfway Through», qui affirmait sans vergogne:

«Au début de la crise, on pensait que les problèmes préexistants [des pays de l’UE] étaient principalement de nature économique: dette publique trop élevée, problèmes hypothécaires et bancaires, taux de change réels non convergents, rigidités structurelles. Mais au fil du temps, il est apparu clairement qu’il existait également des limites politiques. Les systèmes politiques des pays du sud [de l’Europe] et leurs constitutions, adoptées après la chute du fascisme, présentent un certain nombre de caractéristiques qui semblent inadaptées à une intégration plus poussée de l’espace européen… Les constitutions montrent une forte influence des idées socialistes, et en cela elles reflètent la grande force politique obtenue par les partis de gauche après la défaite du fascisme: … des exécutifs faibles face aux parlements; … des protections constitutionnelles des droits des travailleurs; des techniques de construction de consensus basées sur l’aide sociale; et un permis de protester si des changements indésirables au statu quo sont proposés…»

Par conséquent, se débarrasser de «constitutions antifascistes», marquées précisément par des «valeurs», des objectifs sociaux et des espaces démocratiques aujourd’hui considérés comme largement anachroniques et en tout cas inadéquats, est une tâche que les classes dirigeantes ne peuvent pas confier à des partis qui, de manière plus ou moins linéaire, sont encore liés à ces «valeurs». Il y a donc une raison sous-jacente pour laquelle la montée des forces politiques de l’extrême droite post-fasciste ou néofasciste, bien qu’avec ses contradictions, semble être utile aux classes dirigeantes aujourd’hui.

«Votez Giorgia», le plébiscite dont rêve la Première ministre

C’est dans cette situation complexe mais inquiétante que le pays se dirige vers le test électoral européen. Giorgia Meloni a définitivement déclaré vouloir être tête de liste de «son» parti dans les cinq circonscriptions électorales interrégionales, choisissant même de se présenter avec son simple prénom, «Giorgia», en omettant son nom de famille, pour souligner sa popularité personnelle. Elle souhaite que le vote soit une sorte de plébiscite sur son nom et un avoir pour son gouvernement. La dirigeante du PD, Elly Schlein, sera également l’un des principaux candidats, mais seulement dans deux circonscriptions. Au cours des dernières semaines, Elly Schlein a de nouveau enregistré le mécontentement d’une grande partie de «son» parti, qui lui reste essentiellement hostile, car il ne partage pas sa ligne politique «trop à gauche» et est plus ouvert à une alliance avec le Mouvement 5 étoiles. Ce dernier espère utiliser les faiblesses du leadership d’Elly Schlein pour tenter de disputer au PD l’hégémonie de l’opposition.

La gauche du PD n’est pas mieux lotie. L’Alliance entre les Verts et la Gauche italienne (AVS) reste ancrée dans une politique de collaboration et d’alliance avec le PD, même si elle a réussi à présenter une candidate sur ses listes, celle d’Ilaria Salis, la militante antifasciste italienne détenue depuis 14 mois [elle a été arrêtée en février 2023] dans les prisons hongroises pour avoir manifesté à Budapest contre la procession néonazie du «Jour d’honneur» organisée chaque année en mémoire des victimes hongroises et allemandes de l’avancée de l’Armée rouge soviétique en 1944-45.

Quant au Parti de la refondation communiste (PRC), il a choisi, après un vif débat interne, de participer à une liste promue par la journaliste Michele Santoro, qui a pris le nom de «Paix Terre Dignité», une liste qui se présente comme «pacifiste», «ni de droite ni de gauche», mais surtout qui propose parmi ses candidats des personnalités peu présentables et explicitement pro-Poutine, comme notamment l’écrivain Nicolai Lilin, connu pour sa fréquentation des initiatives néofascistes et pour avoir affirmé dans l’un de ses livres que: «l’émergence de l’Ukraine en tant qu’entité géopolitique est le résultat d’un choix malheureux de Lénine… totalement imputable aux bolcheviks juifs… pour leurs intérêts et leur vision russe anti-impériale».

Ainsi, si la politique de l’extrême droite italienne, avec ses contradictions, suit sa propre voie, il n’en va pas de même pour celle de la gauche, dans ses différentes versions. (Article reçu le 29 avril; traduction rédaction A l’Encontre)

Fabrizio Burattini, syndicaliste, membre de Sinistra anticapitalista et animateur du blog Refrattario e controcorrente

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[1] La coalition de centre gauche réunissait le Partido Democratico – Italia Democratica e Progressista (PD-IDP), Impegno Civico- Centro Democratico (IC-CD), Alleanza Verdi e Sinistra (AVS), +Europa (+E), avec respectivement comme dirigeant·e·s : Enrico Letta, Luigi Di Maio, Angelo Bonelli, Emma Bonino. La coalition a réuni 26,12% des suffrages et 85 élus sur 400. Le PD a obtenu 19,04% des suffrages et 57 élus, Alleanza Verdi et Sinistra 3,64% et 11 élus. Pas d’élus +Europa et Impegno Civico. (Réd.)

[2] La coalition de droite réunissait Fratelli d’Italia, la Lega per Salvini Premier, Forza Italia, Noi Moderati – Lupi – Toti – Brugnaro – UdC, avec respectivement comme dirigeants : Giorgia Meloni, Matteo Salvini, Silvio Berlusconi, Maurizio Lupi. La coalition a réuni 47,79% des suffrages et 237 élus sur 400. Fratelli d’Italia obtient 25,98% des suffrages et 69 élus, La Lega réunit 8,79% des voix et 23 élus, Forza Italia 8,1% et 22 élus, Noi Moderai 0,9% et aucun élu. (Réd.)

[3] Une étude de la Banque d’Italie indique que la suppression du Revenu de citoyenneté et son remplacement par l’Assegno di inclusione – et le Supporto per la formazione e il lavoro qui s’adresse aux personnes dites «employables» – entraîneront une réduction du nombre de bénéficiaires potentiels (de 2,1 à 1,2 million de ménages) et provoquera une augmentation de la pauvreté absolue, tout en réduisant le budget redistributif de 1,7 milliard d’euros. (Réd.)

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