Brésil: les défis d’une période politique nouvelle

Lula avec les président du Chili (Lagos) et de l'Argentine (Kirchner), accompagné par son ministre des Affaires étrangères (Celso Amorin)

Par Charles-André Udry

La situation politique, économique et sociale au Brésil et le programme du gouvernement bourgeois de coalition (entre le Parti des travailleurs – PT – et des forces décisives du Capital) à la tête duquel se trouve Lula représentent aujourd’hui une des questions les plus débattues à l’échelle internationale dans la gauche, depuis son aile institutionnelle jusqu’à son secteur dit radical.

Dans ce sens, il existe une certaine analogie avec l’expérience du gouvernement d’Unité populaire au Chili (1970-1973). L’analogie ne réside pas dans «la nature» du gouvernement (celui d’Allende ou celui de Lula), mais dans les défis auxquels s’est affrontée la gauche marxiste-révolutionnaire et dans les débats que cela a suscités.

A l’époque de l’Unité populaire, les réflexions, les discussions sur la stratégie et le programme, sur le processus d’auto-organisation des masses et sur les relations de la gauche révolutionnaire avec le gouvernement de Salvador Allende et les «partis de gauche» qui le constituaient s’intégraient à des controverses ouvertes, quelquefois dures, mais toutefois assumées comme une nécessité politique inéluctable. Il ne serait venu à l’esprit de personne qu’une telle réflexion et un tel débat puissent être menés à l’abri de volets clos, d’autant plus que cette expérience politique constituait un patrimoine incomparable. En Europe, par exemple, des forces comme la Ligue communiste révolutionnaire (France) et Avanguàrdia Operàia (Italie) ont discuté de façon permanente de «l’expérience chilienne». Et beaucoup l’ont rappelé, cette année même.

Aujourd’hui, le même processus de débats prend forme avec la constitution du gouvernement Lula en janvier 2003 et les développements de la situation au Brésil. Pour quelqu’un qui suit avec attention les articles, les éditoriaux et les commentaires de la presse financière internationale ainsi que ceux des grands journaux bourgeois, il est facile de comprendre que la conjoncture politique au Brésil au même titre que les initiatives de son gouvernement de coalition ont acquis un impact qui va bien au-delà du Brésil et de l’Amérique latine, autrement dit un impact international. L’expérience de Lula sert déjà de «modèle» surprenant des analystes qui multipliaient les articles suspicieux (certains servaient de signal politique à la direction du PT) en automne 2002.

Il faut inscrire dans ce cadre de débats le séminaire qui a été organisé le 22 novembre 2003 à Porto Alegre (Rio Grande do Sul) sur la situation internationale et la crise du néolibéralisme en Amérique latine, et sur: «Une année de gouvernement Lula. La formation d’un nouveau parti pour les travailleurs».

Ce fut une des premières tentatives – limitée à cause de son caractère régional  et étant donné les forces politiques et sociales présentes – d’échanger idées et analyses sur l’orientation concrète du gouvernement Lula, sur les réponses du mouvement social et sur les possibles propositions alternatives. Le titre de la seconde partie de ce séminaire – «Une année de gouvernement Lula. La formation d’un nouveau parti pour les travailleurs» – constituait, en tant que tel, un défi de taille. D’où la nécessité qui en découle d’engager un débat ouvert, ample, prolongé dans le temps et acquérant une véritable dimension nationale (c’est-à-dire couvrant peu à peu l’essentiel de l’Etat fédéral brésilien).

Dans ce premier dialogue – auquel je fus invité – ont participé, entre autres, la députée fédérale Luciana Genro et Roberto Robaina (Mouvement de la gauche socialiste – MES), Pedro Fuentes (MES et revue Movimiento), José de Campos et Otavio Röhrig (Socialisme et Liberté), Mario Maestri (historien marxiste et militant de la gauche sociale), Robert Ponge (professeur, ex-membre de la direction du PT de l’Etat de Rio Grande do Sul), ainsi que des militants du Mouvement Terre, Travail et Liberté (MTL). Mais, plus important, ce séminaire d’un jour a pu compter sur la présence active de dizaines de syndicalistes et de militants des mouvements sociaux, ainsi que de nombreux militants du PT.

Sur le bilan des 9 premiers mois du gouvernement Lula, un consensus assez large se fit rapidement. Cela n’est pas étonnant si l’on prend en compte l’agenda politique néolibéral de ce gouvernement. Et encore moins si l’on se réfère à des commentaires comme ceux effectués par le mesuré Jorge Eduardo Saavedra Durao, directeur de l’ABONG (Association brésilienne des ONG): «Dans le domaine économique, il [Lula] n’a rien fait pour sortir du modèle néolibéral de son prédécesseur Cardoso [Fernando Henrique Cardoso]! Il a résolument poussé l’agroindustrie, source de devises à l’exportation, ce qui a eu pour conséquence l’autorisation accordée de semer du soja transgéniqueTout semble tenu par le Ministère de l’économie, et sa stricte orthodoxie. Lula se donne ainsi l’illusion qu’il peut conquérir durablement la confiance des marchés financiers. Mais cela signifie qu’il faut se plier chaque jour à leurs diktats! Il ne faut pas imaginer que nous changerons de modèle sans conflits! Car, à ce train, d’importants contrats passés avec l’électorat ne seront pas tenus. Les 10 millions d’emplois annoncés, par exemple: le chômage n’a jamais été aussi important qu’aujourd’hui. A Sao Paulo, la capitale économique, il atteint 17% de la population active.» (Politis, 30 octobre 2003, p. 13) Cette contradiction traduit de manière concrète les résultats d’une politique gouvernementale qui, de fait, accepte sa subordination aux impératifs du régime actuel (fortement financiarisé) d’accumulation du capital.

De façon emblématique, les conséquences sociales de la persistance de l’orientation néolibérale se reflètent dans deux données chiffrées: l’Institut brésilien de géographie et de statistique (IBGE) indique que le nombre d’enfants entre 10 et 14 ans qui doivent travailler dans les grandes métropoles du Brésil a augmenté de 50% entre janvier et septembre 2003, et de 76% de septembre 2002 à septembre 2003. Ces données traduisent l’existence d’un processus de renforcement et d’élargissement de la surexploitation des enfants travailleurs dans les conurbations de Sao Paulo, Porto Alegre, Rio de Janeiro, Salvador, etc. (voir Correio da Cidadania, N° 373, 22-29 novembre 2003). Simultanément, comme avec les traits d’une caricature ironique et amère, on peut lire en première page du quotidien financier Gazeta Mercantil(22-23 novembre 2003): «Produits de luxe: Cartier croît de 40% au Brésil. Cette marque[contrôlée par le holding Richemont sis à Genève] investit pour faire en sorte que le pays [le Brésil] reste en troisième position pour ses ventes dans le monde.»

Une discussion existe dans la gauche du PT sur la possibilité que ce gouvernement puisse effectivement changer d’orientation et non pas effectuer quelques tournants sur des questions qui ne sont pas intrinsèquement liées à la logique du modèle socio-économique néolibéral. A cette question, une première réponse a été donnée par le noyau dirigeant du PT et cela y compris avant les élections d’octobre 2002. Elle se trouvait dans la détermination politique du cercle protogouvernemental dirigeant du PT de passer une alliance avec des fractions décisives de la bourgeoisie brésilienne, agro-exportatrice, industrielle et financière; un pacte incarné par la coalition gouvernementale. Pour quelques observateurs subtils de la réalité brésilienne, cet élément socio-politique, ayant une forte dimension de classe, a constitué un argument central de leur appréciation selon laquelle une modification de l’orientation néolibérale (ou social-libérale, pour reprendre une formulation européenne) du gouvernement Lula était de l’ordre de l’impossible ou, du moins, du plus qu’improbable.

Dans ce sens, la formulation d’un «gouvernement en dispute» (c’est-à-dire au sein duquel existerait un affrontement entre diverses tendances sociales dont le dénouement reste ouvert) semble erronée ou, pour le moins, pas adéquate à la réalité.

Cela n’implique pas que certaines mobilisations sociales, si elles sont fortes, ne puissent pas susciter une inflexion, partielle et sectorielle, de la politique gouvernementale. Toutefois, cela peut se faire sans que soit modifié l’axe du programme déroulé par l’exécutif.

Les accords avec le FMI sont une illustration de ce que l’économiste de gauche César Benjamin définit ainsi: «Le programme d’ajustement structurel du FMI est devenu notre propre chose.» Concrètement, cette formule signifie que les exigences du FMI ont été intégrées dans la loi de finance (LDO en portugais) et cela jusqu’en 2006 (voir à ce sujet l’étude de César Benjamin, «Les relations du Brésil avec le FMI», dans Outro Brasil, 2 octobre 2003; pour la traduction française à l’encontre N° 15).

Une autre confirmation du refus de tout changement réel de la part du noyau dirigeant du PT et du gouvernement Lula a été la contre-réforme de la prévoyance vieillesse imposée malgré la mobilisation des salariés de la fonction publique et avec le vote de la quasi-totalité des députés fédéraux du PT. Ce vote fut effectué, en partie, sous une pression coercitive et sous des menaces de sanctions et d’expulsion du PT, mises en oeuvre par la direction pétiste-gouvernementale. Seuls trois députés (Luciana Genro, Joao Batista Baba et Joao Fontes) ont eu le courage et l’instinct de classe de déposer un vote s’opposant à cette contre-réforme.

Dans les quatre jours qui viennent, la contre-réforme sera présentée au Sénat et, avec le même courage et instinct de classe, la sénatrice Heloisa Helena a déclaré publiquement son opposition (le discours d’Heloisa Helena tenu au Sénat le 26 novembre 2003 sera disponible sur ce site). Le quotidien Folha de Sao Paulo (25 novembre 2003) indique: «La sénatrice Heloisa Helena (PT-Etat d’Alagoas), qui est déjà écartée de la fraction pétiste du Sénat pour s’être opposée à la réforme de la prévoyance vieillesse (Previdencia), réaffirme qu’elle votera contre l’amendement constitutionnel.»La sénatrice déclare: «Je vais voter avec la conception programmatique que j’ai apprise au cours de l’histoire, au sein de mon parti.» Le quotidien conclut que le vote de la sénatrice «est le geste que la direction du PT espère afin de l’expulser».

Dans un avenir proche, la gauche du PT va faire face à d’autres défis, tels que, par exemple, l’attitude à adopter face au renouvellement de l’accord avec le FMI. Un manifeste circule déjà, afin de récolter des signatures de députés; il a pour titre: «Il est possible et nécessaire de ne pas reconduire l’accord du Brésil avec le FMI». Ce manifeste a été lancé par plus d’une dizaine de députés du PT, parmi lesquels Chico Alencar, Tarcisio Zimmermann, Luciana Genro, Joao Fontes et Baba.

Parmi les thématiques au centre de la vie socio-politique, il y a l’urgence d’approfondir la réforme agraire. Dans un entretien à la revue CartaCapital (Sao Paulo, 26 novembre 2003), le dirigeant du Mouvement des sans-terre (MST), Joao Pedro Stédile, affirmait: «L’important n’est pas de définir des objectifs, mais de garantir la stratégie consistant à faire de la réforme agraire un programme prioritaire […] parce que la patience a des limites, principalement quand l’estomac vous harcèle.» En effet, le processus de réforme agraire en 2003 a été très limité, comme l’a reconnu lui-même le ministre du Développement agraire, Miguel Rossetto. Le Père Tomas Balduino, président de la Commission pastorale de la terre (CPT), a affirmé que même avec le nouveau plan de réforme «le gouvernement est en train d’indiquer qu’il fera une réformette agraire analogue à celle de l’ex-président Fernando Henrique» (CartaCapital, ibid.).

L’analogie entre la réforme agraire du gouvernement Lula et celle de Cardoso repose sur le nombre de familles paysannes installées et sur les hectares de terres expropriées, contre paiement, aux grands propriétaires terriens. Il est évident que, pour établir une comparaison objective, il faudrait prendre en considération d’autres facteurs tels que l’accès à l’électricité, à l’eau, la mise à disposition d’infrastructures et de personnel pour la santé, l’éducation ainsi que l’appui technique pour la production agricole. C’est un point sur lequel Miguel Rossetto met à juste titre l’accent. Néanmoins, pour accomplir un tel projet, il est déterminant de disposer des ressources en capitaux afin de financer une véritable réforme agraire, telle que l’exigent le MST et la CPT. Dès lors, l’annonce faite par le ministre du Développement agraire d’une accélération de la distribution des terres au cours des années 2004, 2005 et 2006, qui doit concerner quelque 350’000 familles (alors que le plan initial élaboré par Plinio de Arruda Sampaio envisageait l’installation d’un million de familles jusqu’en 2006), suscite des interrogations parmi les spécialistes de la question agraire.

Le professeur Zander Navarro, de l’Université fédérale de Rio Grande do Sul, sympathisant du MST, déclare: «Le gouvernement devrait acheter 25 hectares par famille (soit un total de quelque 10 millions d’hectares) au cours de trois années. Avec quel argent le faire si le budget continue à être restreint, comme il l’est depuis le début du gouvernement?» Et Zander Navarro répond, après que le journaliste lui a rappelé que F.H. Cardoso avait réussi à installer 520’000 familles: «Ce sont des chiffres officiels, mis en question par le MST. D’une certaine façon, c’était une autre époque. Les éleveurs et les céréaliers étaient très endettés et frappaient à la porte de l’INCRA (Institut national de colonisation et de réforme agraire) pour mettre en vente des terres. Aujourd’hui, c’est le contraire. La terre est survalorisée. Le soja s’est transformé en vif argent. Il sera beaucoup plus difficile d’acheter la terre. Sans même insister sur le fait que, toujours, se produisent des retards dans l’expropriation, en fonction  des recours au plan légal.» (Zero Hora, quotidien de Porto Alegre, 22 novembre 2003). C’est pour cette raison que le géographe Bernardo Manzano, professeur à l’UNESP (Université de l’Etat de Sao Paulo – Universidade Estadual Paulista), un des techniciens qui ont participé à la mise au point du plan de Plinio de Arruda Sampaio, souligne: «Le temps n’est pas important, le terme peut être dans 4 ou 8 ans, mais si  l’on n’opère pas une ample expropriation, on ne peut pas parler de réforme agraire. Au maximum, il s’agira d’une politique d’établissement [de paysans sur des terres] (CartaCapital, ibid.)

En réalité, parmi de très nombreux problèmes complexes, deux apparaissent comme immédiats. Le premier, le degré de conflictualité et d’affrontement avec les grands propriétaires et leurs bandes de pistoleros (qui, au cours de cette année, ont assassiné plus de 50 paysans) et la remise en question du modèle agro-exportateur. En effet, l’IBGE compte que, chaque année, 100’000 familles sont expulsées de la campagne à cause de la structure de production agroexportatrice, concentrant à l’extrême propriété de la terre productive et ressources.

Le second a trait au système de paiement pour l’expropriation. Les titres de la dette agraire (TDAs) font partie de la dette interne du Brésil (qui pompe les ressources budgétaires) et le calcul de l’excédent budgétaire primaire (c’est-à-dire avant le paiement des intérêts de la dette) est intégré dans l’accord signé avec le FMI. Dès lors, le rythme et la qualité de la réforme agraire dépendent, entre autres, d’une modification profonde du système des TDAs (qui assurent un revenu réel important aux latifundistes «expropriés»), un élément que le ministre Miguel Rossetto a clairement en tête, mais qui, pour être modifié, exige une bataille pratique d’envergure.

Il est possible que Tomas Balduino de la CPT ait à l’esprit un des facteurs clés qui font obstacle à l’avancée de la réforme agraire: le programme de coalition du PT avec des secteurs de la grande bourgeoisie agraire et financière. Pour cette raison, Tomas Balduino a déclaré en face de Lula et Rossetto: «Nous demandons à Dieu qu’il aide Lula à mettre fin aux malédictions des transgéniques, de la grande propriété agraire, du grand commerce agricole et du travail servile.» (Folha de Sao Paulo, 22 novembre 2003)

La configuration socio-politique du gouvernement Lula et son orientation pratique débouchent sur des écueils similaires en ce qui concerne le programme «Faim Zéro» (voir à ce propos l’étude de Laura Tavares, «O Programa Fome Zero», Outro Brasil, 3 novembre 2003), le paiement de la dette (voir à ce propos l’article d’Eric Toussaint «Lula et la dette du Brésil», 10 septembre 2003), ou encore la politique de l’emploi (voir l’étude de César Benjamin et J. Carlos de Assis, «Desemprego: cenario atual e politicas alternativas», Outro Brasil, 3 novembre 2003).

Dans le court terme, les membres du PT, les syndicats et les courants classistes syndicaux, le mouvement associatif devront, de même, faire face aux positions concrètes du gouvernement Lula sur l’ALCA, sur la contre-réforme de la loi sur le travail, sans oublier le thème du maintien du pouvoir d’achat, de l’augmentation des salaires.

Dans la gauche du PT, la participation au gouvernement agit comme le facteur de différenciation. La participation dans le gouvernement, aussi bien avec des ministres qu’avec des cadres détenant de hautes responsabilités, a été justifiée par une formule selon laquelle le gouvernement, son programme et sa pratique étaient «en dispute». Dès lors, il s’agissait, hypothétiquement, de s’engager aussi dans la bataille, au sommet, pour modifier les rapports de force au sein du gouvernement. César Benjamin, après neuf mois de gouvernement Lula, conclut: «Parler de “gouvernement en dispute” était une erreur il y a déjà neuf mois. Aujourd’hui, c’est tout juste une complicité avec des charlatans. La cooptation du PT par le système de pouvoir est la plus honteuse de toute puisqu’elle est dissociée de tout gain réel en faveur de la base sociale qu’il devrait représenter. Au contraire, le PT a accepté d’être le bourreau de sa propre base sociale.» (revue Caros Amigos, N° 80, novembre 2003, p. 19)

C’est cette question, celle de la dissociation du gouvernement Lula avec les besoins urgents de sa base sociale et avec ceux de la majorité du peuple exploité et opprimé – dissociation qui est le produit logique et physiologique de la politique d’alliance sociale du PT -, qui constitue la limite réelle à toute participation dans un tel gouvernement de la part d’un courant de la gauche du PT.

Cette option est discutée, actuellement, ouvertement, par la gauche radicale (y compris par la gauche modérée) et par de larges secteurs des mouvements sociaux, cela à l’échelle internationale. La preuve en a été donnée à l’occasion de la tenue récente du Forum social européen, en novembre 2003 à Paris, où les débats sur l’Amérique latine et plus spécifiquement sur le Brésil ont réuni des centaines de militants et militantes.

La relation entre le gouvernement Lula et la gauche classiste, plus exactement l’incorporation d’une gauche qui se veut classiste dans le gouvernement Lula, ne peut être soumise à une sorte de test qui serait fourni par les expulsions, ou leur report, des quatre parlementaires radicaux (Luciana Genro, Baba, Joao Fontes et Heloisa Helena). La conformation même du gouvernement, les rapports de force sociaux qu’elle traduit et le projet qui en découlait, a priori, constituent la démarcation politique entre accepter d’être incorporé à un tel gouvernement ou refuser de s’y intégrer. Un refus qui doit s’accompagner d’une concentration des énergies pour préparer et renforcer, dans l’indépendance, des mobilisations sociales diverses qui traduisent les exigences urgentes de la très large majorité défavorisée et l’attente de la concrétisation d’un programme lié, dans la conscience de centaines de milliers de personnes, aux objectifs de réformes structurelles profondes que le PT a diffusés au cours sa phase constitutive, puis de son développement. Et cela, en tenant compte des temporalités différenciées qui peuvent exister entre les changements sociologiques marquant l’histoire d’un tel parti et l’inertie dans la conscience populaire des thématiques qu’il a contribué à forger et à populariser.

Il est certain que les menaces, les sanctions et les possibles – mais pas certaines – expulsions de tous les radicaux (expulsions auxquelles le président du PT, José Genuino, a fait allusion à l’occasion de la prise de position qu’Heloisa Helena devait émettre au Sénat sur la prévoyance sociale) font partie de la politique du noyau dirigeant du PT et du gouvernement; et de Lula en personne.

Toutefois, sur ce terrain, pour reprendre la formule de César Benjamin, «la raison cynique» peut conduire la direction du PT à de nombreuses manoeuvres organisationnelles pour tenter de diviser les parlementaires de la «gauche radicale», pour retarder des mesures punitives afin de désamorcer cet élément de crise du PT et éviter ainsi une convergence politique et affective, émotionnelle, entre le mécontentement d’une partie des militants du PT, un mouvement social potentiel (qui est actuellement faible) et les expulsions des «radicaux». Et cela d’autant plus si on a à l’esprit que la figure proéminente parmi ces radicaux, Heloisa Helena (militante de la tendance Démocratie Socialiste à laquelle appartient aussi le ministre Miguel Rossetto), dispose d’une surface politico-médiatique nationale. A elle s’identifient des secteurs sociaux exploités et paupérisés significatifs.

Le fondement de cette «raison cynique» de la direction du PT réside dans un processus complexe et unifié de mutation sociale et d’assimilation institutionnelle touchant la majorité de la direction et des cadres du PT. Il ne s’agit pas, ici, d’une caractérisation morale et individuelle, il s’agit d’un processus socio-politique qui a attiré depuis très longtemps l’attention et l’analyse des marxistes critiques. C’est un tel processus, touchant le PT brésilien, que le sociologue Francisco de Oliveira a commencé à analyser dans son livre Critique à la raison dualiste – l’ornithorynque (Ed. Boitempo, Sao Paulo, octobre 2003, spécialement les pages 125 à 150).

Dans la gauche du PT et dans les forces radicales, l’analyse et les critiques à la politique du gouvernement Lula sont claires; y compris parmi des secteurs qui participent au gouvernement et qui émettent des appréciations critiques «dures», particulièrement pour ce qui a trait au «modèle économique».

Néanmoins, une question d’orientation pratique, complexe – comment construire une alternative – se pose aux courants classistes syndicaux, à la gauche anticapitaliste et anti-impérialiste qui participa au cours de toutes ces années à la construction du PT et qui continue à agir et à lutter à l’intérieur de ce parti, ainsi qu’aux forces qui se situent en dehors du PT, comme le PST-U – Parti socialiste des travailleurs unifié (voir sur le PST-U Mario Maestri, «A difícil luta por um partido dos trabalhadores», La Insignia, Brésil, novembre 2003).

Le gouvernement Lula est le produit d’une élection massive qui exprimait un espoir de changement, mais cela dans un contexte qui n’était pas marqué par une montée et une radicalisation des luttes sociales. La crise socio-économique frappait fortement la population. Une attitude de délégation de ses espérances en direction d’une figure proche, paternelle et quasi thaumaturge, comme Lula, auquel les secteurs populaires peuvent véritablement s’assimiler, constitue un élément important, pour ne pas dire décisif, de la situation politique. De même, l’asymétrie entre les jugements sévères et justifés sur l’orientation du gouvernement et l’audience populaire que Lula maintient, ainsi que la probabilité très forte d’une captation importante de suffrages lors des élections municipales d’octobre 2004, constitue un facteur politique qui doit, avec le maximum de sensibilité, être intégré à l’élaboration et à la mise en oeuvre d’une alternative politique, depuis maintenant, et à moyen terme; d’autant plus si doit se dessiner une perspective politico-organisationnelle de rechange à ce PT gouvernemental.

Lors du séminaire de Porto Alegre, une partie des débats se sont concentrés sur la nécessité de participer à tous les mouvements de résistance et de lutte qui sont suscités par les effets de la politique sociale et économique du gouvernement. Ce sont dans ces mouvements que peuvent et doivent s’affiner une série de revendications et réponses politiques concrètes et crédibles. Il en découle le besoin d’agréger, pas à pas, un bloc social et politique anticapitaliste et anti-impérialiste; un bloc qui traduise le processus très inégal de prise de conscience des défis immédiats et de leurs relations avec les options politiques du gouvernement Lula. Un tel projet ne peut se développer et se consolider dans une action qui se limite, pour l’essentiel, au cadre institutionnel (par exemple, l’idée de renforcer les positions de la gauche du PT à l’occasion des élections municipales) et aux débats politiques et programmatiques à l’intérieur du PT, débats qui sont d’ailleurs écrasés – par rapport à la tradition des années 1980 et 1990 – par le poids de la «gouvernabilité».

Dans un espace comme le Brésil, ne serait-ce que pour ses dimensions géographiques et son tissu social complexe, le rythme comme les formes d’interaction entre les décisions du gouvernement, les luttes, les débats d’orientation, les initiatives prises par les mouvements sociaux et par des courants politiques vont déterminer le champ et le moment politique qui permettront qu’une alternative politico-organisationnelle au PT gouvernemental entre en syntonie avec les besoins urgents de secteurs de masse. Ce n’est pas un problème abstrait ou possible à encapsuler dans un modèle. Quelquefois, la question des rythmes constitue une synthèse concentrée des choix et de l’action politiques. Pour tenter de résoudre ce genre de problèmes, il relève d’une précondition de participer à toutes les luttes sociales, de prendre des initiatives d’unité d’action effective afin de développer des campagnes politiques de dimension nationale (par exemple, sur l’ALCA et le FMI conjointement), campagnes qui soient déclinées de façon pédagogique afin de répondre aux problèmes concrets des gens, comme d’entrer en écho avec l’histoire récente des mobilisations sociales et politiques au Brésil.

Sans ce type de médiation, le danger est très grand d’une auto-affirmation ultimatiste placée sous le mot d’ordre d’un «nouveau parti des travailleurs». Ce sont dans les initiatives d’unité d’action réunissant des secteurs sociaux, des militants politiques organisés et inorganisés – entre autres ceux qui, de façon normale, placent encore leur confiance dans un possible «tournant à gauche» du PT – que pourra se construire un bloc social et politique anticapitaliste et anti-impérialiste, bras de levier d’un mouvement pour un nouveau parti.

Dans les luttes sociales, dans les analyses précises de la politique du gouvernement Lula, dans les campagnes politiques nationales où peuvent mûrir des propositions alternatives, il est possible de développer une discussion, un débat public afin d’élaborer, au sens fort, les composantes d’un programme alternatif, avec le but de concrétiser les «changements profonds de société» que les programmes initiaux du PT proposaient. Ces changements reposent encore dans la tête de très nombreux militants et, surtout, sont vitalement nécessaires pour la majorité des masses laborieuses et paupérisées. Dans ce «décor», des noyaux de militants sociaux, des courants politiques, des organisations se doivent de discuter, d’échanger, d’apprendre mutuellement les uns des autres – quelquefois en modifiant les relations sectaires liées aux histoires et à l’histoire passées – pour consolider et donner une forme plus précise aux éléments programmatiques, à un programme de transition – politique, social, culturel et économique – qui dispose d’une visibilité d’ensemble et participe, de la sorte, à la construction d’une nouvelle force anticapitaliste et anti-impérialiste, sans que soit, aujourd’hui, défini un calendrier fixe. Ce sont ces réflexions qu’ont suscitées les interventions, très diverses, effectuées à l’occasion du séminaire de Porto Alegre. – 24 novembre 2003

 

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