Bolivie: entre la Terre-Mère et une «économie d’extraction»

Les mineurs de Potosi travaillent entre 12 et 14 heures par jour. Manger et boire est pratiquement impossible durant ce temps car beaucoup de produits toxiques sont utilisés dans les mines. Alors ils mâchent des feuilles de coca toute la journée, ce qui leur apportent quelques nutriments et les aident à supporter la douleur et la faim.

Par Federico Fuentes

L’énorme succès qu’a connu le Sommet Mondial des Peuples sur le Changement Climatique et les Droits de la Mère Terre qui s’est déroulé à Cochabamba (Bolivie) du 19 au 22 avril 2010, a confirmé le rôle bien mérité de son initiateur – le président bolivien Evo Morales – en tant que défenseur important de l’environnement. Depuis qu’il a été élu en tant que premier président indigène en 2005, Morales n’a cessé de dénoncer la menace présentée par la crise climatique et par la destruction environnementale. Morales a pointé du doigt la vraie cause du problème: le système capitaliste, «consumériste» et entraînée par la recherche de profit.

Evo Morales dirige un puissant mouvement indigène qui fait pression pour la réalisation de changements en Bolivie et dans la région, et dont un des mots d’ordre est la restauration de l’harmonie avec la nature. Ce mouvement révolutionnaire indigène, conduit par des organisations indigènes et paysannes, a renversé du pouvoir l’élite bolivienne traditionnelle en combinant des batailles électorales et des insurrections de masse. Il a commencé sa lutte pour la création d’une nouvelle Bolivie «plurinationale» – fondée sur l’intégration et l’égalité des 36 nations indigènes de la Bolivie.

Il y a un immense sens de fierté et d’empowerment [prise en charge de sa destinée économique, autonomisation] en Bolivie, un pays dont les habitants autochtones ont été traditionnellement exclus. Cette fierté indigène revitalisée a été le caractère clé de la conférence de Cochabamba, reflétant le rôle important des mouvements indigènes et paysans de la région dans les luttes environnementales.

La déclaration finale de la conférence soulignait avec force «la récupération et le renforcement du savoir, de la sagesse et des pratiques ancestrales des peuples indigènes» en tant qu’alternative au modèle capitaliste dévastateur. Le vice-ministre bolivien Raul Prada a affirmé que la conférence incarnait le début d’une «révolution mondiale du Vivir Bien.» un concept indigène aymara qui signifie «vivre bien et non au détriment d’autrui»

L’impérialisme

Outre ces éléments de «cosmovision» indigène, la déclaration exprimait une position fortement anticapitaliste et anti-impérialiste, que reflétait également l’ambiance de ce sommet: «Pour qu’il puisse exister une harmonie avec la nature, il faut d’abord qu’il y ait de l’équité entre les êtres humains.» On y dénonçait clairement le fait que «les pays développés sont la principale cause du changement climatique» et on les y interpellait pour qu’ils «assument leur responsabilité historique».

Le capitalisme impérialiste qui a profité aux firmes multinationales du Premier Monde [centres impérialistes] n’a pas seulement intensifié les divisions entre les riches et les pauvres à l’intérieur des pays et détruit l’environnement. Il a également renforcé les divisions-inégalités plurielles entre les pays développés et les pays sous-développés.

Après avoir découpé et partagé le monde entre eux, les «pays développés», tels que les Etats-Unis et l’Australie, ont utilisé leur domination sur des pays du Tiers-monde pour les maintenir en état de sous-développement. Les économies des pays sous-développés ont été orientées vers l’extraction des matières premières au profit des économies des nations impérialistes. Cette orientation des économies des pays du Tiers-Monde vers la production de matières premières peu chères pour l’exportation, à la merci des prix des marchés mondiaux, souvent manipulés par des spéculateurs, au lieu de pouvoir se consacrer à un développement intérieur équilibré, contribue à maintenir ces pays dans un état permanent de dépendance et de pauvreté.

Aucun pays ne démontre ce système mieux que la Bolivie. Il y a quatre cents ans, la ville minière de Potosi était la troisième plus grande ville du monde. Des millions de tonnes d’argent ont été extraits – aidant à financer une partie du développement industriel européen.

Aujourd’hui, des milliers de travailleurs de coopératives travaillent dans les mines d’argent creuses de Potosi dans des conditions sous-humaines, qui leur permettent juste de survivre. La Bolivie, dont les ressources ont enrichi l’Europe, est la nation la plus pauvre d’Amérique du Sud – son économie dépend des exportations de minerais brut et de gaz.

Le défi de la Bolivie

Briser cette dépendance constitue le défi clé pour le gouvernement bolivien, et entraîne aussi beaucoup de difficultés. Lors de la compagne électorale de 2005, celui qui est actuellement le Vice-président Alvaro Garcia Lineras, a résumé ce dilemme lorsqu’il a expliqué que le choix de la Bolivie était «l’industrialisation ou la mort».

Le gouvernement de Morales a remis les réserves de gaz et de minerais sous le contrôle de l’Etat et a nationalisé 13 compagnies dans le secteur du gaz, des mines, des télécommunications, des chemins de fer et de l’électricité. Cette intervention étatique accrue signifie que le secteur public, qui représentait 12% du produit intérieur brut (PIB) en 2005, a passé à 32%, actuellement. Avec la nationalisation des réserves de gaz en 2006 et la signature de contrats avec des compagnies privées plus favorables à l’Etat, le secteur des hydrocarbures a dramatiquement augmenté, comme secteur clé [quasi seul], sa contribution au budget de l’Etat, passant de 678 millions de dollars en royalties en 2005 à 2 milliards de dollars l’année passée.

Ce revenu supplémentaire a permis au gouvernement d’augmenter les dépenses sociales, surtout pour le versement d’aides aux retraités, aux familles avec des enfants en âge scolaire et aux femmes enceintes. On estime que 2.8 millions de personnes, sur les 9 millions que compte la Bolivie, reçoivent une de ces nouvelles subventions.

Tous les indicateurs macroéconomiques montrent que l’économie bolivienne a connu d’importantes améliorations. L’année dernière, la Bolivie avait le taux le plus élevé de croissance économique dans la région. Ayant pu maintenir des excédents budgétaires durant les cinq dernières années, le gouvernement a assuré que ses réserves internationales ont atteint un record de 9 milliards de dollars états-uniens. Malgré cela, le gouvernement s’est montré en grande partie incapable de faire des avancées sérieuses avec son programme d’industrialisation.

Plusieurs de ses projets miniers clés suscitent la controverse, et aucune usine de traitement du gaz n’a encore été créée dans le pays. Ceci s’explique entre autres par une combinaison entre les relations difficiles avec les multinationales et un manque de cadre technique. En conséquence, on peut dire que l’économie bolivienne – et donc les programmes sociaux – sont plus dépendants des activités d’extraction qu’il y a cinq ans.

Débats et dilemmes

C’est ce problème qui est au cœur des débats qui ont surgi lors de la conférence climatique sur des questions complexes. Ils concernent notamment l’implication de gouvernements progressistes comme ceux de la Bolivie, du Venezuela et de l’Equateur, dans l’extraction de pétrole en Amazonie ainsi que dans l’approfondissement en Amérique latine du modèle basé sur extraction.

Alberto Acosta, l’ex-président de l’Assemblée Constituante en Equateur qui a produit la première constitution à niveau mondial défendant explicitement les droits de la Mère Terre, a expliqué: «Il est nécessaire de remettre en question la logique capitaliste et de construire une société post-capitaliste». Néanmoins, il a ajouté: «Nous devons identifier clairement ceux qui sont responsables [de la crise climatique] et nous pencher sur nos propres responsabilités. Il est vrai que les principaux coupables sont les riches, mais le fait que nos pays sont liés à l’économie mondiale ayant une logique d’extraction entraîne la reproduction de ces processus d’accumulation ire». [voir sur ce site la contribution de Alberto Costa en date du 24 avril 2010].

Il serait suicidaire d’argumenter que la Bolivie devrait simplement fermer son industrie gazière et minière, cela entraînerait des impacts sociaux meurtriers. Mais le dilemme a été résumé par l’ex-Ministre des hydrocarbures Andres Soliz Rada. Il a décrit le «piège» dans lequel se trouve Morales entre «ses propositions d’industrialisation qui lui ont valu sa réélection et les revendications indigénistes demandant qu’il s’applique à défendre l’environnement comme il s’y est engagé

Morales a exprimé ce dilemme dans la réponse qu’il a faite aux groupes de défense de l’environnement et indigènes qui s’opposent à l’exploration pétrolière en Amazonie : «De quoi la Bolivie vivra-t-elle alors ?». Il a ajouté que sans revenus du pétrole il n’y aurait pas d’argent pour le paiement de subventions étatiques.

Les commentaires de Morales peuvent surprendre ceux qui ne connaissent que ses énergiques dénonciations de l’inaction sur le changement climatique à niveau international. Mais en réalité le projet de programme d’industrialisation et de dépenses sociales redistributives de son gouvernement est un des facteurs clé qui contribue à son soutien populaire élevé. C’est le système impérialiste qui contraint la Bolivie à s’enfoncer dans cette contradiction. Pour la surmonter il faudrait à terme que les nations riches paient leur dette climatique – et aident à fournir aux pays pauvres tels que la Bolivie, les moyens d’un développement soutenable.

En attendant, les gouvernements du Tiers-monde qui cherchent à briser le cycle meurtrier de pauvreté et des sous-développements devront affronter des choix difficiles.

En 2007, Garcia Linera expliquait: «La conception selon laquelle le monde indigène a sa propre cosmovision, radicalement opposée à celle de l’Occident, est typique des indigénistes récents («arrivés» sur le tard) ou ceux ayant des liens étroits avec certaines ONG… Fondamentalement, tout le monde veut être moderne. Les insurgés [indigènes] de Felipe Quispe, demandaient en 2000 des tracteurs et des accès à Internet .»

Les récentes tensions entre des groupes de paysans indigènes sur les changements dans la loi des réformes agraires du gouvernement sont un exemple de ces dilemmes. Des organisations indigènes de l’est de l’Amazonie ont violemment critiqué l’ex-vice-ministre du Territoire, Victor Camacho, et la Confédération Syndicale Unique de Travailleurs Ruraux de Bolivie (CSUTCB) pour avoir essayé d’assigner des communautés indigènes à un statut de petits paysans en introduisant des changements qui tendent à donner priorité aux titres de propriété foncière individuels par rapport aux titres collectifs.

Cette apparente contradiction entre une «cosmovision andine» (un concept qui semble exclure les 34 autres groupes indigènes vivant dans les régions non-andines de Bolivie) et les paysans indigènes qui demandent des titres de propriété individuels plutôt que collectifs, peut-être comprise si nous saisissons la dynamique qui sous-tend le gouvernement de Morales.

Le nationalisme indigène

Plutôt que de représenter un désir de retourner à d’anciennes époques indigènes, ce gouvernement est un produit d’un nouvel anti-impérialisme dont les racines se trouvent dans les mouvements nationalistes précédents. Il dépasse les tentatives nationalistes précédentes parce que, pour la première fois, ce ne sont pas des officiers de l’armée ou les classes moyennes urbaines qui mènent le projet, mais des secteurs indigènes et paysans.

Ce ne sont pas les organisations indigènes de peuples indigènes (qui sont également paysans) – qui sont ceux qui ont le plus questionné le divorce apparent entre le discours et l’action des gouvernements de la Pachamama («Terre-Mère») qui constituent le noyau dur de ce gouvernement. Ce sont des organisations des paysans (qui sont aussi indigènes) qui ont bénéficié de réformes agraires introduites par des gouvernements nationalistes précédents. Aujourd’hui, ils possèdent des lotissements individuels.

Il ne s’agit évidemment pas de nier le rôle important que jouent dans le processus les modèles organisationnels, économiques et politiques spécifiques des peuples indigènes du pays. C’est en effet ce qui le différencie le plus clairement ce gouvernement des gouvernements nationalistes du passé, et qui constitue un aspect crucial de sa dynamique révolution.

On ne peut pas non plus nier que le gouvernement bolivien est le premier défenseur à échelle globale dans la défense de l’environnement et dans la promotion d’une alliance globale en vue d’une lutte incorporant de forts éléments de cosmovision indigène dans son discours.

Néanmoins, il existe en Bolivie la nécessité d’un débat sérieux. Celui-ci semble être en train de s’amorcer, après ce sommet, sur la question de savoir comment entamer une transition entre l’actuelle économie basée sur l’extraction et dépendante vers une société post-capitaliste soutenable. Ce débat exigera de dépasser des déclarations romantiques sur la naissance d’une nouvelle «perspective civilisationnelle et culturelle» ou sur une «révolution mondiale du Vivir Bien», pour comprendre la réalité complexe de la société bolivienne et le difficile processus de changement qui est en cours. (Traduction A l’Encontre)

* Federico Fuentes a publié avec Marta Harneker un livre d’entretiens sur le Mas bolivien et son origine Bolivie: Mas-IPSP de Bolivia. Instrumento politico que surge de los movimentos sociales. Il peut être obtenu sur le site de rebellion.org.

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