Par Nicolás Laguna
Les élections du 26 octobre ont été source de surprises et ont donné lieu à de nombreuses retouches et débats. Personne ne s’attendait à une victoire du gouvernement Milei, tout comme personne ne s’attendait à la victoire écrasante du péronisme le 7 septembre dans la province de Buenos Aires [La Libertad Avanza (LLA), le parti libertarien de Milei, a obtenu un peu moins de 34% des voix, contre plus de 47 % à l’opposition péroniste de Fuerza Patria]. Dans ce pays où les contextes sont mouvants, les élections de cette année ont plongé un régime politique en décomposition dans une nouvelle crise. Si l’élection du 7 septembre a été une défaite pour La Libertad Avanza plutôt qu’une victoire pour le péronisme, cette élection a le même effet inverse: il s’agissait d’un vote conservateur contre le péronisme, en raison du souvenir indélébile du gouvernement péroniste désastreux d’Alberto Fernandez [président de la Nation argentine décembre 2019-décmebre 2023], de Cristina de Kirchner [vice-présidente] et de Sergio Massa [ministre de l’Economie d’août 2022 à décembre 2023].
La crise de la représentation politique continue de remodeler le champ électoral, où il n’y a plus deux grands pôles, mais trois blocs distincts, qui ne représentent pas la totalité des électeurs et électrices. Les abstentionnistes, un vote de centre droit et de droite et un vote péroniste, où ne prime pas la sympathie pour son propre camp, dans la mesure où il ne répond pas aux attentes placées dans leur gouvernement; dès lors, le rejet de l’autre sert de facteur d’unification de chaque bloc. De plus existent un vote de gauche pour le FITU (Frente de Izquierda y de los Trabajadores Unidad) qui se consolide et un secteur hésitant qui finit par décider des élections, oscillant entre l’un et l’autre bloc en fonction des circonstances.
La première grande minorité, l’abstention
Tout d’abord, ce qui a augmenté, c’est le niveau d’abstention: sur un total de 35’981’358 personnes inscrites, 24 263 248 ont voté, ce qui signifie que 11’718’110 personnes de plus que le total des votes de n’importe quel parti se sont abstenues. Le taux de participation a été de 67,92%. À cela s’ajoutent les 664’944 votes blancs (2,74 %) et les 597’938 votes nuls (2,46%), soit 1’262’882 personnes qui se sont rendues aux urnes mais n’ont choisi aucun candidat. Au total, 12’980’992 électeurs n’ont exprimé aucun choix. Dans aucune élection ne recueille 100% des suffrages, mais si l’on compare les résultats de 1983 à aujourd’hui, on constate que le taux de participation oscille entre 75% et 85%, avec une baisse à 71% lors des élections législatives au milieu de la pandémie, alors qu’éclatait le scandale d’une réunion, en plein confinement, de responsables péronistes dans la Quinta Presidencial de Olivos (la résidence officielle du président). L’abstention politique a de multiples causes. Dans la tradition politique argentine, surtout depuis 2001, elle est l’expression d’un mécontentement politique et s’explique par la conviction que rien ne changera.
En observant les niveaux d’abstention, nous pouvons constater qu’il existe un secteur social qui s’abstient toujours, représentant entre 15% et 22% des électeurs inscrits. Aujourd’hui, l’abstention a atteint près de 32%, parmi lesquels il y a un nouveau secteur qui s’ajoute à l’abstention régulière qui existait déjà, soit entre 10 et 17% (selon l’élection à laquelle on se réfère) de nouvelles personnes qui choisissent de s’abstenir. Cela s’ajoute à la faible participation enregistrée lors de toutes les élections législatives provinciales tout au long de l’année, qui se situait entre 50% et 60%.
Le regroupement des votes du centre vers la droite de Milei
Parmi ceux qui sont allés voter, le gouvernement de Milei a remporté la victoire sur deux questions centrales, le nombre de députés et de sénateurs, ce qui lui permettra une plus grande marge de manœuvre. Et cela avec un effet surprise, car après la défaite du 7 septembre, tout indiquait que Milei allait être battu. Il a remporté la victoire à Córdoba, dans le Grand Buenos Aires (CABA), à Santa Fe et Mendoza avec une bonne marge et dans la province de Buenos Aires avec un point d’avance. Toutefois, la grande nouveauté réside dans l’obention de 881’417 nouveaux votes dans la province de Buenos Aires, soit une augmentation de 8 points.
Ce n’est pas qu’il ait été plébiscité, mais il était tellement mal placé que sa remontée a été surprenante. Mais la tentative de présenter la victoire du gouvernement comme totale et absolue comporte de nombreuses contradictions. Étant donné que La Libertad Avanza n’est plus un parti à lui seul, mais qu’il est clairement fusionné avec le PRO [Macri], le parti majoritaire de ce qui était Juntos x el Cambio [coalition créée par Mauricio Macri en 2019], il a obtenu 9’341’798 voix, soit 40,65% des suffrages.
Mais si on compare cela aux élections de 2023, dans la catégorie des députés, la somme des deux listes donne 13’255’182 suffrages, soit un total de 54% (au second tour, c’était 55,65%). Cela représente aujourd’hui 15% de voix en moins, soit près de 4 millions. Donc il s’agit d’une victoire assez conjoncturelle et fortement conditionnée par l’impérialisme yankee [promesse de renouveler le «prêt» de 20 milliards en cas de victoire] qui a fait croire à la population que si le gouvernement perdait, Trump retirerait son soutien et l’économie s’effondrerait davantage, ce qui a provoqué un vote conservateur.
Pour analyser la composition du vote Milei, Carlos Pagni, dans son éditorial de lundi, montre dans son graphique de La Izquierda Diario que les votes de Milei ne sont plus ceux des classes populaires, comme c’était le cas en 2023. Son vote se transforme progressivement en un vote plus classique de droite et dans les classes moyennes et supérieures. La fin du phénomène de quartier, au sens d’un mouvement ancré dans les classes populaires et plébéiennes, est un processus irréversible. Ce qu’il a réussi à faire, c’est rassembler l’ensemble des votes, du centre-droit aux libertariens les plus fanatiques, battant également tous les petits groupes tels que la Coalition civique, ce qui reste du radicalisme (UCR) ou López Murphy [député de Buenos Aires élu en décembre 2021, ministre de la Défense de décembre 1999 à mars 2001] à CABA. Ce regroupement n’a plus pour programme la défaite d’une «caste» – en fait, ses principaux candidats sont issus de la caste, comme Patricia Bullrich [ancienne ministre de la Sécurité du gouvernement Macri de décembre 2015 à décembre 2019, actuelle ministre de la Sécurité depuis décembre 2023] et Diego Santilli [membre du gouvernement de la province de Buenos Aires à diverses occasions] –, mais le maintien d’un dollar bon marché en faveur d’une partie aisée de la société qui voyage à l’étranger et un programme qui ne profite qu’aux grands patrons: la réforme fiscale, du travail et des retraites. La transformation de son vote est liée à son programme néolibéral, sans la fraîcheur de l’outsider anti-caste qu’il prétendait être initialement.

Le déclin constant du péronisme
Tout comme l’élection du 7 septembre n’a pas été une grande victoire pour le péronisme et a plutôt été une défaite pour le gouvernement, cette élection comporte une forte composante de défaite péroniste. Tout d’abord, ce courant n’a même pas réussi à conserver ses votes dans la province de Buenos Aires, obtenant 3’558’527 voix, soit 261’592 de moins qu’il y a 50 jours. Le poids évident des maires dans l’élection s’était fait alors sentir. Bien qu’il ait gagné dans presque toutes les municipalités les plus populaires de la banlieue et perdu dans l’intérieur du pays, le vote de septembre avait surpris. Il avait gagné à La Matanza, Almirante Brown, Avellaneda, Lanús, José C. Paz, Malvinas Argentinas, Moreno, Merlo, Berisso, etc. Or aujourd’hui il a perdu des voix dans toutes les municipalités et La Libertad Avanza a progressé partout.
Au niveau national, le péronisme obtient 31,70%, soit 7’284’477 voix. C’est moins qu’aux élections législatives de 2021, alors qu’il était au pouvoir, en pleine pandémie et avec la photo d’Olivos [voir ci-dessus]. Il avait alors obtenu 7’962’337 voix, soit 33,74 %. Son pic lors des trois dernières élections a été atteint en 2023, avec 37,5 % des voix, soit un total de 9’215’313 votes.
Ce que nous observons lors des dernières élections, c’est un processus dans lequel le péronisme est passé d’un parti recueillant plus de 40% des voix à un parti recueillant quelque 30%. Il lui est de plus en plus difficile d’obtenir une majorité des voix pour être clairement vainqueur. Le péronisme conserve un nombre important de suffrages, mais semble avoir atteint son plafond. […] La perspective d’une unité du péronisme ne semble pas se dessiner. En fait s’affirme la poursuite des fractures internes et des discussions sans fin.
L’étude de ce plafonnement du péronisme dépasse le cadre de cet article, mais il s’agit d’un processus profond, où une partie de son électorat s’est progressivement éloignée. Il conserve un vote idéologique progressiste de centre gauche et un vote populaire reposant sur des attentes d’ascension sociale.
La perte de voix se fait à différents niveaux. Par exemple, un secteur populaire se radicalise et vote pour le FITU, comme lors de l’élection à CABA, où Myriam Bregman [candidate du FITU] a obtenu 9,11% des voix. Il y a également des pertes de dues à l’abstention, au fait qu’un secteur populaire a voté pour Milei en 2023. A cela s’ajoutent des pertes de voix au profit de listes mineures. Il s’agit donc d’un lent déclin mais constant.
Le bilan de ce changement sera déterminant pour les années à venir : s’agit-il d’un vote qui traduit une orientation vers la droite ou d’un vote qui se détourne car le péronisme ne répond plus aux attentes minimales de ce secteur. En particulier pour ce qui est d’une base ouvrière composée à 50% de travailleurs au noir, précaires ou soumis au régime des réductions des dépenses sociales. Tant le bilan de ses années au pouvoir, comme les quatre années d’Alberto Fernández qui continuent d’être cachées sous le tapis comme le grand mal, que la non-résistance dont le péronisme a fait preuve depuis deux ans face au gouvernement libertarien ou encore son refus de discuter d’un programme politique face à la crise, se contentant de proposer de voter pour freiner l’orientatino de Milei. […]
Le bon résultat du FITU
Alors que beaucoup veulent faire croire que tout tourne à droite, le FITU se consolide et résiste une fois de plus à la polarisation [entre Milei, ses alliés et le péronisme]. L’expression politique de la gauche se réclamant du trotskisme, avec un programme anticapitaliste, axé sur un programme politique dont la colonne vertébrale est la rupture avec le FMI, l’attaque contre ceux qui concentre les richesses, le soutien aux luttes en cours et une cohérence soutenue entre les discours et les actes, cela a conduit le front politique le plus ancien [créé en 2011] à avoir une représentation parlementaire constante au niveau national et dans plusieurs provinces à différents moments: comme celles de Jujuy, Mendoza, Córdoba, Salta, CABA et Buenos Aires. Avec près de 900’000 voix au niveau national, atteignant 9,11% dans la capitale, 5,04% dans la province de Buenos Aires (PBA), remportant 3 sièges nationaux, un pour CABA, deux pour PBA, un résultat important à Jujuy avec 9,85%, à Neuquén avec 4,51%, à Chubut 5,13%, parmi les provinces les plus significatives. […]
Maintenant que les élections sont terminées et ont donné des résultats disparates au cours de l’année, ce sont les problèmes structurels qui persistent, les attaques du gouvernement et la réponse de la rue qui vont marquer la dynamique et le pouls du corps politique. Le gouvernement, grisé par son triomphe, planifie de nouvelles attaques contre les travailleurs et travailleuses: journées de 12 heures, flexibilisation du temps de travail en vue d’éliminer le paiement des heures supplémentaires, licenciements sans indemnité, etc. Une tentative plus importante encore de reconfigurer la société à l’image et à la ressemblance des grands propriétaires du pays et des exigences du capital étranger [entre autres les projets d’investissement des Etats-Unis dans son conflit avec les projets économiques de la Chine, entre autres dans le domaine extractiviste]. Des attaques qui devront être combattues sur chaque lieu de travail, dans chaque établissement scolaire, dans chaque quartier et dans les rues. (Article publié par La Izquierda Diario, le 28 octobre 2025; traduction rédaction A l’Encontre)

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