Les racines structurelles de la dévastation actuelle au Soudan. Mise en perspective historique et politique

Khartoum, 25 mai 2025.

Par Muzan Alneel

La guerre qui sévit actuellement au Soudan a provoqué la plus grande crise de déplacement de population au monde, avec plus de 14 millions de personnes contraintes de fuir leur foyer et de chercher refuge à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Ce chiffre est souvent cité pour souligner les ravages causés par la guerre civile actuelle, mais ce conflit n’est en aucun cas le premier désastre que le Soudan a connu en matière de guerre et de destruction.

En effet, le pays est connu depuis longtemps pour ses guerres persistantes et nombreuses, notamment la plus longue guerre civile d’Afrique au Soudan du Sud avant l’indépendance de ce dernier, la guerre du Darfour au début des années 2000 et la guerre du Kordofan du Sud et du Nil Bleu de 2011 à 2020. La guerre actuelle, qui entre maintenant dans sa troisième année, s’est avérée plus dévastatrice que toutes celles qui l’ont précédée. Les raisons de cette dévastation résident dans les facteurs structurels qui façonnent l’économie et la démographie du pays, ainsi que dans les dommages accumulés au cours de décennies de guerre sporadique.

Centre et périphérie

Avant le 15 avril 2023, jour où les combats ont éclaté entre les Forces de soutien rapide (FSR) et les Forces armées soudanaises (FAS), la population soudanaise était déjà aux prises avec les conséquences d’un sous-développement extrême, aggravé par la très forte centralisation des infrastructures et des ressources. L’accès à l’électricité, par exemple, était «réservé» à seulement 30 à 50% de la population, avec des coupures fréquentes, même pour ceux qui étaient raccordés au réseau. De plus, cet accès était très inégal sur le plan géographique: la majorité des infrastructures électriques était concentrée à Khartoum et dans l’Etat voisin de Gezira [un des 18 Etats du Soudan], seules quelques connexions précaires atteignant quelques centres urbains dans les Etats périphériques.

Cette configuration n’est pas propre au réseau électrique, mais s’étend à toutes les infrastructures de services publics, de la santé et l’éducation aux télécommunications et aux banques. On observe le même schéma dans la répartition des activités économiques productives, avec plus de 70% des grandes installations industrielles du Soudan concentrées dans la capitale, Khartoum, et dans l’Etat de Gezira.

Cette réalité a un double effet: elle alimente les conflits tout en permettant aux gouvernements soudanais successifs de conserver leur contrôle sur le pays malgré les guerres persistantes dans les régions périphériques. Le sous-développement extrême des régions périphériques a logiquement engendré des griefs parmi les populations locales qui, combinés à la répression violente de la dissidence par l’Etat central, ont créé un terrain fertile pour la montée des groupes armés.

Un autre facteur critique a été la stratégie employée par les gouvernements successifs: armer certaines franges de la population périphérique et former des milices paramilitaires. Ces groupes ont été utilisés pour écraser la dissidence ou déplacer de force des communautés des zones riches en ressources – une stratégie qui s’est avérée efficace, car le sous-développement des périphéries fournissait un vivier constant de jeunes désespérés qui voyaient dans l’adhésion aux milices leur seul moyen de survie. Dans le même temps, elle offrait au gouvernement un outil de répression peu coûteux, minimisant l’implication directe de l’Etat.

L’une des milices créées dans le cadre de cette stratégie était les FSR, qui sont aujourd’hui l’une des deux principales parties belligérantes dans le conflit actuel. Les FSR ont pris le contrôle de la capitale en avril 2023 et ont étendu son contrôle à Gezira en décembre de la même année, marquant la première fois dans l’histoire du Soudan que la guerre atteignait le cœur économique du pays. Les conséquences se sont étendues bien au-delà de la zone géographique immédiate des opérations militaires. Des millions de personnes ont été déplacées de la capitale, qui abritait auparavant plus d’un quart de la population soudanaise. Ces populations déplacées ont cherché refuge dans d’autres Etats qui ne disposaient même pas des infrastructures de base pour leurs habitants, sans parler de la capacité d’accueillir de nouveaux arrivants.

La destruction de la base industrielle de Khartoum et des projets agricoles à Gezira a entraîné des pertes économiques catastrophiques, avec une baisse estimée du PIB sectoriel de 70% dans l’industrie, 49% dans les services et 21% dans l’agriculture au cours de la première année. Ces chocs économiques se sont directement traduits par un effondrement des conditions de vie, la disparition des revenus et des opportunités d’emploi dans tout le pays. La dévastation actuelle découle d’un double héritage: les atrocités violentes immédiates de la guerre en cours et les injustices accumulées en matière de développement durant les décennies précédentes.

Des schémas anciens avec une nouvelle tournure

Malgré cette réalité, les descriptions de la guerre actuelle mettent souvent l’accent sur sa violence «sans précédent» et ses crimes contre l’humanité, un cadre qui efface les souffrances de millions de personnes qui ont déjà enduré des décennies de guerre et de sous-développement. Les atrocités commises par les FSR, les FAS et les milices alliées des deux camps ne font que perpétuer des schémas de violence bien établis.

Les zones contrôlées par les FSR sont le théâtre d’un chaos qui leur est propre: une gouvernance fragmentée par des gangs décentralisés ayant des liens lâches avec un leadership central [Mohamed Hamdan Dogolo, dit Hemetti ], une violence aveugle généralisée, des viols et des pillages systématiques servant à la fois d’outil de recrutement et de récompense pour les combattants. Ces tactiques ne sont pas nouvelles: elles ont été employées par les FSR au Darfour et dans d’autres régions du Soudan pendant 20 ans. La seule différence aujourd’hui est qu’elles ne sont plus mises en œuvre sous les ordres du gouvernement central, mais bien contre lui.

Dans les zones contrôlées par les FAS, la violence suit un schéma plus bureaucratique: expulsions forcées de communautés à faibles revenus sous prétexte de «sécurité» et sans alternative, arrestations massives de vendeurs ambulants et de communautés défavorisées accusées de collaborer avec l’ennemi, et exécutions extrajudiciaires perpétrées par des milices proches de l’Etat délibérément tenues à l’écart – une tactique perfectionnée par les FSR elles-mêmes au cours des années précédentes.

Muzan Alneel

Les deux factions se livrent principalement à des attaques mutuelles sur leurs territoires respectifs, négligeant les besoins des civils dans leur propre zone. Leur seul objectif est de sécuriser leurs ressources militaires, comme on le voit lorsque les FAS abandonnent à plusieurs reprises les populations à la brutalité des FSR afin de protéger leurs armes et leur personnel. El-Fasher, capitale de la province du Darfour du Nord, en est un exemple frappant: assiégées par la FSR depuis plus de 18 mois, les FAS restent barricadées dans leur base centrale fortifiée, tout en confiant les combats à la «Force conjointe», une nouvelle milice constituée à la hâte par les signataires de l’accord de Juba, un accord signé en 2020 entre le gouvernement de transition et plusieurs groupes armés, présenté comme une voie pour mettre fin aux conflits de longue date, en particulier au Darfour et dans d’autres régions.

Ce mépris généralisé pour la vie humaine reflète des pathologies historiques plus profondes. En effet, l’implantation de quartiers généraux militaires dans tous les centres urbains révèle une logique héritée de l’époque coloniale: les infrastructures de l’Etat ont la priorité absolue sur la survie des civils. Etant donné que l’armée soudanaise elle-même, ainsi que plusieurs institutions et outils majeurs de gouvernance, n’ont fait l’objet d’aucune révision ou réforme depuis leur création par les colonisateurs britanniques, un tel résultat n’est que logique. Cette dynamique, dans laquelle l’Etat traite sa population comme des sujets coloniaux plutôt que comme des citoyens, n’est en aucun cas nouvelle, mais bien fondatrice, remontant à la création du Soudan en tant qu’Etat qui ne s’est jamais complètement détaché de ses origines oppressives.

Prise entre deux feux

La résistance populaire soudanaise, qui s’est manifestée pour la première fois lors du soulèvement révolutionnaire de 2019, cherchait à contester la négation des injustices passées tout en dénonçant celles qui sont encore commises. Cependant, la guerre actuelle a soumis le Mouvement, qui a fait preuve d’une résilience remarquable ces dernières années, à une épreuve très difficile, en partie à cause de la centralisation mentionnée plus haut.

Lorsque les manifestations contre le président Omar el-Béchir [déchu le 11 avril 2019] ont éclaté fin 2018, elles ont marqué une transformation quantitative par rapport à la désobéissance civile sous ses 30 ans de règne. Il s’agissait alors notamment de manifestations isolées contre les pénuries d’eau, le sous-développement, les déplacements forcés, la détention et le meurtre de militants et d’autres crimes commis par l’Etat, ainsi que de luttes ouvrières éparses comme la grève de 2016 contre la hausse des prix des médicaments. Le soulèvement de décembre 2018 s’est, quant à lui, propagé simultanément dans des dizaines de villes et de villages à travers le pays, facilité par l’émergence de comités de résistance de quartier destinés à coordonner les manifestations tout en minimisant l’impact de la répression étatique.

Ces comités sont devenus l’avant-garde de la résistance contre El-Béchir et le gouvernement de transition qui lui a succédé [le 12 avril 2019: Abdel Fattah al-Buhran est alors placé à la tête du Conseil militaire de transition], celui-ci ayant de plus en plus trahi les objectifs de la révolution. Représentant une force politique qualitativement nouvelle, les comités de résistance ont brisé le monopole des partis traditionnels dans une arène politique fermée aux nouveaux acteurs depuis des décennies. Leurs membres, issus d’une population jeune aux perspectives économiques sombres, étaient enracinés dans les communautés locales, plus en phase avec ces réalités et moins enclins au compromis. Cela s’est traduit par leur opposition farouche à la libéralisation économique et à la normalisation du régime militaire, contrastant fortement avec les partis établis qui ont rejoint l’accord de partage du pouvoir conclu avec l’armée en août 2019.

Après le coup d’Etat militaire d’octobre 2021 [qui débouche en novembre à la mise en place du Conseil de souveraineté de transition de la république du Soudan, avec Al-Buhran comme président et Mohamed Hamdan Dogolo comme vice-président], les comités ont été à l’origine d’un mouvement de résistance revitalisé, désormais libéré de la propagande du gouvernement de transition. A leur apogée, plus de 8000 comités à travers le pays ont coordonné des manifestations et élaboré des chartes politiques complètes préconisant le retrait total de l’armée du pouvoir. Grâce à des manifestations continue, ils ont réussi à paralyser le régime putschiste pendant plus d’un an.

Comités de résistance

La réponse de l’establishment à ce mouvement populaire a suivi un schéma prévisible: soit le rejet pur et simple, soit la cooptation. Les partis réformistes traditionnels ont cherché à détourner les manifestations, affirmant qu’ils soutenaient le rétablissement du gouvernement de coalition d’avant le coup d’Etat – une manœuvre qui s’est retournée contre eux lorsque les manifestant·e·s ont publiquement expulsé leurs représentants des rassemblements. De même, des acteurs internationaux tels que la Mission des Nations unies au Soudan ont fait pression en faveur d’un renouvellement des partenariats entre militaires et civils malgré l’opposition populaire, allant même jusqu’à tenter (sans succès) d’associer les comités de résistance à ces négociations. Cette tendance persistante à récompenser les factions militaires en leur accordant une légitimité politique a directement permis la poursuite des violences, y compris la guerre actuelle.

Tout en conservant leurs revendications révolutionnaires en faveur d’un régime civil et leur slogan central «liberté, paix et justice», les comités n’ont pas pu échapper complètement à la centralisation structurelle du Soudan. Bien qu’ils aient introduit de nouvelles perspectives dans le discours politique, ils sont restés limités par des cadres élitistes, comme le montrent les exemples et manifestations suivants. Leurs structures nominalement horizontales, tant au niveau interne qu’au niveau de la coordination entre les comités, se sont révélées insuffisantes pour surmonter la dynamique du pouvoir centralisé.

Plusieurs expressions de ces limites sont apparues:

  • Le processus de rédaction de la charte, bien que théoriquement inclusif (avec des délibérations au niveau des Etats précédant une synthèse nationale), a vu le document de Khartoum dominer de manière disproportionnée l’orientation, document souvent confondu avec le consensus national – une conséquence directe de la centralisation des infrastructures dans l’éducation et les communications qui a donné aux comités de Khartoum une voix plus forte que les autres.
  • La dynamique interne des comités a reproduit les normes patriarcales, valorisant les rôles militants et actifs dans la protestation plutôt que le travail organisationnel, ce qui a entraîné une baisse de la participation des femmes par rapport aux débuts de la révolution.
  • Malgré certaines pratiques électorales, la plupart des comités n’ont pas réussi à mettre en place des structures décisionnelles véritablement inclusives, restant dominés par des jeunes hommes politiquement engagés plutôt que de devenir de véritables assemblées de quartier.
  • Leurs propositions politiques se sont concentrées sur la prise de contrôle des institutions étatiques existantes par le biais de stratégies électorales plutôt que de tirer parti de la situation de double pouvoir pour construire des systèmes alternatifs de gestion des ressources contrôlés par la communauté.

L’expérience soudanaise confirme un siècle d’observations théoriques marxistes: si les opprimés reconnaissent naturellement l’injustice et possèdent une formidable énergie révolutionnaire, la transformation de ce potentiel en changement durable nécessite à la fois des méthodes organisationnelles dites scientifiques et un contrôle populaire direct sur les ressources, tâches historiquement remplies par les partis s’inscrivant dans une perspective marxiste et révolutionnaire.

Lorsque la guerre a éclaté en avril 2023, la plupart des comités de résistance ont initialement rejeté le conflit et refusé de soutenir l’une ou l’autre des parties belligérantes [les FSR et les FAS], toutes deux factions militaires auxquelles le mouvement s’opposait depuis des années. La résistance s’est mobilisée collectivement à travers ce qu’on a appelé les «salles se secours» (Emergency Rooms), de nouvelles organisations communautaires créées pour fournir des services essentiels aux populations assiégées et déplacées par la guerre, alors que les institutions étatiques abandonnaient leurs responsabilités. A ce jour, ces «Emergency Rooms» restent le principal système de soutien pour les personnes les plus touchées par la guerre.

Cependant, l’absence chronique d’un programme politique révolutionnaire d’ensemble au sein du mouvement soudanais s’est à nouveau manifestée de manière critique. Les «Emergency Rooms» ont largement présenté leur travail comme une action caritative temporaire menée par des bénévoles, plutôt que de reconnaître leur potentiel pour établir de véritables systèmes de prestation de services et d’organisation communautaire par la base – une occasion manquée pour une pratique transformatrice.

Pas de libération sans organisation

Les comités de résistance eux-mêmes, malgré leur position anti-guerre de principe, ont progressivement évolué vers une position intermédiaire intenable: s’opposer à la guerre tout en soutenant paradoxalement ce qu’ils conceptualisaient comme «l’Etat soudanais», une entité qu’ils décrivaient comme transcendant son appareil militaire et existant en tant qu’institution bienveillante et apolitique. Cette incompréhension fondamentale de l’Etat en tant qu’organe neutre plutôt qu’instrument de la classe dominante a particulièrement influencé les membres des comités urbains, dont certains ont finalement embrassé le soutien ouvert aux FAS sous le prétexte de l’urgence de la guerre.

Les partisans de cette approche, tant au sein des comités que dans les cercles intellectuels pro-révolutionnaires, justifient leur position en invoquant ce qu’ils qualifient de menace existentielle sans précédent pour l’Etat et le peuple soudanais. Bien qu’historiquement inexacte compte tenu de la longue histoire des conflits au Soudan, cette perspective devient compréhensible si l’on considère les effets du développement centralisé évoqués précédemment. La prédominance des voix urbaines au sein du mouvement de résistance – provenant en grande partie de zones précédemment isolées des guerres périphériques du Soudan – a fait que les expériences personnelles de la guerre faussent désormais l’analyse politique, éclipsant les griefs de longue date des régions marginalisées qui sont antérieurs au conflit actuel.

En examinant à la fois les ravages de la guerre au Soudan et les limites du mouvement de résistance, deux réalités frappantes apparaissent: les conséquences catastrophiques de la centralisation du pouvoir et du développement, et l’impossibilité de remettre fondamentalement en cause ces structures sans une théorie révolutionnaire cohérente et un parti discipliné engagé dans sa mise en œuvre. En atteignant le cœur politique et économique urbain du Soudan, la guerre actuelle a non seulement semé la destruction dans tout le pays, mais elle a également mis en évidence la faiblesse critique d’un mouvement de résistance qui, malgré une résilience remarquable, manquait de ce dont il avait le plus besoin: une organisation révolutionnaire vouée à la transformation des structures fondamentales du pouvoir plutôt que de se contenter de résister à leurs symptômes ou de négocier des changements superficiels à la tête du mouvement.

Cette douloureuse leçon nous montre clairement la voie à suivre: pour parvenir à une libération durable, il faut aller au-delà de la résistance spontanée et construire une capacité révolutionnaire organisée. Seule une analyse matérialiste du pouvoir étatique et économique, ainsi que des conséquences de l’héritage colonial, combinée à une organisation disciplinée qui unit les luttes urbaines et rurales, permettra au Soudan de briser le cycle de la violence et du sous-développement. L’alternative est la répétition perpétuelle des tragédies actuelles sous différentes formes, tant que les causes profondes ne seront pas traitées et que les structures d’oppression persisteront. (Article publié par la Rosa Luxemburg Stiftung le 12 juin 2025; traduction rédaction A l’Encontre)

Muzan Alneel est une écrivaine et conférencière soudanaise. Elle possède une formation interdisciplinaire en ingénierie, socio-économie et politique publique. Elle a participé aux activités du Transnational Institute (TNI, Amsterdam), à la Tahir Institute for Middle East Policy.

Soudan. De la révolution de 2018-19 à la guerre civile actuelle: leurs origines, leurs développements et la place des «acteurs régionaux» 

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*