Par Eric Blanc
[Le quotidien The Guardian écrit ce 25 juin: «La victoire de Zohran Mamdani aux primaires démocrates de New Yorkreprésente bien plus qu’un simple bouleversement électoral. Elle confirme que la politique progressiste, lorsqu’elle est menée avec discipline, vision et vigueur, peut trouver un large écho, même dans une ville connue pour ses structures de pouvoir bien établies.
Cette primaire n’avait rien d’ordinaire. Andrew Cuomo, ancien gouverneur dont la chute politique semblait irrémédiable il y a seulement quelques années [en décembre 2020, il fut accusé de harcèlement sexuel, puis en 2021 de viol de multiples lois fédérales], s’était positionné comme le grand favori. Soutenu par des millions de dollars provenant d’intérêts entrepreneuriaux, de super PAC [structures de rassemblement de fonds sans limites] et de donateurs milliardaires tels que Michael Bloomberg et Bill Ackman [milliardaire qui a mené diverses initiatives conservatrices, entre autres contre les programmes «Diversité et inclusion»], Andrew Cuomo comptait beaucoup sur l’inertie institutionnelle et les appuis venus d’en haut. Pourtant, mardi soir 24 juin, premier tour des primaires démocrates, il est devenu évident que cela ne suffirait pas à le mener jusqu’à la ligne d’arrivée.
Zohran Mamdani, un élu de 33 ans originaire du Queens [un des cinq arrondissements de New York, connu pour sa composition dite multiculturelle], a mené une campagne rigoureuse et disciplinée, axée sur les questions liées au coût de la vie, en mettant l’accent sur des besoins essentiels tels que le logement, les transports, la garde d’enfants et l’alimentation. Les tentatives répétées visant à présenter Zohran Mamdani comme un simple «socialiste musulman» aux idées radicales, à mettre en avant une politique identitaire clivante ou à faire de cette élection un référendum sur Israël ont échoué.»
Nous publions ci-dessous le point de vue d’Eric Blanc, auteur de nombreux ouvrages sur le monde syndical, assistant professeur à Rutgers University. Il collabore entre autres à The Nation et Jacobin, et New Labour Forum. – Réd. A l’Encontre]
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Après des décennies de défaites pour les travailleurs et travailleuses et la gauche, assister à l’entrée dans l’histoire de Zohran Mamdani hier soir semblait presque irréel. Parfois, les «bons» gagnent. Comme l’a écrit David Hogg [militant luttant contre les armes à feu] hier soir: «DERNIÈRE MINUTE: Tout ne doit pas forcément être nul.»
Il est essentiel de tirer les leçons de cette campagne pour les combats à venir, non seulement à New York, mais dans tous les Etats-Unis. Voici une première liste des principaux enseignements à retenir.
1) La victoire de Zohran Mamdani est un séisme politique national. Un grand nombre d’électeurs et d’électrices en ont assez de l’establishment démocrate, et il n’y a aucune raison valable pour que sa stratégie ne puisse être largement reprise ailleurs. La vieille garde décrépite du Parti démocrate est vulnérable, son impopularité nous a valu le trumpisme, et elle mérite d’être remplacée partout.
2) En martelant obstinément ses propositions pour rendre la ville de New York abordable [1], Zohran Mamdani a réussi à dépasser le noyau dur de la gauche, constitué de diplômés de l’enseignement supérieur. Il a remporté tous les quartiers de la ville, y compris des quartiers populaires comme Sunset Park et Woodhaven qui avaient basculé à droite en faveur de Trump en 2024. Les revendications populaires socio-économiques sont notre meilleure arme pour regagner le soutien des travailleurs et vaincre le trumpisme. Il faut s’en prendre aux milliardaires, pas aux immigrés ou aux personnes transgenres.
3) Nous devons toujours ignorer les experts et les politiciens de bas étage qui tentent de nous convaincre que le changement en profondeur est impossible – ou que le meilleur que nous puissions faire est de courir après un centre politique mythique, plutôt que de gagner la bataille des idées et de soulever des espérances ambitieuses chez les électeurs et électrices.
4) Les milliardaires ont tenté d’acheter cette élection et ils ont essuyé une défaite cuisante. Il s’avère que l’oligarchie n’est pas invincible.
5) Les experts tenteront de présenter cela comme le résultat de l’impopularité d’Andrew Cuomo ou du charisme de Zohran Mamdani. C’est une part de la réalité, mais seulement une part. Outre la pertinence de ses mesures et son message clair sur la question du coût de la vie, il n’aurait jamais pu gagner sans le travail acharné de 50 000 bénévoles, des New York City Democratic Socialists of America (DSA) et d’autres organisations alliées. Frapper à 1,5 million de portes est un exploit remarquable.
6) Les jeunes ont été au cœur de cette campagne. Hier soir, des dizaines de milliers d’entre eux ont pu vivre l’expérience exaltante de faire l’histoire grâce à une organisation collective. Il suffit de vivre cela une seule fois pour devenir un militant à vie. Ce mouvement social jeune a l’énergie et l’ambition nécessaires pour rendre New York à nouveau social-démocrate (référence à l’article de Joshua B. Freeman sur la particularité du maire Fiorello La Guardia, républicain, et ses rapports avec un secteur de gauche, le Progressive Party).
7) Les réseaux sociaux sont extrêmement importants pour capter l’attention de larges couches de l’électorat, et l’équipe média de Zohran a été formidable. Mais le secret d’une bonne communication n’est pas principalement technique, il est politique: il faut un messager authentique, armé d’un programme convaincant. Les Hack Democrats [qui mettent la priorité sur les réseaux sociaux] veulent remettre en selle une force politique par ce type d’initiatives.
8) Le fait que les calomnies cyniques d’Andrew Cuomo sur l’antisémitisme [de Zohran Mamdani] aient échoué est très important, avec des implications nationales et internationales. Il s’avère que s’opposer au génocide à Gaza et reconnaître l’humanité des Palestiniens n’est pas nécessairement un facteur décisif pour les élections. L’AIPAC [American Israel Public Affairs Committee, lobby pro-israélien mis en place en 1963, très lié au Likoud] devrait s’inquiéter sérieusement.
9) Contrairement à ce que prétendent ses adversaires, Zohran Mamdani n’est pas un extrémiste dogmatique, mais un pragmatique radical. Il n’aurait pas pu aller aussi loin s’il ne s’était pas concentré sur les questions économiques fondamentales, s’il n’avait pas tenu un discours sensé, s’il ne s’était pas présenté comme démocrate, s’il n’avait pas renoncé à soutenir la réduction du budget de la police [2] et s’il n’avait pas apporté son soutien à Brad Lander [autre candidat démocrate aux primaires, profilé comme progressiste dans le Parti démocrate et qui est arrivé en troisième position lors du premier tour, dès 2022 il eut un poste d’auditeur des finances de la ville]. Zohran Mamdani a refusé de renoncer à son soutien au socialisme démocratique ou à son opposition à l’apartheid sioniste, mais l’ultra-gauchisme performatif était un interdit dans cette campagne.
10) Il a fallu une alliance entre la gauche libérale et la gauche radicale pour vaincre Andrew Cuomo. Brad Lander mérite une grande partie du crédit pour avoir été un homme de principe qui a refusé de s’en prendre à la gauche. Dans le même temps, Zohran Mamdani a intelligemment rejeté une tendance répandue chez les militants de gauche à considérer les libéraux et le libéralisme uniquement comme des adversaires idéologiques à combattre. Regardez comment il a adopté les meilleurs éléments du «programme de l’abondance» [sorte de troisième voie entre une gauche socialiste et la droite autoritaire], comment il a apporté son soutien à Lander et comment il a formulé ses critiques à l’égard d’Israël dans le langage des droits égaux pour tous. La gauche ne peut pas vaincre l’ancien establishment démocrate – et encore moins vaincre la droite – seule. Et la réciprocité va dans les deux sens: nous ne pouvons pas nous allier aux libéraux (au sens des progressistes) uniquement lorsque nous sommes en tête.
11) La présence de Zohran au sein des syndicats a été une étape cruciale pour légitimer sa campagne. Les syndicats qui ont pris le risque de se ranger du côté des travailleurs en apportant leur soutien à Zohran sont notamment l’AFSCME DC 37 [employés municipaux], l’UAW Region 9a, le Doctors Council SEIU-Service Employees International Union[syndicat des médecins], le CIR/SEIU [syndicat des employés des Ehpad/EMS], l’UNITE HERE Local 100 [salariés de la restauration], l’IATSE Local 161 [salariés du spectacle], le PSC-CUNY [corps professoral], l’OPEIU Local 153 [employés des secteurs public et privé] et le Teamsters Local 804 [conducteurs routiers].
Tous les syndicats qui ont soutenu Andrew Cuomo devraient avoir honte de leur étroitesse d’esprit. La bonne nouvelle, c’est qu’ils ont maintenant la possibilité de se rattraper en soutenant Zohran Mamdani lors de l’élection générale.
12) Le combat ne fait que commencer. Les démocrates traditionnels, Trump et leurs milliardaires bailleurs de fonds vont tout mettre en œuvre pour empêcher Zohran Mamdani d’accéder au poste exécutif en novembre ou, si cela échoue, de mettre en œuvre son programme. Attendez-vous à une campagne de peur sans précédent, financée par des milliardaires, visant à convaincre les New-Yorkais qu’une mairie dirigée par Zohran Mamdani mènera la ville à la faillite, déclenchera une vague de criminalité et persécutera les Juifs.
13) Face aux accusations selon lesquelles son projet mènera à la ruine et au chaos urbain, Zohran Mamdani peut s’appuyer sur la compétence progressiste et technocratique de l’équipe de Lander et montrer l’exemple des villes social-démocrates florissantes à travers l’Europe ainsi que les précédents historiques solides de réussite aux Etats-Unis. Avant qu’un aéroport ne soit baptisé en son honneur, comme le note Waleed Shahid, le maire socialiste de New York Fiorello La Guardia, qui a connu un immense succès, a également été dénoncé au départ comme un radical irréaliste.
14) L’expérience de La Guardia, comme celle des «socialistes des égouts» de Milwaukee (expérience initiée en 1910: trois socialistes se sont succédé au poste de maire), montre qu’il ne suffit pas de remporter les élections. Lorsque vous êtes confronté à des adversaires aussi puissants, vous avez besoin d’une grande force populaire organisée en dehors de l’Etat pour mettre réellement en œuvre votre programme. L’obstacle le plus difficile à surmonter est que le succès électoral de Zohran Mamdani a largement dépassé l’ampleur de l’organisation de la classe ouvrière et des socialistes à New York. Il est difficile, essentiel et urgent de mettre en place une organisation à grande échelle sur les lieux de travail et dans les quartiers. Alors rejoignez DSA. Syndiquez votre lieu de travail grâce à l’EWOC [plate-forme pour organiser une activité syndicale]. Réformez vos syndicats [voir le réseau Labornotes]. Ou créez un syndicat de locataires dans votre immeuble.
15) Le nombre d’adhérents à DSA est sur le point d’augmenter considérablement. Et l’organisation va faire l’objet d’une surveillance intense de la part de Fox News, de Trump et de l’establishment démocrate. Il est temps de resserrer les rangs et de prendre un virage concerté à l’échelle nationale pour nous éloigner d’un radicalisme qui nous marginalise. Les membres doivent étudier et s’inspirer de l’orientation politique de masse de DSA New York. Si cette campagne ne correspondait pas à toutes vos convictions idéologiques, c’est peut-être que ces convictions sont erronées.
16) Il y aura toutes sortes de revers majeurs dans les mois et les années à venir. Mais après hier, il est tellement plus facile de voir – et tellement plus facile de sentir – qu’un monde meilleur est réellement possible si nous nous battons comme des diables pour l’obtenir. L’avenir n’est pas écrit. Ecrivons-le ensemble. (Publié le 25 juin 2025 sur le site d’Eric Blanc; traduction rédaction A l’Encontre)
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[1] Le secteur immobilier a investi des millions dans la campagne électorale d’Andrew Cuomo pour la mairie afin d’empêcher la candidature très favorable aux locataires de Zohran Mamdani. Voir l’article de CEA Weaver et Ritti Singt dans Jacobin du 23 juin. (Réd.)
[2] Nick French dans Jacobin du 13 juin écrit: «Lors du débat municipal qui s’est tenu hier soir à New York, le candidat socialiste Zohran Mamdani a repoussé les attaques concernant la «suppression du financement de la police» en développant un message convaincant et fondé sur des principes en matière de sécurité publique.» (Réd.)

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