34e mardi de mobilisation des étudiant·e·s: «Surveillez le pétrole, pas les étudiants!»

Par Mustapha Benfodil

Alger, 15 octobre 2019. 34e mardi de mobilisation des étudiants. 10h15. La première image qui nous saute aux yeux en débarquant à la place des Martyrs est plutôt rassurante: une foule est massée à proximité de la bouche de métro et scande les slogans habituels sous le regard impassible de policiers plutôt décontractés. On est loin de l’ambiance tendue de mardi dernier [voir à ce sujet l’article publié sur ce site en date du 9 octobre 2019], où les agents des services de sécurité, en uniforme ou en civil, étaient plus nombreux que les manifestants, et où des rafles étaient opérées dès la formation des premiers groupes de marcheurs.

Aiguillonné par le test réussi de vendredi dernier, et dans le sillage de la manif’ enflammée de ce dimanche contre le nouveau projet de loi sur les hydrocarbures, le rassemblement, où se mêlaient étudiants et non-étudiants, jeunes, vieux, femmes, chômeurs, cadres, retraités… affichait une détermination d’airain. «Djazair amana, baôuha el khawana!» (On leur a confié l’Algérie, ils l’ont vendue, les traîtres!) martèle la foule bigarrée en écho au projet de loi ardemment rejeté. [Le ministre de l’Energie Mohamed Arkab a indiqué, indirectement, quelques grandes lignes de l’avant-projet de loi sur les hydrocarbures. Il a insisté sur les contacts pris avec «les cinq meilleures compagnies pétrolières dans le monde et s’est réjoui de leurs dispositions pour investir dans le secteur des hydrocarbures en Algérie, au moyen d’un système de concessions encore peu précis, mais où la répartition du capital – 49/51% – est présentée faussement comme une protection contre le transfert de ce secteur à des firmes transnationales. Réd.]

On pouvait entendre aussi: «Dawla madania, machi askaria!» (Etat civil, pas militaire), «Haggarine ettalaba !» (Vous avez maltraité les étudiants), «One, two, three, viva l’Algérie, ou Gaïd Salah dictatouri», «Les généraux à la poubelle, wel Djazair teddi l’istiqlal» (et l’Algérie accédera à l’indépendance)… Il y avait aussi ce refrain anti-élections qui revenait comme une antienne: «Bye-bye Gaïd Salah, had el âme makache el vote!» (Bye-bye Gaïd Salah, cette année, il n’y aura pas de vote).

«Revendredication»

10h30. Le cortège s’ébranle sous un ciel couvert. La foule entonne Min Djibalina et Qassaman. Très vite, le cortège se densifie. Les clameurs font vibrer Sahate Echouhada. Le concert de voix a quelque chose d’épique. Les Algériens en furie en appellent à l’esprit de Ali Ammar, alias Ali La Pointe [un des héros de la bataille d’Alger]. La jeunesse transfigurée scande: «Ya Ali Ammar, bladi fi danger. Nkemlou fiha la Bataille d’Alger. Makache marche arrière, eddoula coulate. El yed fel yed neddou l’istiqlal!» (Ali Ammar mon pays est en danger. Nous allons continuer la Bataille d’Alger. Pas de marche arrière, le gouvernement va céder. Main dans la main on arrachera l’indépendance). On entend ensuite: «Les généraux à la poubelle!», avec une variante: «Qanoune el mahrouqate (Loi sur les hydrocarbures) à la poubelle!» Le Dr Haouès, un éminent chirurgien coiffé d’une casquette aux couleurs nationales, nous gratifie du néologisme «revendredication», mot-valise combinant «vendredi» et «revendication». «La principale “revendredication” du hirak est: “Etat civil, pas militaire”» insiste-t-il.

Pour lui, il était important de répondre présent ce mardi après la terrible répression de la semaine dernière. «Cette agression physique était inacceptable et il était important qu’on soit là. Aujourd’hui, nous sommes là pour les soutenir (les étudiants, ndlr)», argue-t-il. Selon lui, il est impératif de continuer à occuper la rue. «Le hirak prouve que quelle que soit l’issue de ce mouvement, il sera toujours là. La rue est au peuple. Le hirak s’organisera de telle sorte qu’il soit pérenne. Et quelle que soit l’issue de la crise, il restera vigilant vis-à-vis du futur Président, qu’il soit légitime ou illégitime. Car même si nous aurons un Président légitime, le hirak agira comme un contre-pouvoir. Le hirak doit avoir un droit de regard sur tout ce qui se passe en Algérie.»

«Etudiants pacifiques, respectez leurs droits civiques!»

La marée humaine, de plus en plus épaisse, traverse la rue Bab Azzoune en martelant: «Pas de vote! Même si vous deviez nous tirer dessus, on ne s’arrêtera pas!» Sur les pancartes brandies, le projet de la discorde est décrié avec la même ardeur. «Le Sahara algérien n’est ni à vendre, ni à louer, ni à hypothéquer. Il est le bien de nos enfants et des futures générations algériennes», résume un homme d’un certain âge à travers son écriteau. Une femme arbore ce slogan: «A bas la loi sur les hydrocarbures». Un autre citoyen exige le départ des députés: «La dissolution du Parlement est nécessaire parce qu’il est le laboratoire de validation des lois du gang». En outre, plusieurs pancartes appellent à la libération des détenus et la cessation de la répression: «Libérez nos frères innocents», «Etudiants pacifiques, respectez leurs droits civiques». Certains arboraient des portraits des citoyens injustement jetés en prison. La foule a scandé à plusieurs reprises le nom d’une étudiante arrêtée le 18 septembre dernier en criant: «Libérez Yasmine Dahmani!» Forte pensée aux camarades qui ne rataient jamais ces manifs, à l’image de Djalal Mokrani. Galvanisée, la marée humaine, forte de plusieurs milliers de voix, répète: «Dégage Gaïd Salah, had el âme makache el vote!» (pas de vote cette année). «Baâtou lebled, ya esseraquine!» (Vous avez vendu le pays bande de voleurs)…

Un ouvrier en bâtiment perché sur un échafaudage appuyé à un vieil immeuble en rénovation salue la foule en agitant son gilet fluo avec un grand sourire.

A l’entrée du Square Port-Saïd, un important dispositif policier quadrille la zone; des éléments antiémeute barrent la route menant vers le tribunal de Sidi M’hamed. Mais l’ambiance est plus détendue que mardi dernier. La foule détourne une célèbre chanson sportive de Rabah Deriassa et ça donne: «Hé, ho, lebled bledna, endirou rayna makache el vote!» (C’est notre pays, on fera ce qui nous plaît, pas de vote!)

«Emmenez-nous tous en prison»

A la rue Ali Boumendjel, les manifestants crient avec hardiesse: «Olé olà, eddouna gaâ lel habss; olé olà, echaâb marahouche habess!» (Emmenez-nous tous en prison, le peuple ne s’arrêtera pas). On pouvait entendre aussi: «Ya Amirouche, ya Belouizdad, khawana baou lebled!» (O Amirouche, ô Belouizdad, les traîtres ont vendu la patrie); «Ya Ali, Ya Abane, baouha lel Marikane» (O Ali – La Pointe – , ô Abane, ils l’ont vendue aux Américains). Décharge cathartique.

Une formidable énergie citoyenne se libère. Si depuis le début, les étudiants jouissent d’un élan de sympathie qui ne s’est jamais démenti, cela s’est démultiplié avec la répression qui les a touchés. Si bien que ce 34e mardi avait des airs de vendredi de par l’ampleur et l’intensité de la mobilisation, et la diversité des manifestants, même si l’encadrement de la manif’ a été brillamment assuré par les étudiants. «On essaie de mettre en avant d’autres têtes», confie une étudiante qui fait partie du cœur battant des manifs du mardi. Sur la rue Larbi Ben M’hidi, le dispositif policier se contente de boucler les accès vers les ruelles qui mènent vers la rampe Ben Boulaid et de là à l’APN. Les manifestants scandent: «Makache el vote!» «Oulache el vote!» (Pas de vote), «Pouvoir assassin!»… En s’engageant sur l’avenue Pasteur, des citoyens prennent à partie une haie de policiers en leur disant: «Assou el petrole machi etalaba!» (Surveillez le pétrole, pas les étudiants).

Des camions de police barrent l’accès au tunnel des facultés. Le cortège descend par la Fac centrale (rue du 19 Mai 56), puis continue via la rue Sergent Addoun, enchaîne sur le boulevard Amirouche, remonte la rue Mustapha Ferroukhi, traverse la place Audin et pousse jusqu’à la rue Abdelkrim Khettabi, son point de chute. Parmi les messages exprimés au long de la marche, ce slogan qui insiste sur la poursuite de la mobilisation: «Had el hirak wadjeb watani !» (Ce hirak est un devoir patriotique). Dernière image: en passant près de la place Audin, une femme prie un jeune homme qui fumait dans la manif’ d’éteindre sa cigarette. «Et ne jette pas le mégot par terre s’il te plaît, machi on a dit on prend soin de notre pays?» lâche-t-elle affectueusement. Emotion. (Article publié dans El Watan, en date du 16 octobre 2019)

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