Par Saeed Rahnema
Le 1er mars, le régime islamique iranien a organisé de nouvelles «élections» pour le douzième Parlement et la sixième Assemblée des experts. Si les fondamentalistes islamistes – qui ont pris le contrôle de la révolution populaire de 1979 qui a renversé la monarchie dictatoriale en Iran – n’avaient aucun intérêt pour une république ou une quelconque forme de démocratie, ils ne pouvaient pas, dès le départ, ignorer la principale revendication de la révolution, à savoir la mise en place d’un gouvernement représentatif.
Dans la version révisée de la constitution qu’ils ont concoctée, «la souveraineté absolue du théologien juriste» (Velayat-e faqih), le guide suprême, l’ayatollah Khomeini [décembre 1979-juin 1989], et après lui, l’ayatollah Khamenei [depuis juin 1989], ont gouverné comme des despotes. Il y a tout de même eu des moments où le Majlis (Parlement), divisé, a pu exercer une certaine influence sur eux. Néanmoins, pendant la majeure partie des 45 dernières années de régime islamiste, les Iraniens ont dû choisir entre le moindre des deux maux, mais aujourd’hui, même ce choix leur a été refusé, et le peuple n’a plus que la possibilité de choisir entre deux maux.
Grâce à un processus relativement long d’homogénéisation du bloc au pouvoir, les partisans islamistes purs et durs du Guide suprême, connus sous le nom de «fondamentalistes» (principalistes), ont complètement éliminé les soi-disant «réformistes» islamistes, c’est-à-dire l’opposition loyale, qui réclamait depuis des années un plus grand partage du pouvoir. Il va sans dire que l’opposition progressiste laïque n’a jamais fait partie de la structure du pouvoir.
Un processus électoral unique
En Iran, l’élimination des candidats opposés se fait par le biais d’un processus électoral unique. Tous les candidats à un poste politique doivent être ratifiés par le Conseil des gardiens de la Constitution [il cumule les fonctions de Conseil constitutionnel et de Commission électorale], un organe de 12 membres composé d’ecclésiastiques et de juges islamiques nommés directement et indirectement par le Guide suprême. Lors des récentes élections parlementaires, plus d’un millier de candidats ont été écartés. Malgré toutes ces intrigues, différents groupes concurrents de partisans de la ligne dure sont entrés au Parlement et des luttes intestines ont déjà commencé, notamment pour la sélection du président du Parlement.
En ce qui concerne l’Assemblée des experts, un organe de 88 religieux chargé de nommer le Guide suprême, les candidats sont également ratifiés par le Conseil des gardiens qui, comme nous l’avons dit, est lui-même nommé par le Guide suprême. Il est intéressant de noter que l’organe même qui est censé superviser et, le cas échéant, révoquer le Guide suprême, est sélectionné par ce dernier par l’intermédiaire des personnes qu’il a lui-même nommées au sein du Conseil des gardiens.
L’élection actuelle de l’Assemblée des experts est particulièrement cruciale, car le Guide suprême actuel, Ali Khamenei, aura 85 ans le mois prochain et ne survivra probablement pas au mandat de huit ans de l’Assemblée, qui sera chargée de choisir son remplaçant. Tout porte à croire que Khamenei souhaite que son fils Mojtaba lui succède, un ecclésiastique subalterne qui a été promu à la hâte à un rang supérieur. Mojtaba entretient des relations étroites avec le puissant Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI), et le Guide suprême espère qu’il pourra réaliser son souhait avant sa mort grâce à des candidats triés sur le volet à l’Assemblée des experts.
A cette fin, tous les candidats de haut rang à l’Assemblée des experts, en particulier ceux susceptibles de s’opposer aux projets de Khamenei, se sont vu interdire de se présenter juste avant les élections de mars. C’est le cas notamment de l’ancien président Hassan Rohani, qui a exercé deux mandats de 2013 à 2021. Lors de «drames» antérieurs, Hachemi Rafsandjani, l’un des principaux fondateurs de la République islamique, a été retrouvé noyé dans sa piscine en 2017, et le petit-fils de Khomeini, Hassan Khomeini, considéré comme un «réformateur», n’a pas pu se présenter aux élections de l’Assemblée des experts en 2016. Son père, Ahmad Khomeini, était mort mystérieusement d’un «arrêt cardiaque» en 1995. De nombreux autres religieux de haut rang, y compris des grands ayatollahs, sont également absents de l’Assemblée. On ne sait toujours pas qui succédera à Khamenei.
Les dernières élections étaient également les premières depuis le remarquable mouvement «Femmes, vie, liberté» qui a ébranlé les fondations du régime islamique en 2022 et a entraîné des milliers de morts [tués par les forces répressives ou exécutés], de blessés, de torturés et d’emprisonnés après que Mahsa Jîna Amini, une jeune femme arrêtée pour avoir prétendument violé la loi iranienne sur le hijab, a perdu la vie pendant sa détention.
Le boycott conduit à la plus faible participation électorale
En outre, la quasi-totalité des organisations politiques et des militants, y compris l’opposition loyale du régime, ont appelé au boycott des élections, et le régime a dû faire face au taux de participation le plus bas depuis sa création. Hormis ceux qui font partie du régime ou qui sont payés par de nombreuses fondations religieuses, beaucoup de ceux qui ont voté l’ont fait par crainte de perdre leur emploi ou de ne pas bénéficier des services nécessaires s’ils ne pouvaient pas prouver qu’ils avaient participé aux élections.
Malgré tous les efforts du régime, y compris la prolongation des heures de vote de deux heures, la participation globale aux élections a été très faible et bien inférieure au taux de participation de 41% annoncé par l’autorité électorale non supervisée. En effet, il s’agit du taux de participation le plus bas pour des élections législatives depuis la révolution islamique de 1979. Dans la capitale Téhéran, sur près de 8 millions d’électeurs, seuls 24%, soit 1,8 million, ont voté. Selon plusieurs sources à l’intérieur de l’Iran, près de la moitié de ces bulletins étaient des bulletins nuls. Ce fait, ainsi que le faible taux de participation, ont clairement indiqué au gouvernement iranien qu’il y avait un mécontentement généralisé.
Par ailleurs, le régime islamique a clairement montré qu’il n’avait aucune aptitude ou intérêt à s’auto-réformer et, au fil du temps, il est devenu plus corrompu, plus répressif et plus obscurantiste. Aujourd’hui, il ne compte plus que sur le soutien de ses divers appareils répressifs pour survivre, sur les groupes islamistes militants (lire «terroristes») qu’il a créés et/ou soutenus dans toute la région et, bien sûr, sur le soutien opportuniste de la Russie et de la Chine. Pourtant, la série de révoltes successives des Iraniens, en particulier des femmes et des jeunes, contre le régime a montré les défis existentiels majeurs auxquels il est confronté.
La confluence des crises économiques, politiques, culturelles et écologiques créées par ce régime continuera à aggraver sa crise de légitimité. Même les membres les plus proches du régime ressentent cette incertitude, qu’ils expriment en envoyant leurs enfants en Occident avec d’énormes quantités d’argent volé, dont beaucoup au Canada, qui est devenu un refuge pour eux. (Article publié sur le site Open Canada, le 11 mars 2024; traduction rédaction A l’Encontre)
Saeed Rahnema est professeur de sciences politiques et de politiques publiques à l’université de York, au Canada. Parmi ses ouvrages récents en anglais, citons The Transition from Capitalism: Marxist Perspectives (2016, 2019), Palgrave MacMillan, et «Lessons of Socialist Reformisms: Revisiting the German, Swedish, and French Social Democracies», in Socialism and Democracy, Vol. 36, 2022.
*****
Le fiasco électoral du régime islamique en Iran
Par Berouse Farahany
Comme le prévoit le système électoral, toutes les candidatures avaient été préalablement sélectionnées par le pouvoir en place.
Des chiffres record d’abstention et de votes nuls
Après une campagne électorale morne, passée pratiquement inaperçue, tout le monde attendait de savoir combien de personnes allaient participer à ces élections truquées, censées apporter un minimum de légitimité au régime.
Selon les chiffres officiels, le taux de participation global a été de seulement 41%. Même si ce chiffre apparaît bien exagéré, vu le vide constaté dans les bureaux de vote, c’est le taux le plus faible de toute l’histoire de la République islamique. De plus, la participation a été inférieure à 30% dans toutes les grandes villes, dont Téhéran avec 20% de participation.
Par ailleurs, un nombre très élevé de bulletins avaient été délibérément invalidés par avance par des électeurs et électrices qui avaient, par exemple, écrit des insultes dessus. Résultat, le grand vainqueur de ces élections, ce sont, de loin, les non-votants et les bulletins invalidés.
Et tout cela malgré l’intense publicité de dernière minute menée par le Guide et les chefs de son bras armé (Pasdaran), incitant «le peuple musulman» à faire un «Jihad électoral». L’évidence de cette défaite est telle que seul Khamenei (le Guide suprême actuel) a osé se ridiculiser en déclarant que «malgré tous les efforts des ennemis de l’islam et l’Iran», les Iraniens ont accompli le Jihad?!
Les luttes de clans au sein du régime
Contrairement à ce qu’espéraient nombre de «réformateurs», le Guide en place et son entourage, qui sont les vrais détenteurs du pouvoir, avaient décidé de restreindre encore plus le nombre de candidatures autorisées. Ils n’ont validé que celles étant «fusionnelles avec le Guide suprême».
Dès le début de la campagne électorale, l’ex-Premier ministre Moussavi avait appelé au boycott. Parmi les nombreuses candidatures invalidées figurait notamment Hassan Rohani, président de la République islamique entre 2013 et 2021, jugé insuffisamment ferme.
De son côté, l’ex-Président Khatami avait essayé dans un premier temps «d’offrir» ses services à l’équipe en place. Mais devant le refus catégorique du Guide actuel de valider, ne serait-ce qu’une petite partie des candidats de ce clan, Khatami a finalement décidé de «ne pas voter personnellement», sans pour autant appeler au boycott.
L’impopularité maintenue du régime
Elle s’est exprimée d’abord et avant tout lors du puissant mouvement de 2022-2023 initié par les femmes. Le soutien populaire au soulèvement s’était étendu bien au-delà des couches sociales habituellement en conflit avec le régime, exprimant le dégoût généralisé des gens ordinaires.
Le régime avait décidé de «ne pas reculer» devant les demandes sociales, politiques et civiques, exprimées par les centaines de milliers de manifestant·e·s et les millions de personnes les soutenant. Une répression implacable s’est abattue sur le pays.
Ce soulèvement, et la façon dont le pouvoir y a répondu, a encore davantage rétréci l’assise sociale du régime. Celui-ci n’a jamais été autant contesté et détesté.
Relancer et intensifier la répression est un mot d’ordre central du pouvoir depuis la baisse de la contestation politique populaire à la suite de la férocité de la répression. Malgré cela, les mouvements de grève et de contestation sociale ont, peu à peu, retrouvé leur robustesse d’avant l’épidémie de Covid-19.
L’indispensable solidarité internationale
Des milliers de personnes sont toujours emprisonnées pour leur engagement militant. Il est urgent d’agir pour obtenir leur libération. Parmi eux/elles, trois syndicalistes des transports en faveur desquels cinq centrales syndicales françaises sont récemment intervenues auprès du Guide suprême. (Article publié sur le site iran-echo.com le 13 mars 2024)
Berouse Farahany est militant de SSTI (Solidarité socialiste avec les travailleurs en Iran)
Soyez le premier à commenter