Par Vlad Iavita
Il est très étrange de voir le réseau Twitter rempli par des Occidentaux désireux de se renseigner sur la Transnistrie. Auparavant, la région séparatiste moldave, à la frontière avec l’Ukraine, ne faisait l’objet que d’une couverture occasionnelle en tant que «pays qui n’existe pas».
Pour beaucoup, la Transnistrie est une curiosité géographique, où sévit la criminalité, mais qui n’a pas de force géopolitique propre. Mais les explosions qui ont secoué cette semaine [les 25, 26 et 27 avril] des endroits stratégiques du territoire séparatiste ont remis la Transnistrie au centre de l’actualité. La présidente moldave Maia Sandu [en fonction depuis le 24 décembre 2020] a déclaré que la pression exercée pour faire monter les tensions provenait des factions pro-russes de Transnistrie, tandis que la Russie a qualifié les attaques d’«actes de terrorisme».
En réaction, certains analystes ont pris la parole sur les médias sociaux pour raconter leur propre histoire de la Transnistrie, racontant comment ils ont découvert son existence de manière accidentelle, souvent à la suite d’expériences de voyage désagréables. Pour ceux qui la connaissent, la Transnistrie est l’archétype de la zone de «conflit gelé», un faux Etat d’Europe de l’Est qui ressemble et se comporte comme une relique soviétique, et un paradis pour le crime organisé qui touche ensuite les Etats voisins. Pour moi, c’est l’endroit d’où vient ma famille.
Un mode de vie en voie de disparition
J’ai grandi à Bucarest, mais la Transnistrie a toujours été un endroit fascinant, où je rendais visite à mes amis et à ma famille pour des anniversaires et des fêtes.
Cet été, j’ai hâte d’y retourner pour une plus longue période, en partie pour faire un reportage sur le terrain, en partie par crainte que si la situation se détériore davantage, ce soit la dernière fois que je puisse retrouver ces lieux comme les mêmes endroits relativement paisibles et pittoresques de mon enfance.
Si vous n’êtes pas familier avec la géographie de la région, sachez que la Transnistrie est une mince bande de terre qui s’étend le long de la rive gauche du fleuve Dniestr sur une grande partie de la frontière entre la Moldavie et l’Ukraine.
Avant l’effondrement de l’Union soviétique, la Transnistrie abritait une grande partie de l’infrastructure industrielle de la République socialiste de Moldavie. Elle était la partie la plus russophone de la République. Elle s’est effectivement séparée de l’administration de Chisinau, la capitale de la Moldavie, après la guerre de 1992, lorsque des forces séparatistes soutenues par l’armée russe ont combattu les troupes moldaves.
Depuis lors, la majeure partie du territoire est administrée comme une république séparatiste autoproclamée, sans aucune reconnaissance internationale – pas même de la part de Moscou, du moins pour l’instant.
Dans un contexte plus prospère et plus stable, les régions de Transnistrie à la beauté naturelle époustouflante feraient d’excellentes destinations touristiques. Dans le district de Dubasari, les rives verdoyantes et vallonnées du Dniestr offrent une toile de fond pittoresque à des villages bâtis avec du calcaire, ayant des maisons peintes dans des tons bleu pastel.
Ces dernières années, cependant, ces villages se sont progressivement éteints. C’est un symptôme de la disparition du mode de vie rural de la région – et de l’incapacité à permettre aux gens de continuer à y vivre et à y travailler. La réalité de la corruption et de la mauvaise gouvernance – soutenue, en fait, par Moscou – est un obstacle trop important pour permettre à ces zones de prospérer à nouveau grâce au tourisme ou aux industries locales. C’est pourquoi les gens partent, et leurs maisons s’effondrent.
Pendant des siècles, la région a été traversée par des routes commerciales qui ont encouragé la croissance de communautés diverses – des Ukrainiens, des Roumains, des Moldaves, des Russes, des Bulgares, des Polonais, des membres de communautés juives de toute la région. En partie à cause de la méfiance du régime à l’égard des minorités, et aussi en raison de sa situation aux frontières occidentales de l’Union soviétique, cette région a beaucoup souffert de la terreur stalinienne à la fin des années 1930. De nombreuses familles de la rive gauche du Dniestr ont des histoires de parents qui ont été envoyés dans des camps de travail, ou simplement exécutés et enterrés dans des endroits non identifiés.
Les cicatrices de la guerre
Mais les cicatrices les plus visibles aujourd’hui sont celles laissées par les combats qui ont établi les frontières actuelles de l’autoproclamée «République moldave de Pridnestrovié» [en russe] – pour donner à la Transnistrie son nom officiel. Les villages et les villes situés le long des lignes de contact de la guerre de 1992 portent encore les traces des combats – on trouve partout des écoles, des maisons et des clôtures de jardin percées par des éclats d’obus.
Malgré son histoire complexe, l’influence culturelle russe reste forte ici, reflétée par les médias et, en particulier, par les chaînes de télévision populaires. Même dans les maisons de mes parents plus occidentalisés, la télévision russe était toujours allumée – des films aux talk-shows, il y avait toujours quelque chose qui passait en arrière-plan.
Beaucoup de Transnistriens partagent également un sentiment de nostalgie pour l’Union soviétique, du moins pour les années 1970 et 1980. Les gens se souviennent de cette période comme d’une époque où il y avait encore un sens de la communauté, avec des lieux de travail proches de la maison, de bonnes liaisons de transport et des événements fréquents – des fêtes aux projections de films – même dans les villages et les petites villes. La vie des gens se déroulait dans un rayon de quelques kilomètres – ce n’était pas parfait ou riche, mais c’était prévisible et relativement confortable.
Aujourd’hui, ces petites agglomérations se vident de leurs habitants. Tout le monde part ou l’envisage – soit pour l’Ouest, soit pour l’Est, le premier devenant encore plus attractif après l’entrée en vigueur des accords d’association de la Moldavie avec l’Union européenne en 2016. La Roumanie a également une politique très indulgente en matière d’offre de citoyenneté aux Moldaves, qui est utilisée comme principale voie d’émigration vers l’Europe occidentale.
Il est difficile de dresser un tableau clair de l’opinion publique aujourd’hui, car il n’existe pas de sondages récents et fiables en provenance du territoire séparatiste. Il est clair, cependant, que certaines personnes sont véritablement pro-russes et considèrent avec dédain les aspirations occidentales de la Moldavie. Beaucoup d’autres sont simplement sceptiques et semblent plus préoccupés par les soucis de la vie quotidienne. Et bien sûr, il existe toujours un groupe de personnes qui préfèrent ouvertement la réintégration au sein de la Moldavie et son évolution vers l’Ouest.
Un régime kleptocratique
La raison de la décroissance des villages et des villes réside à la fois dans l’évolution des exigences du marché mondial du travail et dans la réalité de la prise de contrôle de la Transnistrie par un régime kleptocratique et autoritaire à Tiraspol, la capitale de l’Etat non reconnu. La corruption et le crime organisé rendent de nombreuses formes d’activité commerciale difficiles et imprévisibles, tandis que les infrastructures restent extrêmement réduites.
Soutenue illégalement par Moscou sur le plan politique et économique au cours des 30 dernières années, la kleptocratie de Tiraspol favorise la criminalité et les violations des droits de l’homme. Trafic d’êtres humains, enlèvements, meurtres: toutes les formes de violence auxquelles vous pouvez penser, tout le monde dans la région connaît quelqu’un qui en a été victime.
Ce qui est inquiétant, cependant, c’est que, bien que cela dure depuis des décennies, certaines personnes ne le découvrent – ou ne le remarquent – que maintenant. Dans le cas de l’Ukraine, les gens ont été surpris de voir les affirmations grotesques de la Russie concernant le génocide des Russes ethniques dans le pays. L’utilisation de régimes fantoches dans le Donbass a attiré l’attention sur les «nouvelles» combines géopolitiques de la Russie. Le recours à des opérations de «provocation» par l’armée russe pour justifier une agression en Ukraine a gagné en notoriété après les avertissements des agences de renseignement occidentales cet hiver. Mais tout cela s’était déjà produit, à l’abri des regards. Le schéma directeur de tout ce qui a surpris le monde en 2022 a commencé en 1992, avec la Transnistrie.
La Russie, le mouvement séparatiste et la guerre de 1992
Le mouvement séparatiste a commencé par le récit construit que les citoyens russophones seraient marginalisés dans une Moldavie de droite et nationaliste. Les forces militaires russes ont soutenu les milices séparatistes avant et pendant le conflit de 1992. La justification de l’assaut du poste de police de Dubasari, le 1er mars de cette année-là, par les troupes de Transnistrie (l’acte qui a effectivement déclenché la guerre) reposait sur la fausse accusation selon laquelle la police moldave était responsable du meurtre d’un chef séparatiste.
Après la guerre, la Russie a soutenu, mais pas reconnu, la république séparatiste. Elle l’a utilisée comme supplétif pour forcer la Moldavie à entrer dans son orbite, que ce soit par le contrôle de ses plus grandes centrales électriques à Dubasari et Cuciurgan, ainsi que de ses gazoducs, par des fraudes électorales répétées en faveur de candidats pro-russes, ou par une pression militaire constante et le crime organisé.
Tous les schémas d’agression et d’ingérence russes ont été présents en Transnistrie. La guerre et l’occupation ont réellement commencé dans le sillage de l’effondrement de l’URSS. Pendant 30 ans, nous avons parlé de rapprochement avec une Russie en voie de démocratisation, alors que son empire vivait toujours à nos portes.
L’occasion de tirer les leçons d’une histoire édifiante ayant été manquée, il est temps de réfléchir aux moyens de soutenir la Moldavie pour qu’elle reste stable au milieu de ces nouvelles tentatives de déstabilisation du pays. Un pas salutaire dans la bonne direction, au-delà de la prise en compte du risque sécuritaire immédiat, serait de comprendre les besoins des personnes vivant des deux côtés du Dniestr. (Article publié par openDemocracy, le 29 avril 2022; traduction rédaction A l’Encontre)
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