Entretien avec Hamma Hammami conduit par Monica Marks
Hamma Hammami est le secrétaire général du Parti des travailleurs tunisiens (créé en 1986, sous le nom de Parti communiste des ouvriers de Tunisie-PCOT, légalisé en 2011) et un dirigeant du Front populaire pour la réalisation des objectifs de la révolution (créé en 2012). Il est rédacteur en chef du journal Sawt Achaab, auteur de onze livres sur la politique et l’économie, dont deux sur les droits des femmes. Il est l’époux de la célèbre avocate des droits de l’homme Radhia Nasraoui. Opposant déclaré à l’ancien président tunisien Ben Ali, Hamma Hammami a joué un rôle de premier plan dans le Mouvement du 18 octobre 2005 [1] et dans la révolution tunisienne de 2011.
Cet entretien a été réalisé au siège du Parti des travailleurs dans le centre de Tunis. Il a été réalisé en deux parties: la première, le mercredi 11 août 2021, et la seconde, le lundi 16 août. Les entretiens, d’une durée totale d’environ trois heures, ont été menés principalement en arabe, avec un peu de français et d’anglais. L’entretien a été traduit/transcrit en anglais, le 20 août, pour Jadaliyya. [Dans la nuit du 23 au 24 août, le chef de l’Etat, Kaïs Saïed, a décidé de prolonger «jusqu’à nouvel ordre» le gel du parlement. Les activités de ce dernier ont été suspendues depuis «le coup de force» du 25 juillet. Nous publions ce long entretien comme un élément d’information et de débat, quand bien même le thème des volontés des bailleurs de fonds n’est pas abordé explicitement. – Réd.]
Monica Marks (MM, 11 août): Comment voyez-vous la situation politique en Tunisie depuis l’annonce du président Kaïs Saïed le 25 juillet 2021? Quelles sont vos réflexions générales sur ce qui nous a conduits à ce point?
Hamma Hammami (HH): La situation que nous vivons en Tunisie [depuis le 25 juillet] est extrêmement préoccupante. Elle pourrait représenter un détournement très dangereux de la voie démocratique, ainsi que des exigences de la révolution. A l’heure actuelle, de nombreux dirigeants politiques, y compris des dirigeants qui, comme moi, sont à gauche, ne discutent pas ouvertement de ces questions. Mais je crois fermement que le dirigeant de n’importe quel parti politique doit dire la vérité aux gens – et non pas simplement suivre ce qu’il suppose que la «rue» veut qu’il dit.
Commençons par le contexte du 25 juillet 2021. Il y avait, comme vous le savez, des frustrations très largement ressenties qui ont rendu les Tunisiens réceptifs à la prise de pouvoir de Kaïs Saïed. Pour faire simple, la Tunisie a vécu une crise parce qu’il n’y a pas eu de changements vraiment profonds et révolutionnaires du système depuis la révolution de 2010-2011.
Lors des manifestations de décembre 2010 et de janvier 2011, les Tunisiens ont réclamé «Des emplois, la liberté et la dignité!». Cependant, après la fuite de Zine el-Abidine Ben Ali [1987-2011], le nouveau système n’a pas accompli ce pour quoi il avait été créé. Nous n’avions changé que sur le plan politique, passant de la dictature à la démocratie représentative. Mais cela n’a pas produit les changements sociaux que la population avait demandés. Les partis au pouvoir ont surtout veillé à leurs propres intérêts – des intérêts de corrompus. La richesse reste entre les mains des mêmes personnes qui étaient riches sous le régime de Ben Ali. Nombre de ces personnes corrompues détiennent toujours cette richesse, et le peuple tunisien n’a rien obtenu. Nombre de ces personnes ont été, en coulisses, d’importants donateurs des partis politiques. Alors bien sûr, les partis travaillent souvent pour défendre les intérêts [des riches].
En définitive, dix ans plus tard, le gouvernement n’a résolu aucun des problèmes socio-économiques fondamentaux du peuple tunisien. Au contraire, le commun des mortels a encore plus de problèmes qu’avant. Les niveaux d’endettement et de pauvreté ont augmenté. Au cours de ces dix dernières années, nous avons également connu des attaques terroristes et une augmentation de la criminalité quotidienne. En dehors de la liberté d’expression – qui est un gain considérable – les gens ne peuvent pas faire état d’une seule amélioration de leurs conditions de vie réelles.
Les grands partis ont perdu un temps précieux à défendre leurs propres intérêts. La politique au sommet et les accords n’ont pas non plus résolu les problèmes du peuple. Nidaa Tounes [fondé par Béji Caïd Essebsi en 2012; lors des législatives de 2014, il devient le premier parti, avant de régresser à des défections] et Ennahda [Mouvement de la renaissance, parti islamiste conservateur] ont décidé en 2015 de former un gouvernement de coalition, mais ils n’ont résolu aucun des grands problèmes à long terme. Ils n’ont pas réussi à mettre en place une Cour constitutionnelle. Ils n’ont pas réussi à créer des organes forts et indépendants pour surveiller la corruption ainsi que la crédibilité des médias et du travail judiciaire. Ainsi, les élections [parlementaires et présidentielles] de 2014 n’ont résolu aucun problème. Les élections de 2019 ont été encore pires car au lieu de résoudre les problèmes, elles ont créé une nouvelle crise encore plus grave. Ces élections ont été dominées par l’argent, les magnats des médias et la montée parallèle d’un nouveau pouvoir que ces forces régressives ont contribué à faire naître: le populisme.
Le type de populisme que représente le président Kaïs Saïed est traditionaliste et vide de tout programme sérieux et substantiel. Il est conservateur en ce qui concerne les droits des femmes et la place de la religion dans la société. Politiquement, il est fortement opposé aux partis politiques. Dans son discours, Kaïs Saïed dépeint tous les médias et les partis politiques comme étant complètement corrompus. «Al-sha’b yurid» [le peuple veut] dit-il, sans nous dire exactement ce qu’il veut ni comment il va établir un programme pour y parvenir. Son discours est radical et le présente selon un profil de sauveur. Son style n’est pas sans rappeler celui de Viktor Orbán en Hongrie ou de Donald Trump aux Etats-Unis. J’ai lu le célèbre livre récemment publié [How Democracies Die] par Steven Levitsky et Lucan Way [Ed. Crown, 2018], des universitaires américains qui ont écrit sur Trump. Ce phénomène d’un leader populiste prêchant que «le peuple sait ce qu’il veut» et manipulant ce discours pour exclure tous les autres du pouvoir correspond parfaitement à ce qui se passe ici.
C’est exactement ce que Saïed essaie de faire. Il n’a pas de programme, pas de priorités concrètes, seulement des condamnations à l’emporte-pièce et des promesses mal définies pour «nettoyer» le pays. Il est important que les gens réalisent que Saïed est extrêmement rigide dans sa façon de penser. Et il est contre la démocratie. Saïed a dit qu’il voulait dissoudre tous les partis politiques. Il nourrit une animosité de longue date envers les partis dans leur ensemble, envers le concept même de parti, et cela est bien connu en Tunisie. Les gens devraient lire son interview du 12 juin 2019 dans le journal al-Sharyaa al-Maghrabi. Elle contient toutes ses idées, et offre un véritable avant-goût de ce qui allait arriver.
MM: Beaucoup de gens pensent que Saïed s’attaque aux partis parce qu’ils sont – du moins comme il le prétend – entièrement corrompus, et qu’il résoudra les problèmes socio-économiques de la Tunisie en s’attaquant d’abord à la corruption en brisant ce qu’il définit comme ce système de partis corrompus.
HH: Oui, beaucoup de gens supposent que c’est, en ce moment, la forme du conflit – en d’autres termes, le conflit entre Saïed et les partis politiques serait fondamentalement un conflit sur la corruption. Mais ils ont tort. La guerre entre Saïed et les partis politiques n’est pas une guerre sur des approches différentes des problèmes économiques de la Tunisie. Ce n’est pas non plus une guerre sur la corruption. C’est, au fond, une guerre pour gouverner. C’est un conflit portant sur le pouvoir, sur qui détient l’autorité. Saïed veut que la Tunisie ait un système plus présidentiel. Il pense qu’il a la légitimité populaire et de la rue, ce qui lui donne le droit de détenir tous les pouvoirs entre ses deux mains. Le Parlement et la Kasbah [Présidence du gouvernement, siège du pouvoir] étaient pratiquement enfermés dans une lutte de pouvoir avec lui depuis son élection en 2019, car ils avaient deux visions différentes de qui avait le droit de détenir plus de pouvoir.
Mais durant ce conflit sur qui détient le pouvoir, aucun parti ni aucun dirigeant n’ont pris la responsabilité de résoudre les profonds problèmes socio-économiques de la Tunisie. La haine populaire envers le Bardo [siège du parlement] et la Kasbah [le gouvernement] s’est accentuée parce que les gens les voyaient en conflit permanent les uns avec les autres. Ils ont assisté à des manifestations d’insultes dignes d’un cirque et même à des violences physiques au parlement. Mais ils ne pouvaient pas facilement voir le rôle que Carthage [palais présidentiel] jouait en contribuant à l’impasse et aux luttes de pouvoir politiques.
Les gens ne pouvaient pas facilement voir, par exemple, que Saïed n’a même pas présenté une seule loi au Parlement au cours des deux dernières années, alors qu’il avait la capacité et la responsabilité de le faire. Ils n’ont pas vu non plus [en janvier 2021] quand Saïed a bloqué le remaniement ministériel du gouvernement pour une raison mesquine et liée directement au pouvoir: il a refusé de donner l’approbation présidentielle finale, pro-forma, à un groupe de ministres que le Parlement lui-même avait élu et confirmé. Le peuple n’a pas non plus remarqué, en novembre 2020 et à nouveau ce printemps 2021, que l’Union générale tunisienne du travail (UGTT, le plus grand syndicat) a proposé à Saïed une initiative de dialogue national pour aider la Tunisie à trouver une solution à ses problèmes profonds. Or, Saïed a rejeté catégoriquement son offre. De plus, Saïed lui-même a contribué à bloquer la création d’une Cour constitutionnelle en refusant d’approuver une loi que le Parlement avait déjà adoptée, ce qui aurait permis de faciliter l’élection des membres de cette cour.
De même, beaucoup de gens n’ont pas vu clair, le 18 avril 2021, lorsque Saïed a déclaré que le ministère de l’Intérieur devait être soumis à son contrôle présidentiel. Il s’agissait d’une usurpation du rôle du président tel qu’énoncé dans la Constitution tunisienne de 2014. J’ai dit publiquement ce même jour, le 18 avril, que la Tunisie se dirigeait vers un coup d’Etat.
Toutes ces luttes politiques – la crise politique née des combats constants entre le Bardo et la Kasbah, d’une part, et Carthage [Saïed], d’autre part – ont approfondi les crises économiques et sociales de la Tunisie et ajouté à la gravité de la crise de santé publique de la Tunisie suite au Covid-19. Elles ont également aggravé l’insécurité de la Tunisie, car les crises économiques et sanitaires sont aussi des crises sécuritaires pour le pays.
MM: Quelle est l’importance de la souveraineté nationale de la Tunisie en ce moment? Cette souveraineté est-elle menacée d’une manière ou d’une autre, selon vous?
HH: C’est une question très importante. Il est essentiel que nous reconnaissions qu’il ne s’agit pas seulement d’un conflit interne à la Tunisie. Il s’agit également d’un conflit international. Nous l’avons vu dans la période précédant immédiatement les manifestations du 25 juillet 2021, où l’interférence extérieure d’acteurs régionaux ou internationaux intéressés – et pas seulement le soutien tunisien local – a pu jouer un rôle dans la séquence des événements qui ont conduit à l’annonce de Saïed le 25 juillet.
MM: Pouvez-vous expliquer cela plus clairement?
HH: Oui. Avant le 25 juillet, moi et d’autres membres de mon parti avons senti qu’il y avait un certain niveau d’orchestration ou d’interférence dans la façon dont l’événement était planifié et annoncé sur Facebook. Par exemple, la principale page Facebook qui annonçait l’événement a été lancée par une seule personne et a réussi à attirer 140 000 participants en une heure. En vingt-quatre heures, cette page avait gagné 410 000 participants. En cinq jours, elle comptait un nombre impressionnant de 700 000 soutiens. Ce sont des chiffres énormes dans [un petit pays comme] la Tunisie, et la vitesse était si rapide que l’on pouvait se demander – si l’on avait un esprit critique face à cette situation – si cent pour cent du soutien était vraiment effectif.
Mon parti, le Parti des travailleurs, a compris qu’une orchestration ou une amplification extérieure avait pu jouer un rôle ici. Ainsi, nous ne sommes pas sortis dans la rue pour nous joindre aux manifestants du 25 juillet, ou à ceux qui ont célébré l’annonce de Saïed. Il est étrange pour nous de ne pas être dans la rue, puisque mon parti a une longue histoire de manifestations, en particulier pour ce qui a trait aux conditions nourrissant la frustration sociale et économique du peuple. Mais là, c’était différent. Nous avons décidé qu’il était plus sage de rester à l’écart.
Le 25 juillet, certains manifestants ont attaqué et brûlé différents sièges du parti Ennahda. Cela nous a également mis mal à l’aise, car nous ne pensons pas que la violence soit une solution dans cette situation. Permettez-moi d’être très clair: mon parti et moi-même tenons Ennahda et tous les partis qui travaillent avec lui pour responsables de la crise politique qui prévalait dans le pays avant le 25 juillet. Nous ne soutenons Ennahda en aucune façon.
Mais Saïed n’est pas non plus un outsider, comme je l’ai expliqué précédemment. Il n’est pas un acteur irréprochable. Il a lui aussi sa part de responsabilité dans le développement de la crise politique qui a déçu les gens. Il est président de la république depuis deux ans maintenant. Donc, à notre avis, il vient de l’intérieur du système. Et les actions qu’il a annoncées le 25 juillet – dans lesquelles il prend tous les pouvoirs pour lui-même, se désignant essentiellement comme le juge et le jury pour tout le pays, et ainsi de suite – ne sont pas des actions prises dans le but de «corriger» la voie révolutionnaire de la Tunisie. Ce sont des actions que Saïed a décidées dans le but de prendre le système entre ses mains.
MM: Kaïs Saïed a-t-il réalisé un coup d’Etat, selon vous?
HH: Oui, il l’a fait. Saïed avait une fraction du pouvoir, et cela était conforme au système établi par la Constitution tunisienne de 2014. Maintenant, cependant, il a tout le pouvoir. Saïed a clairement fait un coup contre la Constitution de la Tunisie. Il est le parlement maintenant. Il est l’exécutif maintenant. Il est aussi le système judiciaire maintenant. Il a pris les trois branches du pouvoir entre ses mains. Il congèle tous les autres et garde tous ces pouvoirs pour lui, en dehors de ce que la Constitution ou toute autre loi stipule effectivement. Donc, à l’heure actuelle, nous pouvons dire que le système de gouvernement de la Tunisie est une autocratie.
MM: Certains à gauche vous ont traité de fou pour avoir dit cela. La plupart des personnes de gauche que j’ai rencontrées ici personnellement, et que j’ai lues dans les journaux et écoutées, semblent soutenir fermement Kaïs – ou du moins se sentir positif ou très optimiste à propos de ce moment.
HH: En Tunisie, il y a ce que j’appelle le «syndrome Ennahda». Il y a des éléments de la gauche ici qui considèrent Ennahda comme responsable de tous les problèmes, quels qu’ils soient. C’est une sorte d’obsession. Et cela peut aussi être opportuniste et hypocrite. Il y a des partis qui ont autrefois gouverné avec Ennahda, par exemple, dont les dirigeants et les partisans prétendent aujourd’hui être ardemment contre Ennahda. En tant que Parti des travailleurs, nous n’avons jamais gouverné avec Ennahda, pas même une fois, et nous avons été pratiquement les seuls à nous opposer clairement et systématiquement aux programmes d’Ennahda. Pourquoi? Parce que, à notre avis, Ennahda a un mauvais plan économique – un plan économique conservateur et néolibéral. Mais quel est le plan économique de Saïed en ce moment? Est-ce un plan de gauche? Un plan de droite? Est-ce que Saïed a même un plan? Je ne comprends pas pourquoi les gens de gauche au plan économique se réjouiraient-ils de son plan économique, car il n’en a pas.
MM: Beaucoup de mes amis, en particulier des amis de gauche et des amis qui sont fortement préoccupés par l’état de la corruption dans ce pays, disent que Saïed est le seul président qui leur a donné un véritable espoir qu’il s’engage réellement à combattre la corruption dans ce pays. Que diriez-vous à ces personnes qui voient en Saïed un combattant anti-corruption véritablement propre et engagé?
HH: Saïed n’a rien fait contre la corruption à ce jour. Youssef Chahed [ancien Premier ministre] a déployé dix fois plus d’efforts que Saïed pour lutter contre la corruption, même si la lutte contre la corruption de Chahed était extrêmement sélective et incomplète. Dix-huit jours se sont écoulés depuis le coup d’Etat de Saïed. Et qu’a-t-il fait pour lutter contre la corruption? Rien. Il a appelé les hommes d’affaires les plus corrompus du pays, représentés par l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (UTICA, une association patronale), et leur a dit en substance: «Ne vous inquiétez pas, nous ne ferons rien contre vous.» Il leur a dit de baisser leurs prix, ce qu’ils ont fait car cela leur donnait une facile porte de sortie. C’était une sorte de deal entre lui et eux, à mon avis. Au lieu de s’en prendre à des personnes que nous savons être les chevilles ouvrières de la corruption, Saïed s’en prend à des personnes sans grande importance d’une manière qui semble désordonnée et peu claire. Par exemple, le premier député à être arrêté est Yassine Ayari [élu dans la circonscription d’Allemagne puis de France], qui n’est membre d’aucun parti politique et qui, ironiquement, est l’un des députés qui travaille le plus dur pour lutter contre la corruption!
MM: Quelle est la position de l’UGTT dans tout cela?
HH: La position du [secrétaire général Noureddine] Taboubi a été très claire. Il a dit que l’UGTT attendra un plan économique et social, et qu’elle soutiendra les intérêts des travailleurs. Il a également déclaré, lors d’un discours prononcé à Sfax, que le maintien des libertés représente une ligne rouge à ne pas franchir.
MM: Pensez-vous que Saïed franchira l’une de ces lignes rouges que les organisations de la société civile, dont l’UGTT, prétendent défendre en matière de droits et libertés?
HH: Saïed représente une menace majeure pour la liberté. C’est clair. Mais permettez-moi de revenir un instant sur la question du soutien à Saïed au sein de la gauche et des groupes de la société civile, ici en Tunisie. Nous, la gauche, devons nous rappeler, à mon avis, que notre travail n’est pas seulement d’être contre Ennahda. Il s’agit de présenter une meilleure alternative à Ennahda. Saïed n’est pas une meilleure alternative à Ennahda concernant la situation économique et sociale du pays, parce qu’il n’a pas de plan, comme je l’ai dit.
Mais il ne représente pas non plus une meilleure alternative à Ennahda concernant les libertés et la démocratie. Au contraire, il représente un pire ennemi des libertés et de la démocratie dans la Tunisie d’aujourd’hui depuis l’annonce de son coup d’Etat le 25 juillet. Il utilise la loi d’urgence, qui a été créée en 1978 lorsque des balles réelles ont été utilisées contre les Tunisiens lors des manifestations du Jeudi noir, où de nombreux militants de gauche ont été brutalisés par les forces de police [première grève générale depuis l’indépendance]. Regardez ce qui est arrivé au [député indépendant] Yassine Ayari [emprisonné le 29 juillet], non pas parce qu’il est lié de quelque manière que ce soit à une mafia corrompue, mais parce qu’il a simplement publié un message sur Facebook. Un autre député, Rached al-Khiari [islamiste], a également été arrêté, depuis le 25 juillet, pour un post sur Facebook.
A la télévision, il n’y a presque plus de points de vue ou d’analyses critiques. Tous les députés et les personnalités politiques connues, y compris moi-même, sont préoccupés par le fait qu’ils ne sont pas autorisés à voyager en dehors du pays. Les médias rapportent que les personnalités politiques ne peuvent pas voyager, mais le président n’a rien dit pour les démentir. Nous entendons également de plus en plus de rapports sur des politiciens, ainsi que des hommes d’affaires, des juges, etc. qui se voient refuser la sortie du pays. De nombreux juges vivent actuellement dans la terreur car, comme les députés, ils ont été privés de leur immunité depuis le 25 juillet. Il existe donc de multiples groupes de personnes qui vivent sous la menace d’accusations non fondées, de licenciements arbitraires, d’interdictions de voyager, d’assignations à résidence, voire de détention ou d’emprisonnement. Tout cela se déroule en dehors de toute procédure régulière.
Vous pouvez également voir, sur Facebook et d’autres plateformes de médias sociaux, comment les partisans de Saïed s’expriment en ce moment même. Regardez ce qui est arrivé à Samia Abbou [députée du Courant démocratique, un parti politique qui soutient Saïed]. Elle a récemment déclaré sur Facebook qu’elle était avec Saïed, mais qu’elle n’était pas nécessairement d’accord avec sa façon de faire les choses. Elle a été assaillie par la violence verbale. Regardez ce qui est arrivé à Sana Ben Achour [une juriste qui a publié une analyse expliquant pourquoi les actions de Saïed étaient inconstitutionnelles]. Ces méthodes sont fascistes, et Saïed encourage ses partisans à attaquer les autres avec cette violence verbale parce que lui-même invoque constamment la nécessité d’une campagne de «purification» contre les élites politiques et économiques de ce pays, qu’il décrit comme entièrement corrompues. Ces méthodes sont, encore une fois, fascistes et dangereuses pour les droits et les libertés.
Donc, ce que je dis, à la gauche et à tous ceux qui veulent bien m’écouter, c’est que nous avons besoin en Tunisie d’un meilleur système de démocratie que ce qu’Ennahda a fourni – nous devons présenter une meilleure alternative à Ennahda. Saïed ne nous aide pas à le faire.
MM: En parlant d’alternatives, j’ai une autre question pour vous. Une chose que j’entends souvent, de la part de beaucoup de mes amis, ici, et de beaucoup de jeunes que je rencontre dans la rue, c’est que la crise politique de la Tunisie était si terrible avant le 25 juillet – que le pays était empêtré dans un cycle si désespérément improductif de blocage et de querelles politiques – qu’il n’y avait tout simplement pas de meilleure alternative disponible que ce que Saïed a fait. Quelle est votre réponse à cette affirmation?
HH: Le Parti des travailleurs avait une alternative il y a un an et demi. L’UGTT avait une alternative impliquant un dialogue national qu’elle a présentée à Saïed, il y a des mois et des mois. Pendant la pandémie de Covid-19, nous avons présenté à Saïed de multiples solutions et suggestions. Certaines d’entre elles comprenaient la suspension du remboursement de la dette et également la révision des accords d’importation de la Tunisie, car il y a un énorme déficit commercial et un déséquilibre dans les échanges. Nous avons surtout concentré notre attention sur les solutions pour atténuer le désespoir des gens sur la scène économique et sociale, qui est la racine des problèmes de la Tunisie selon nous, en tant que Parti des travailleurs.
Donc, nous avons compris, et nous comprenons toujours, que les Tunisiens soient en colère. Ils sont extrêmement en colère, et à juste titre. Mais le rôle des partis politiques est de présenter rationnellement des alternatives, et de montrer la voie à suivre. Ce n’est pas de disparaître, ce que Saïed semble vouloir.
En ce moment, nous commençons à entendre de nouvelles questions étranges en Tunisie comme «La démocratie peut-elle exister sans partis politiques?» et «Pouvez-vous avoir un système démocratique sans parlement?», et cela à cause de ce que Saïed fait et de la façon dont il s’exprime. Encore une fois, regardez comment de nombreux partisans de Saïed réagissent sur les médias sociaux. Ils se moquent souvent de la démocratie dans leurs messages – ils parlent même d’éliminer complètement Ennahda et les autres partis. Ce n’est pas la voie à suivre. Nous avons besoin de nombreux partis politiques différents avec de nombreux points de vue différents. Même si nos partis actuels ne sont pas assez bons. Nous devons les rendre meilleurs.
Ce n’est pas parce que vos partis ou votre parlement actuels sont mauvais que vous avez le droit de les éliminer complètement! De la même manière, ce n’est pas parce que vos médias et vos journalistes sont mauvais que vous avez une excuse pour éliminer complètement les médias.
De nombreux dictateurs dans l’histoire ont commencé de cette façon. Grâce au soutien populaire, en étant élus démocratiquement, puis en parlant de «purifier» le pays. Hitler est le pire exemple et le plus évident. Mais il y en a d’autres.
Je pense, par exemple, à l’année 1987, ici même en Tunisie. Zine el-Abidine Ben Ali est arrivé au pouvoir par son propre coup d’Etat «médical» [allusion au rapport médical de novembre 1987 attestant de l’incapacité du président Habib Bouguiba d’assumer ses fonctions] plutôt que par des élections. Les conditions n’étaient donc pas exactement les mêmes que maintenant, bien sûr. Mais il y avait des similitudes importantes que nous devons examiner très attentivement en ce moment. J’ai vécu le coup d’Etat de Ben Ali en 1987. Le Parti des travailleurs a été le seul à se lever à l’époque et à dire très clairement que c’était un coup d’Etat. Et nous avons reçu les mêmes critiques que celles que nous recevons aujourd’hui. Beaucoup de gens à gauche disaient: «Hamma est fou.» Et puis beaucoup de ces mêmes personnes, malheureusement, se sont retrouvées en prison.
Nous devons étudier l’histoire. Et nous devons écouter les signaux d’alarme en ce moment. Il y en a tellement ici même, mais aussi beaucoup de signes d’avertissement dans les réactions internationales à ce qui se passe. Les jeunes qui étaient en Egypte [en 2013] supplient les Tunisiens, en ce moment même, en leur disant de ne pas faire les mêmes erreurs qu’eux. S’il vous plaît, soyez plus éveillés et conscients de ce qui se passe et de ce qui peut si facilement arriver dans des situations où un homme prend tout le pouvoir entre ses mains. […]
D’un autre côté, les médias d’Arabie saoudite et des Emirats arabes unis parlent de la Tunisie comme s’il s’agissait de leur propre pays, célébrant la prétendue chute des «Ikhwan» [Frères musulmans]. En tant que Parti des travailleurs, nous voulons que la Tunisie soit indépendante. Nous voulons que la Tunisie soit forte et qu’elle se tienne sur ses propres pieds. Vous avez déjà posé la question de la souveraineté. Elle est importante ici aussi.
MM: Avez-vous des réflexions finales que vous aimeriez partager et que je n’ai pas eu l’occasion d’entendre ou de demander?
HH: Une chose que je voudrais souligner, et une autre raison pour laquelle je pense que nous devons éviter de supposer que Saïed atteindra les objectifs de la révolution, ou qu’il défendra les droits et les libertés de manière fiable, est la suivante: sous Ben Ali, Saïed n’a jamais signé une seule pétition protestant contre ce que Ben Ali a fait. Pas une seule pétition. Il n’a pas d’histoire en tant que combattant des droits de l’homme. En tant que professeur de droit constitutionnel, il n’a jamais lutté pour la démocratie ou pris des positions claires sur une question qui contrevenait directement à la dictature de Ben Ali. Il n’est jamais descendu dans la rue avant la révolution. Alors pourquoi devrions-nous le voir comme un révolutionnaire maintenant? Ou comme quelqu’un de très courageux qui combattra les réseaux les plus sombres de corruption ou d’autres abus au sein de l’Etat tunisien?
En ce moment, nous vivons une période d’hallucination collective, comme si les gens étaient sous l’effet d’une drogue. Ils croient en Saïed, et ils rêvent qu’il sera capable de résoudre beaucoup de problèmes dans leur vie et dans l’Etat lui-même. Si vous critiquez ce moment, ou si vous critiquez Kaïs Saïed en tant que personne, de quelque manière que ce soit, les gens sont très contrariés. Beaucoup de gens sont désespérés, et l’espoir, quel qu’il soit, est si bon. Mais bientôt, nous redescendrons sur terre. Il ne nourrira plus ces rêves hallucinatoires. Et je crains que la gueule de bois ne soit terrible.
MM (16 août): Quelques jours se sont écoulés depuis notre dernière conversation. Avez-vous vu quelque chose de nouveau qui vous fait penser différemment, ou avez-vous essentiellement le même sentiment sur Saïed et la situation?
HH: L’opinion que j’ai exprimée au sujet de Saïed est de plus en plus renforcée par les événements récents. Par exemple, l’application de procédures exceptionnelles pour des catégories sociales entières. Pour la première fois en Tunisie, la sanction est appliquée collectivement à de multiples catégories sociales. Avocats, juges, médias, députés, hommes d’affaires, administrateurs de l’Etat, etc. sont tous mis dans le même sac et traités comme des «corrompus» sans aucune preuve livrée lors de procès pénaux devant des tribunaux impartiaux. Ils sont contraints de rester en Tunisie et sont collectivement interdits de voyage. Ceci n’est soutenu par aucune loi et se situe en dehors de tout cadre judiciaire.
Je vais vous donner un exemple. Il y a un député du Courant démocratique [pro-Saied] qui s’appelle Anwar Chedli. Ce député vit dans le sud de la France, à Marseille, avec sa femme et ses fils. Il a été attaqué par des députés de la Karama [Coalition de la dignité, islamiste]. Après cela, Saïed l’a invité pour lui exprimer son soutien. Mais lorsqu’il a voulu voyager le vendredi [13 août], il a été arrêté à l’aéroport et a attendu longtemps. Puis il a été informé qu’il n’avait pas le droit de voyager. Et lorsqu’il a demandé pourquoi, on lui a répondu qu’on n’avait pas besoin de lui en donner la raison. C’est ce que nous appelons l’oppression. Ils n’avaient même pas de raison à donner à ce député concernant le motif pour lequel il était interdit de voyager. Et deux jours auparavant, sa collègue du Courant démocratique [pro-Saïed], une femme parlementaire qui vit en Suisse, a été autorisée à voyager parce qu’elle a un passeport étranger. […]
MM: Etes-vous en mesure de voyager en ce moment?
HH: Je n’ai pas de position officielle pour le moment. Je ne suis pas un député. Mais, comme je suis une personnalité politique, il est possible que je me rende à l’aéroport et que j’y sois arrêté.
MM: Certaines personnes m’ont dit que seuls les députés actuels ne sont pas autorisés à voyager. Mais d’autres m’ont dit qu’il s’agit de tous les députés depuis la révolution, depuis l’Assemblée constituante jusqu’à aujourd’hui.
HH: Ce sont tous les députés, depuis la création de l’Assemblée constituante. Cela n’a pas été communiqué clairement, mais nous savons que cela se passe. Il n’y a pas de décret écrit de Saïed dictant cela. Cela se fait plutôt par le biais d’une série d’instructions informelles, totalement extralégales, qui sont données à la sécurité des aéroports et à d’autres services. Cette façon de travailler en dehors des limites du système légal nous rappelle également Ben Ali, car il communiquait souvent des ordres répressifs comme les interdictions de voyager par le biais d’instructions informelles.
Je voudrais parler d’un deuxième développement depuis notre dernière conversation, que je considère comme dangereux: la visite de hauts responsables des Etats-Unis en Tunisie, et ce que cela dit de la façon dont Saïed communique (ou ne communique pas) avec le peuple tunisien. Le destin de la Tunisie est maintenant discuté en dehors de la Tunisie. La délégation américaine a rencontré Saïed et a apporté une lettre de Joe Biden, le président des Etats-Unis, expliquant ce que le gouvernement des Etats-Unis attend de Saïed dans la situation actuelle: former un gouvernement, combattre les problèmes économiques et revenir à une voie parlementaire plus démocratique. Les Etats-Unis ont donc une ligne de communication claire avec Saïed. Nous savons également qu’il discute du destin de la Tunisie avec [le président français] Emmanuel Macron et avec les ministres des Affaires étrangères d’Algérie, d’Egypte et des pays du Golfe. Mais ce qui est intéressant et très inquiétant est ceci: il n’a rien fait, semble-t-il, pour discuter du destin de la Tunisie avec le peuple tunisien lui-même. Il n’a aucune communication avec les différents partis politiques. Il ne parle pas aux ONG et aux groupes de la société civile les plus importants. Il se ferme totalement aux médias, à la société civile et aux autres acteurs politiques.
Les médias ne peuvent pas faire de reportages sur Saïed facilement parce qu’il ne parle à aucun de nos médias, ou ne leur donne aucune information concernant ses prochaines actions. Nous attendons donc des nouvelles des ambassades étrangères concernant notre propre pays. Les rares fois où Saïed parle aux gens, il s’agit surtout de mots généraux et de discours. Il ne reçoit pas les journalistes et ne s’entretient pas avec eux. Pour autant que je sache, il n’y a personne au palais qui soit responsable de ses communications et des médias. Les médias ne reçoivent donc aucune information officielle. Ils attendent simplement que le frère de Saïed, Naoufel, publie quelque chose sur sa page Facebook personnelle. Ou peut-être attendront-ils qu’un membre d’un des groupes qui soutiennent Saïed fasse un post. Au-delà de ce genre de situation de black-out, nous avons aussi des blogueurs qui ont posté quelque chose puis sont envoyés en prison, comme nous l’avons évoqué lorsque nous avons parlé ensemble il y a quelques jours. C’est extrêmement dangereux pour la liberté des médias.
MM: De nombreuses organisations de la société civile avec lesquelles je m’entretiens ici – de l’UGTT à l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) en passant par la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH) – disent que Saïed ne semble pas vouloir écouter leurs idées pour élaborer une feuille de route, et qu’il a plutôt sa propre feuille de route.
HH: C’est exact. Le modus operandi préféré de Saïed est de faire asseoir les gens, de les sermonner, puis de les écarter. Il ne fait même pas d’effort pour avoir des dialogues débouchant sur une action, parce qu’il ne semble pas en voir la valeur.
Une troisième chose que je veux souligner, et que je trouve inquiétante depuis notre dernière conversation, c’est que le 13 août, journée nationale de la femme, et du Code du statut personnel. Les femmes attendaient que Saïed parle des droits des femmes. Pendant les époques de Bourguiba et de Ben Ali, ils faisaient au moins formellement semblant de penser aux droits des femmes, ils le prétendaient. Mais Saïed a fait un discours en 2020 disant qu’il est contre l’égalité entre les hommes et les femmes, surtout en ce qui concerne l’héritage. Il a dit qu’il suivait la charia sur ce point. Cela contrevient à la Constitution de 2014, qui stipule que la Tunisie est un pays civil.
Les articles 21 et 46 stipulent que les hommes et les femmes sont totalement égaux en droits – qu’ils ont les mêmes droits. Ce 13 août, de nombreuses organisations féministes comme l’ATFD, qui n’ont rien dit contre le 25 juillet, ont attendu que l’Etat fasse des procédures pour modifier, faire avancer le Code du statut personnel [CSP] pour atteindre l’égalité. Mais Saïed a complètement évité de parler de ce sujet. Il s’est contenté d’aller voir quelques femmes qui font un travail artisanal et a promis de garantir leurs droits économiques et sociaux.
Je voudrais souligner deux points. Le premier est que Saïed est contre l’égalité. L’année dernière, il a dit qu’au lieu de parler d’égalité, nous devrions parler de justice, que l’égalité n’est qu’une question de forme. C’est la même position que celle d’Ennahda et de la Coalition pour la dignité (Karama), et c’est dangereux. Parce que la justice ne signifie rien si l’on ne reconnaît pas d’abord l’égalité des personnes [et le besoin d’un traitement égal]. Kaïs Saïed a exprimé une position similaire à celle d’Ennahda et de Karama l’année dernière et n’a rien fait pour actualiser ou redresser cela ce 13 août.
Nous ne pouvons pas séparer les droits civils et politiques des droits économiques et sociaux. Si une femme n’a pas de droits civils et politiques, elle ne peut pas avoir de droits économiques et sociaux et vice versa.
MM: J’ai entendu certains jeunes critiquer votre parti pour avoir prétendument suggéré que les manifestations du 25 juillet étaient motivées par une ingérence sioniste. Quelle est votre réponse?
HH: C’est une fausse nouvelle parce que dans la déclaration nous avons dit que nous ne participerons pas au mouvement du 25 juillet parce que nous ne savons pas qui est derrière et quels sont leurs objectifs. Nous avons pris cette décision sur la base du développement rapide de leur groupe de supporters sur Facebook. Comme je vous l’ai dit, en quatre ou cinq jours, ils ont eu 700 000 participants. Il est peu probable qu’une seule personne ait pu faire cela en si peu de temps. En une heure, ils ont eu 140 000 participants. Nous ne savons pas qui est derrière ce mouvement. Il est suspect. L’un des groupes qui a lancé cet appel est le Conseil supérieur de la jeunesse, qui a réclamé un système militaire, le pouvoir aux mains des militaires et des dirigeants de gouvernorat membres de l’armée. Nous n’avons pas dit que ceux qui ont participé aux manifestations du 25 juillet étaient sionistes. Nous avons plutôt dit qu’il y a des éléments suspects qui appellent à ces protestations. Nous avons dit que nous ne savons pas exactement qui organise tout cela, et s’il y a une quelconque ingérence extérieure dans la planification et l’amplification des appels à ces manifestations sur Facebook. C’est pourquoi, en tant que Parti des travailleurs, nous n’avons pas participé.
MM: J’entends beaucoup de jeunes gens dire: «Si Saïed devient un dictateur, nous le renverserons tout simplement. S’il montre des signes de dictature, nous serons de nouveau dans les rues pour l’arrêter dans son élan, car nous avons renversé Ben Ali et nous comprenons comment se débarrasser d’une dictature.»
HH: Ces jeunes gens n’ont peut-être pas vécu à l’époque de Ben Ali. Ben Ali n’a été renversé qu’après près de vingt-cinq ans. Nous ne voulons pas que Saïd reste aussi longtemps. Au début, Ben Ali ne montrait pas de signes de dictature. Les gens disaient: «C’est quelqu’un de bien, donnons-lui du temps, attendons de voir.» Mais pendant ce temps, alors qu’ils attendaient et voyaient, il a réorganisé les choses pour pouvoir rester au pouvoir.
C’est très dangereux lorsque vous entendez certains jeunes parler de cette façon. Cela montre qu’ils ne voient rien de vraiment dangereux dans cette situation et qu’ils sous-estiment la valeur de la liberté, de la démocratie et des institutions. Cela montre qu’ils ne réalisent pas vraiment que la dictature commence petit à petit. Elle peut commencer par un simple discours.
Notre rôle en tant que parti politique n’est pas seulement de soutenir le peuple, y compris nos jeunes, mais de mettre en garde contre l’avenir et ce que l’avenir pourrait apporter.
MM: Les députés de la plupart des partis politiques semblent silencieux depuis le 25 juillet. Ils ne mettent pas en garde contre les dangers que vous dites exister. Comment expliquez-vous ce silence, ou ce manque de réaction, de la part des élus tunisiens, qui sont eux-mêmes mis hors jeu, interdits de voyage et marginalisés par Kaïs Saïed en ce moment?
HH: Il y a des députés corrompus. Il y a aussi des députés effrayés, qui ne sont pas tous corrompus. D’autres députés et personnalités politiques sont probablement «gourmands» dans cette situation et pourraient, par opportunisme, chercher ou attendre des postes de Kaïs Saïed.
Au sein du Parti des travailleurs, nous étions contre Bourguiba à l’apogée de son pouvoir. Nous étions contre Ben Ali quand il était fort. Nous n’avions pas peur d’être incarcérés, emprisonnés et torturés. Nous n’avions pas peur de dire aux gens la réalité à cette époque, et nous ne serons pas effrayés ou arrêtés par Saïed ou tout autre parti politique ou personne puissante maintenant. (Entretien publié sur le site Jadaliyya, le 20 août 2021 ; traduction rédaction A l’Encontre)
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[1] «Sur une idée de Khemais Chamari, ancien vice-président de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH), les huit hommes âgés de 39 à 66 ans – Ahmed Nejib Chebbi, Hamma Hammami, Mokhtar Yahyaoui, Lotfi Hajji, Samir Dilou, Ayachi Hammami, Abderraouf Ayadi et Mohamed Nouri s’installent dans les trois pièces d’un cabinet d’avocats de Tunis et cessent de s’alimenter pour réclamer la liberté d’organisation politique et associative, la liberté d’expression et une amnistie générale pour tous les prisonniers d’opinion.» (Article de Frida Dahmani, Jeune Afrique, 27 octobre 2015)
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