Par Growing Culture
Des organisations paysannes et indigènes et des groupes de la sociĂ©tĂ© civile organisent un contre-sommet. Plus tard dans l’annĂ©e, les Nations unies doivent organiser un sommet historique (les 26 au 28 juillet 2021) sur les systèmes alimentaires, reconnaissant la nĂ©cessitĂ© d’une action urgente pour une rupture dans les pratiques habituelles du système alimentaire. Mais loin de servir de voie significative pour un changement nĂ©cessaire, le sommet s’annonce comme un moyen de faciliter l’emprise accrue sur système alimentaire par les firmes. Ă€ tel point que des organisations paysannes et indigènes ainsi que des groupes de la sociĂ©tĂ© civile organisent un contre-sommet indĂ©pendant afin de faire entendre leur voix.
Au cĹ“ur de l’opposition se trouve un fait: la confĂ©rence a Ă©tĂ© cooptĂ©e par des intĂ©rĂŞts propres aux firmes du secteur qui poussent vers un style d’agriculture hautement industrialisĂ©, promue par les partisans de la rĂ©volution verte. Cette approche est censĂ©e Ă©radiquer la faim en augmentant la production grâce Ă des semences hybrides et d’autres intrants agrochimiques. Cette approche a Ă©tĂ© largement discrĂ©ditĂ©e pour n’avoir pas atteint ses objectifs et pour avoir endommagĂ© l’environnement. Le document de rĂ©flexion du sommet perpĂ©tue le mĂŞme discours sur la rĂ©volution verte: il est dominĂ© par des sujets tels que les systèmes agricoles contrĂ´lĂ©s par l’intelligence artificielle, les modifications gĂ©nĂ©tiques et d’autres solutions de haute technologie axĂ©es sur l’agriculture Ă grande Ă©chelle, ainsi que les mĂ©canismes de financement et de marchĂ© visant Ă remĂ©dier Ă l’insĂ©curitĂ© alimentaire. Par contre, des mĂ©thodes telles que l’agroĂ©cologie sont absentes ou peu abordĂ©es.
Une crise de la participation
Mais le problème n’est pas seulement le sujet que la confĂ©rence a mis Ă l’ordre du jour. C’est aussi la façon remarquablement antidĂ©mocratique de choisir qui peut y participer, et de quelle manière. L’ordre du jour a Ă©tĂ© Ă©tabli Ă huis clos Ă Davos, la confĂ©rence exclusive du Forum Ă©conomique mondial. Comme le dit Sofia Monsalve, secrĂ©taire gĂ©nĂ©rale de la FIAN International («Pour le droit Ă l’alimentation et Ă la nutrition»): «ils ont sĂ©lectionnĂ© les reprĂ©sentants de la sociĂ©tĂ© civile. Nous ne savons pas pourquoi, ni quelle procĂ©dure ils ont utilisĂ©e».
«Le modèle de gouvernance multipartite est problĂ©matique car il semble très inclusif», poursuit Sofia Monsalve. «Mais en fait, nous nous inquiĂ©tons de la dissimulation des asymĂ©tries de pouvoir, sans avoir une règle claire en termes de responsabilitĂ©. Quelle est la règle ici – qui dĂ©cide? Et si vous ne dĂ©cidez pas en fonction d’une règle, oĂą pouvons-nous aller pour prĂ©tendre que vous agissez mal?»
Les organisateurs de la confĂ©rence ont affirmĂ© qu’ils avaient donnĂ© aux groupes de paysans et aux groupes de la sociĂ©tĂ© civile de nombreuses possibilitĂ©s de participer Ă la confĂ©rence, mais ce n’est qu’une façade. La dĂ©finition de la «participation» par les Nations unies diffère considĂ©rablement de celle des centaines de groupes de la sociĂ©tĂ© civile qui se sont Ă©levĂ©s contre le Sommet. Le Sommet prĂ©tend que permettre aux groupes d’assister Ă des sessions virtuelles et de faire des suggestions Ă©quivaut Ă une participation. Mais une vĂ©ritable participation implique d’ĂŞtre consultĂ© sur les points cruciaux de l’ordre du jour qui ont un impact massif sur les communautĂ©s qu’ils reprĂ©sentent. Cela n’a pas Ă©tĂ© fait.
«Nous n’avons pas eu l’occasion d’orienter l’ordre du jour», explique Sofia Monsalve.
«L’ordre du jour Ă©tait fixĂ©. Point final. Et donc nous demandons “pourquoi nous ne discutons pas de la manière de dĂ©manteler le pouvoir des entreprises?”. C’est une question très urgente sur le terrain pour les gens. Comment se fait-il que nous ne discutions pas du covid et de la crise alimentaire liĂ©e au covid?»
Des organisations comme la People’s Coalition on Food Sovereignty (PCFS), qui reprĂ©sente 148 groupes de base de 28 pays, ont le mĂŞme sentiment. «C’est comme avoir une table mise», explique Sylvia Mallari, coprĂ©sidente mondiale de la PCFS. «Si vous avez une table de repas mise, les questions seraient alors de savoir qui a mis la table, qui est invitĂ© Ă la table, qui s’assied Ă cĂ´tĂ© de qui pendant le dĂ®ner? Et quel est le menu? Pour qui et pour quoi a Ă©tĂ© mis en place le sommet de la nourriture? Et pour l’instant, l’ordre du jour qu’ils ont Ă©tabli laisse de cĂ´tĂ© des peuples cruciaux et mĂŞme leurs propres agences nationales des Nations unies.»
Elizabeth Mpofu de La VĂa Campesina, la plus grande organisation paysanne reprĂ©sentant plus de 2 millions de personnes dans le monde, explique:
«Le sommet des Nations unies sur les systèmes alimentaires, dès le dĂ©but, n’a vraiment pas tenu compte de la voix des paysans. Et s’ils vont parler des systèmes alimentaires, au nom de qui? Parce que les gens qui sont sur le terrain, qui travaillent rĂ©ellement Ă la production de la nourriture, devraient ĂŞtre impliquĂ©s dans la planification. Avant mĂŞme d’organiser ce sommet, ils auraient dĂ» procĂ©der Ă des consultations et cela n’a pas Ă©tĂ© fait.»
Les inquiĂ©tudes ne viennent pas seulement de l’extĂ©rieur de l’ONU. Deux anciens rapporteurs spĂ©ciaux de l’ONU sur le droit Ă l’alimentation – Olivier De Schutter et Hilal Elver – ainsi que Michael Fakhri, qui occupe actuellement ce poste, ont adressĂ© une dĂ©claration aux organisateurs du sommet, dès le dĂ©but du processus. «Ayant tous servi en tant que rapporteur spĂ©cial des Nations unies sur le droit Ă l’alimentation», Ă©crivent-ils, «nous avons Ă©tĂ© les tĂ©moins directs de l’importance d’amĂ©liorer la responsabilitĂ© et la dĂ©mocratie dans les systèmes alimentaires, ainsi que de la valeur des connaissances locales et traditionnelles des populations. Il est profondĂ©ment inquiĂ©tant que nous ayons dĂ» passer une annĂ©e Ă persuader les organisateurs que les droits de l’homme sont importants pour ce Sommet sur les systèmes alimentaires convoquĂ© par le secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral des Nations unies. Il est Ă©galement très problĂ©matique que les questions de pouvoir, de participation et de responsabilitĂ© (c’est-Ă -dire comment et par qui les rĂ©sultats seront-ils obtenus) ne soient toujours pas rĂ©solues.»
Michael Fakhri s’est Ă©galement inquiĂ©tĂ© de la mise Ă l’Ă©cart du ComitĂ© de la sĂ©curitĂ© alimentaire (CSA), une organisation de la sociĂ©tĂ© civile unique en son genre qui permet «aux gens de dialoguer et de dĂ©battre directement avec les gouvernements, en leur demandant des comptes». Comme l’explique Michael Fakhri, si le CSA est mis sur la touche lors de ce sommet (comme il l’a Ă©tĂ© jusqu’Ă prĂ©sent), il existe un rĂ©el danger que «les droits de l’homme n’aient plus leur place dans la politique alimentaire, diminuant ainsi la capacitĂ© de chacun Ă demander des comptes aux acteurs puissants».
Gertrude Kenyangi, directrice exĂ©cutive de Support for Women in Agriculture and Environment (SWAGEN) et membre de la PCFS, a dĂ©clarĂ© lors d’une Ă©mission de Hunger for Justice, le 30 avril 2021, que le problème se rĂ©sume Ă un conflit de valeurs fondamental:
«Les sociĂ©tĂ©s transnationales et les petits exploitants agricoles ont des valeurs diffĂ©rentes. Alors que les premières valorisent le profit, les seconds valorisent l’intĂ©gritĂ© des Ă©cosystèmes. Les contributions significatives des petits exploitants agricoles, le respect des connaissances indigènes, la prise en compte de la biodiversité… ne seront pas pris en compte [lors du sommet]. Les participants (choisis) ne diront pas la vĂ©ritĂ©: que la faim est politique; que l’insĂ©curitĂ© alimentaire en Afrique n’est pas seulement le rĂ©sultat du droit et de la production agricole, mais que c’est une question de justice, de dĂ©mocratie et de volontĂ© politique. C’est ce qui nous prĂ©occupe.»
La prĂ©sence de l’AGRA
Les problèmes du sommet ont Ă©tĂ© encore aggravĂ©s par le fait que le secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral des Nations unies, AntĂłnio Guterres, a choisi de nommer Agnes Kalibata, prĂ©sidente de l’Alliance pour une rĂ©volution verte en Afrique (AGRA), comme envoyĂ©e spĂ©ciale de la confĂ©rence. L’AGRA est une organisation financĂ©e par les fondations Bill et Melinda Gates et Rockefeller (ainsi que par nos gouvernements). Elle promeut une approche de l’agriculture Ă haute technologie et Ă coĂ»t Ă©levĂ©, fortement dĂ©pendante des intrants agrochimiques et des engrais. Ces acteurs ont Ă©tĂ© Ă l’avant-garde des lois et politiques prĂ©datrices en matière de semences qui marginalisent et privent Ă grande Ă©chelle les paysans de leurs droits.
L’AGRA a dĂ©cimĂ© les petits agriculteurs en se rĂ©clamant de l’objectif de «doubler la productivitĂ© et les revenus d’ici Ă 2020 pour 30 millions de mĂ©nages de petits agriculteurs, tout en rĂ©duisant de moitiĂ© l’insĂ©curitĂ© alimentaire dans 20 pays». Leur approche s’est rĂ©vĂ©lĂ©e ĂŞtre un Ă©chec cuisant. Timothy Wise, conseiller principal Ă l’Institute for Agriculture and Trade Policy, a commencĂ© Ă Ă©tudier l’efficacitĂ© de l’AGRA au cours des quatorze dernières annĂ©es de travail. Contrairement Ă de nombreuses organisations Ă but non lucratif qui sont tenues Ă des normes de transparence strictes, l’AGRA refuse de partager avec les chercheurs toute information sur ses Ă©valuations de performance. Il a fallu une demande prenant appui sur la Loi des Etats-Unis concernant la libertĂ© d’information (U.S. Freedom of Information Act) pour dĂ©couvrir ce que l’AGRA a Ă montrer en tenant compte de son budget d’un milliard de dollars. Les chercheurs ont dĂ©couvert que l’AGRA n’avait «apparemment» pas collectĂ© ce type de donnĂ©es avant 2017 (onze ans après sa crĂ©ation en 2006).
La sĂ©curitĂ© alimentaire n’a pas diminuĂ© dans ses pays cibles. En fait, pour l’ensemble des pays dans lesquels AGRA opère, l’insĂ©curitĂ© alimentaire a augmentĂ© de 30% au cours de ses annĂ©es d’activitĂ©; la production agricole n’a pas fait mieux. Pourtant, ce rĂ©cit continue d’ĂŞtre omniprĂ©sent dans le monde. Il constitue l’Ă©pine dorsale du Sommet des Nations Unies sur les systèmes alimentaires et de la plupart des programmes de dĂ©veloppement. Et c’est le prĂ©sident de l’AGRA qui dirige la confĂ©rence.
Les tentatives de jeter des ponts avec les organisations de la société civile ont échoué. Lors des sessions avec les groupes de la société civile, Agnes Kalibata a démontré un manque de sensibilisation aux mouvements croissants dirigés par les paysans qui récupèrent les méthodes agricoles traditionnelles comme des voies prometteuses vers un système alimentaire plus durable. Timothy Wise explique:
«Au cours de la session qu’elle a tenue avec des groupes de paysans, elle a essentiellement indiquĂ© qu’elle ne connaissait pas la dĂ©claration des droits des paysans que l’ONU avait adoptĂ©e il y a tout juste deux ans. Et elle leur a dit: “Pourquoi continuez-vous Ă vous appeler des paysans?” Elle a dit qu’elle les appelle des hommes d’affaires parce qu’elle pense qu’ils ont besoin d’apprendre Ă cultiver comme une entreprise.»
«Il s’agit Ă©galement d’un conflit d’intĂ©rĂŞts assez important, dont les gens ne se rendent pas vraiment compte», poursuit Timothy Wise. «L’AGRA est une organisation Ă but non lucratif qui est financĂ©e par la fondation Gates et quelques autres fondations – et nos gouvernements. Elle est sur le point d’entrer dans une pĂ©riode oĂą elle a dĂ©sespĂ©rĂ©ment besoin de reconstituer son financement. Elle va donc entreprendre une grande campagne de collecte de fonds au moment mĂŞme oĂą cette confĂ©rence aura lieu. Et le sommet est positionnĂ© de manière Ă contribuer Ă cette collecte de fonds.»
Depuis qu’Agnes Kalibata a Ă©tĂ© nommĂ©e envoyĂ©e spĂ©ciale, ce conflit d’intĂ©rĂŞts manifeste a suscitĂ© un tollĂ© gĂ©nĂ©ral. 176 organisations de la sociĂ©tĂ© civile de 83 pays ont envoyĂ© une lettre au secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de l’ONU, AntĂłnio Guterres, pour lui faire part de leurs prĂ©occupations concernant les liens d’Agnes Kalibata avec des firmes. Elles n’ont jamais reçu de rĂ©ponse. 500 organisations de la sociĂ©tĂ© civile, des universitaires et d’autres acteurs ont envoyĂ© Ă l’ONU une dĂ©claration supplĂ©mentaire exposant la liste croissante des prĂ©occupations concernant le Sommet. LĂ encore, ils n’ont reçu aucune rĂ©ponse.
Alors que 676 organisations de la société civile et individus au total ont clairement exprimé leur inquiétude quant à la nomination d’Agnes Kalibata, seules douze personnes ont signé une lettre de soutien à cette nomination. L’équipe de la Community Alliance for Global Justice’s AGRA Watch a découvert que toutes ces personnes, sauf une, ont reçu des fonds de la Fondation Gates.
Des voies opposées pour le changement des systèmes alimentaires
Ce sommet n’est pas seulement un cas de mauvaise planification et un manque de participation rĂ©elle des organisations paysannes. Il reprĂ©sente une tendance plus profonde et plus insidieuse dans la gouvernance des systèmes alimentaires: l’Ă©rosion de la prise de dĂ©cision dĂ©mocratique et la montĂ©e en puissance d’acteurs du secteur privĂ© puissants et irresponsables qui continuent Ă consolider leur pouvoir sur le système alimentaire.
L’absence Ă l’ordre du jour de pratiques telles que l’agroĂ©cologie montre Ă quel point le secteur privĂ© a consolidĂ© son pouvoir. Ces mĂ©thodes sont des solutions très prometteuses, Ă faibles intrants et Ă faible coĂ»t, qui permettent aux agriculteurs d’augmenter leurs rendements tout en pratiquant une agriculture plus durable. Mais elles ne sont mentionnĂ©es qu’en passant. «Si vous observez une situation et voyez quelque chose qui semble ĂŞtre la solution la plus Ă©vidente et la plus sensĂ©e et que cela ne se produit pas, demandez qui gagne de l’argent grâce Ă cette absence de solution», explique Timothy Wise. La rĂ©ponse est claire: l’agriculture Ă haut niveau d’intrants rend de nombreuses personnes extraordinairement riches. Ce pouvoir leur permet d’Ă©tablir l’agenda du changement des systèmes alimentaires, aux dĂ©pens des agriculteurs et de l’environnement.
Promouvoir l’agro-écologie

C’est la raison pour laquelle cette confĂ©rence est si importante: elle dĂ©terminera l’approche du changement des systèmes alimentaires pour les dĂ©cennies Ă venir. Nous, les citoyens, devons dĂ©cider qui doit Ă©tablir l’agenda pour un avenir alimentaire qui nous concerne tous – un avenir qui prĂ©serve la biodiversitĂ© et donne la prioritĂ© aux droits de l’homme et au bien-ĂŞtre. Sommes-nous prĂŞts Ă laisser les entreprises qui recherchent le profit Ă tout prix continuer Ă prĂ©tendre qu’elles savent ce qui est dans notre intĂ©rĂŞt? Voulons-nous un avenir gouvernĂ© par des gens comme la Fondation Bill et Melinda Gates, en partenariat avec les plus grandes entreprises agrochimiques et semencières du monde? Ou sommes-nous prĂŞts Ă exiger que ceux qui produisent rĂ©ellement notre nourriture – les paysans, les agriculteurs et les peuples indigènes du monde entier – soient ceux qui dĂ©terminent notre orientation?
VoilĂ ce qui est en jeu. Ă€ l’heure actuelle, les acteurs les plus puissants du système alimentaire sont sur le point d’Ă©tablir un programme qui leur permettra de continuer Ă amasser des profits Ă des taux stupĂ©fiants, aux dĂ©pens des agriculteurs, des consommateurs et de l’environnement.
Mais il est encore temps de se dĂ©fendre. C’est dans sa lĂ©gitimitĂ© que la confĂ©rence dĂ©tient le plus de pouvoir. Au fur et Ă mesure que les groupes se mobilisent, s’organisent et exigent une vĂ©ritable participation, cette fausse lĂ©gitimitĂ© entretenue par des acteurs comme la Fondation Gates commence Ă s’effriter. Nous devons ĂŞtre solidaires des communautĂ©s de base qui disent la vĂ©ritĂ© sur cette confĂ©rence et ce qu’elle reprĂ©sente. Nous devons nous mettre au travail. (Article publiĂ© par Growing Culture dont le site est le suivant: www.agrowingculture.org; traduction par la rĂ©daction de A l’Encontre)

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