Le VIIIe Congrès du Parti communiste de Cuba [qui s’est ouvert le 16 avril] mettra en scène le départ à la retraite de la vieille garde et de Raúl Castro lui-même. Mais à Cuba, on parle de bien d’autres choses: de l’unification monétaire, de la pandémie, des vaccins cubains, de la crise et de la possibilité d’abattre du bétail après presque 60 ans d’interdiction. Ce «congrès de la continuité historique» résume les tensions entre l’inertie et le changement.
Les gens de La Havane parlent. Ils parlent de tout. Ils parlent beaucoup, par exemple, de la résurgence du Covid-19, qui a atteint ces deux derniers mois des chiffres qui tournent autour de 1000 infections par jour, alors que nous avions pris l’habitude d’en compter moins de 100. Ils parlent de l’annonce de mesures de restriction supplémentaires dites dues à la pandémie, de plus de fermetures, de plus de contrôles. Ils parlent du pauvre voisin qui a été testé positif et qui est à l’hôpital. Ils parlent, bien sûr, des différents vaccins cubains, ils parient sur eux et ils les espèrent comme une planche de salut.
Ils parlent aussi, en ce moment même, du fait que le gouvernement cubain, après presque six décennies d’interdiction, autorisera les éleveurs du pays à abattre des bovins pour vendre la viande et leur allouera des installations pour vendre le lait. Et il ne s’agit pas de n’importe quoi: à Cuba, l’abattage d’une vache vous valait une peine plus lourde qu’en Inde. Vous pouvez aller en prison pour 20 ans, bien plus longtemps que pour certains homicides. Bien sûr, vous pouvez vendre de la viande et du lait, mais… avec des contrôles. À Cuba, tout est réglementé, contrôlé bien que, plus tard, tout soit re-réglementé et échappe à tout contrôle, comme la transmission de l’épidémie. Le problème est qu’à Cuba, qui était autrefois un pays exportateur de viande, il ne reste plus beaucoup de vaches.
La décision de «libérer» le bétail s’inscrit dans un ensemble de 63 mesures, dont, selon les médias officiels, «30 sont considérées comme prioritaires et d’autres comme immédiates, afin de stimuler la production alimentaire de la nation», un problème qui, comme le dit la population, ne cesse de croître. Parmi ces mesures figurait également la réduction des tarifs d’électricité pour les producteurs d’aliments, après l’augmentation des prix décidée par le gouvernement.
On parle beaucoup du fait que l’argent ne suffit pas. Enfin, l’unification monétaire tant attendue et mille fois annoncée a mis hors jeu les pesos dits convertibles (CUC), qui avaient une certaine équivalence avec le dollar (USD), mais qui s’échangeaient à 24 pesos cubains (CUP) pour un CUC… mais aussi à 12, ou un pour un, selon l’organisme commercial ou administratif qui effectuait le change, avec le résultat logique que l’on ne savait jamais avec certitude combien une chose quelconque coûtait ou valait. C’est ainsi que l’économie nationale fonctionnait (ou faisait semblant de fonctionner).
Désormais, le taux de change officiel pour un dollar a été fixé à 24 CUP, afin de ne pas trop dévaluer la monnaie cubaine. Et les salaires et les pensions de l’État en CUP ont été multipliés par cinq ou plus, tandis que les prix des produits dans les magasins d’État ont été multipliés par sept ou beaucoup plus. Cependant, étant donné que ces magasins d’État sont en rupture de stock et qu’il y a devant eux de longues files d’attente qui peuvent prendre cinq, six heures à l’acheteur potentiel –qui attend sous le soleil et la pluie et sans sanitaires où il peut se soulager (on en parle aussi beaucoup) – le marché noir du change a donné au dollar et à l’euro des valeurs plus réelles: environ 48 pesos pour un dollar et 56 pesos pour un euro. Et la tendance est à la hausse.
On dit, bien sûr, que le président Joe Biden ne nous a même pas regardés. Certains changements étaient attendus suite aux mesures très restrictives appliquées par l’administration précédente, qui a renforcé les lois de l’embargo, en interdisant pratiquement l’envoi de fonds des États-Unis vers Cuba, en fermant le consulat à La Havane et en rendant difficile la possibilité de voyager pour les Cubains ayant de la famille de l’autre côté du détroit de Floride. Aujourd’hui, pour demander un visa, un citoyen cubain doit se rendre dans un pays tiers. La Guyane, par exemple. Et quand il en parle, les gens se demandent: Biden plus de la même chose? Jusqu’à présent, pour les Cubains, c’est ce qu’il semble.
Mais on dit surtout que la «chose» est mauvaise. Que l’économie est en crise avec la paralysie du tourisme et l’inefficacité traditionnelle: la vie est de plus en plus chère et les gens ne savent pas comment s’en sortir. Les activités dissidentes sont en augmentation. Le président de la République lui-même, Miguel Díaz-Canel, le dit lorsqu’il fait appel à des solutions immédiates, car il y a urgence, il n’y a pas de temps pour de longs délais.
Et bien que l’on parle aussi du VIIIe Congrès du Parti communiste de Cuba, je crois que l’on y consacre moins de mots, de commentaires et de réflexions qu’il ne devrait logiquement en susciter. Même dans les médias officiels, régis par le Parti, je suis presque certain qu’on en a beaucoup moins parlé qu’à d’autres moments. On sait à peine que le congrès discutera de «l’actualisation de la conceptualisation du modèle économique cubain de développement socialiste et de la mise en œuvre des orientations de la politique économique et sociale du parti et de la révolution» [«conceptualisation» définie en 2016 lors du VIIe congrès]. En d’autres termes, ils vont à nouveau parler de ce dont ils parlaient et parlent déjà.
Il est également dit que le Congrès apportera des changements. Mais nous savons seulement avec certitude qu’il y en aura un, et nous le savons depuis plusieurs années: le général Raul Castro quittera son poste de secrétaire général du Parti communiste cubain et le transmettra à l’actuel président de la République.
En quoi consistera ce changement? Les gens ne savent pas et spéculent à peine à ce sujet. On sait déjà, car cela a été dit, que le Congrès sera un exercice de continuité, de réaffirmation de l’irréversibilité du socialisme à Cuba, c’est-à-dire qu’il dira essentiellement que les mêmes formes de gouvernement, de politique et d’organisation sociale qui existent actuellement seront maintenues.
S’il y avait plus d’informations sur ce que la réunion de la plus haute instance décisionnelle du pays pourrait apporter, peut-être que les gens parleraient beaucoup plus. Mais le secret fait partie du système politique cubain. Cependant, on suppose que le remplacement des générations historiques n’impliquera pas un remplacement essentiel des pratiques politiques, bien que déjà dans la sphère économique, comme je l’ai mentionné précédemment, des transformations aient été introduites, car le pays traverse l’une de ses pires crises financières, de production et d’approvisionnement, pas aussi profonde que celle des années 1990, mais assez proche.
Avec moins d’attentes dans l’air que ne devrait peut-être susciter la réunion du parti unique et du parti au pouvoir à Cuba, il serait souhaitable que le Congrès en cours (entre le 16 et le 19 avril) offre beaucoup plus de sujets à aborder, de spéculations à faire, de résultats à en attendre. Que du conclave sortent des structures économiques plus nombreuses et plus efficaces que celles qui se sont révélées affectées par des mécanismes et des lois dysfonctionnels (comme ceux qui ont provoqué l’appauvrissement du cheptel du pays) ou l’unification monétaire tant attendue. Autrement dit, des changements qui apportent plus d’espoir à une population qui traverse une période de difficultés infinies, aggravées par la présence de la pandémie, qui a modifié l’équilibre économique du monde, et pas seulement de l’île.
Sur le plan symbolique, le congrès marquera un changement historique à Cuba, puisque pour la première fois en six décennies, Fidel et Raúl Castro ne seront plus les dirigeants aux commandes. Ces dernières années, et plus encore ces derniers mois, la présence publique du général Raúl Castro est devenue très sporadique, tandis que celle du président Díaz-Canel a atteint des niveaux de visibilité que même Fidel ne pouvait assurer (si je me souviens bien). Nous devrons donc voir si, en réalité, le transfert de pouvoir est complet et ce qu’il signifierait face aux nouvelles réalités du pays et du monde. Bien que, je le répète, il soit question de continuité, uniquement de continuité.
Une grande campagne de vaccination contre le Covid-19, avec des vaccins créés à Cuba, pourrait être un grand héritage du VIIIe Congrès du Parti communiste de Cuba, en avril 2021. Le départ de Raúl Castro de la scène politique active entraîne logiquement un tournant historique plus ou moins visible dans l’immédiat. Mais les gens ont besoin de plus. Pas seulement pour parler, mais pour mieux vivre. Je crois qu’après tant de sacrifices, les Cubains le méritent.
Et dans l’urgence, pas avec des solutions à long terme qui ne sont parfois même pas arrivées, perdues dans le temps, l’espace, l’inefficacité et l’oubli. (Article publié sur le site de la revue Nueva Sociedad, en avril 2021; traduction rédaction A l’Encontre)
Leonardo Padura, journaliste et écrivain cubain auteur de nombreux romans, parmi lesquels, traduits en français: La transparence du temps; L’homme qui aimait les chiens; Hérétiques…
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«Le VIIIe Congrès du Parti communiste de Cuba: quels défis?»
Le prochain congrès du Parti communiste de Cuba (PCC – congrès qui a commencé le 16 avril 2021) sera historique par ses résultats, quels qu’ils soient. Le scénario national et international extraordinaire et complexe dans lequel il se déroulera, ainsi que les aspirations et les urgences de la société cubaine en fixent les lignes directrices.
Son défi ne serait pas si grand si ses fonctions se limitaient aux questions idéopolitiques (attention aux problèmes tels que la corruption, la discrimination, la protection des droits des citoyens, etc.) et aux questions de vie interne (exemplarité du militantisme et démocratie interne, par exemple). Le PCC a adopté des rôles divers et omniprésents qui décident de la vie et de l’avenir national pour ce qui a trait au modèle social assumé à Cuba depuis les années soixante du siècle dernier.
C’est son principal défi: être adéquat à ces missions, avec un effectif qui représente à peine 6% de la population cubaine, selon les données de 2016 – 670 000 militant·e·s sur 11,33 millions de personnes; dont la promotion ne passe pas par l’élection du peuple. Malgré cela, le PCC est la «force politique supérieure et dirigeante de la société et de l’État», comme le stipule la Constitution de 2019 approuvée par un vote majoritaire.
Notes pour un diagnostic… pas du tout flatteur
1.- Le pays traverse une crise économique et politique des plus graves, conséquence de la lenteur et des freins au processus de réforme convenu il y a des années, de la permanence du blocus, de la détérioration des institutions et de la multiplication des violations de l’État de droit avec l’augmentation correspondante de la violence.
2 – Il y a une incohérence entre ses (PCC) slogans/positionnements et le contexte. Trois exemples:
a) «L’unité» a, du point de vue de la sphère populaire, des qualifications différentes par rapport à la propagande officielle, telles que: «l’unité» ce n’est pas l’unanimité, elle n’est possible qu’à partir du respect de la divergence, du droit de critiquer, de donner des opinions, de suggérer des réponses, sans censure et sans silence, aux revendications des citoyens.
b) «Nous sommes la continuité» a un caractère d’exclusion; toute nouvelle direction doit s’engager avant tout dans le changement, donc depuis la base. Il est demandé de se proclamer «rénovateur», «révolutionnaire», «sans continuité».
c) Le «Parti de la nation cubaine» est une aspiration impossible, car elle repose sur une idéologie unique, non partagée par tous les Cubains et contraire au pluralisme politique.
3 – Le PCC relève d’une omniprésence, avec une visibilité dépendant de sa volonté: il est derrière toutes les décisions mais ne se montre qu’à des moments précis. Il a ainsi perdu l’interaction avec la base, qui devrait être le lieu où se construit l’hégémonie et où s’articule le consensus fondé sur l’exemple et le respect de la démocratie dans et hors de ses rangs, surtout lorsqu’il est le seul, l’unique, comme cela a été souligné lors des précédents congrès.
4 – Il semble avoir stagné par rapport à l’évolution de la société cubaine, de plus en plus complexe et plurielle, avec des sacrifices, des frustrations et des contradictions accumulés et actualisés. Actuellement, l’exode des militants de ses rangs, le vieillissement de ses membres et sa déconnexion avec les masses sont autant de preuves de sa détérioration.
Quelques aspirations du souverain
Les principales aspirations avec lesquelles les Cubains et Cubaines observeront le conclave peuvent être résumées en trois points clés:
1.- Dans le domaine économique, que les réformes soient mises sur les rails, cette fois-ci avec une rapidité responsable et sans pauses ni reculs, et avec un calendrier pour rendre des comptes au peuple, au moins annuellement. Nous devrons être attentifs au fait que la modification annoncée de vingt-quatre pour cent du contenu de la «Conceptualisation» [Conceptualisation du modèle économique et social cubain de développement socialiste telle que définie lors du VIIe Congrès du PCC en avril 2016] vise à approfondir les réformes.
2.- Dans le domaine politique, rendre les débats du Congrès transparents à travers les médias, s’engager à protéger la légalité constitutionnelle, définir des stratégies de dialogue pour résoudre la crise politique actuelle sur la base du respect du pluralisme, de la garantie d’un environnement démocratique et de la protection des droits.
3.- Dans le parti, il est urgent de renouveler la direction avec des personnes qui soutiennent les réformes; de faire face à un processus évident de débureaucratisation des appareils du parti, qui aujourd’hui font double emploi avec les structures de l’État dans un pays pauvre et soumis à un blocus, et de modifier les relations avec ses bases militantes et non militantes. Sur ce sujet et d’autres questions connexes, je recommande un excellent article du professeur Fabio Fernandez Batista.
Près de cinquante-six ans après sa fondation, le PCC a devant lui l’opportunité de regagner le soutien populaire et de mobiliser les énergies du consensus pour transformer le pays, ou de finir par perdre la légitimité dont il a bénéficié assez longtemps.
La perception d’une unité monolithique a, dans une certaine mesure, imprégné la psychologie sociale. Une réflexion consiste à identifier comme la meilleure solution la concentration du pouvoir de l’État/Parti/Gouvernement dans une seule personne, cela comme un moyen d’assurer la prévalence du secteur réformiste. Peut-être que pour ce moment critique, il n’est pas si exagéré de le penser, mais la pratique nous le dira. À mon avis, il n’y a pas de garantie, ce n’est pas normal et, dans le meilleur des cas, une personne ne fait pas un pays, ce sont les institutions qui doivent en décider. Espérons que cette concentration ne sera pas reprise comme une tradition.
Quoi qu’il en soit, il faudra voir quel poids il reste au secteur bureaucratique conservateur qui mène la résistance au changement et impose la fermeture dans la sphère politique. Si au moins une tendance réformiste s’imposait pour les changements économiques, ce serait un pas en avant, mais les problèmes fondamentaux correspondant aux piliers du modèle resteront un défi pour la société civile.
La société cubaine se trouve dans une situation extrême et, comme je l’ai dit il y a quelque temps, «la foi seule ne suffit pas». Cela dit, je fais miennes les paroles du juriste Julio Antonio Fernández Estrada dans un excellent texte: «Nous avons besoin que le bonheur ne soit pas seulement une option à long terme mais une illusion que l’on peut voir au coin de la rue.» (Article publié sur le site La Joven Cuba, le 14 avril 2021; traduction rédaction A l’Encontre)
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