Israël. «Ofer Cassif, une personne vraiment importante»

Par Gideon Levy

Il n’est pas certain que le policier qui a frappé le député Ofer Cassif [membre du parti Hadash – Parti communiste – sur la liste unifiée, dont il est le seul député juif] savait qui il frappait. Peut-être savait-il qu’il frappait un membre de la Knesset, peut-être ne le savait-il pas – là n’était pas la question. Il lui suffisait de savoir qu’il frappait un manifestant de gauche qui le méritait. Mais ce que le policier ne savait pas, c’est qu’il frappait un «gauchiste» de la Knesset d’un nouveau genre, qui ne mâche pas ses mots et ne s’excuse pas, qui n’élude pas la vérité et ne la dissimule pas. Il n’est pas seulement un non-sioniste, il est manifestement antisioniste, sans aucune tentative de dissimulation. En réponse à une question incidente posée par le journaliste de Haaretz Nir Guntaz, parue dans l’édition hébraïque du week-end (17-18 avril) du quotidien, Cassif l’a dit explicitement: «Je m’oppose à l’idéologie et à la pratique du sionisme… c’est une idéologie et une pratique racistes qui épousent la suprématie juive.»

Il est douteux que de tels mots aient jamais été prononcés dans une assemblée législative israélienne, et certainement pas par un député juif. Soixante-treize ans d’existence de l’État n’ont pas donné lieu à un mouvement juif important (à part le Matzpen dans les années 1960 et 1970) se rebellant contre le sionisme ou, du moins, mettant en doute la justesse de sa cause. Plusieurs personnalités juives importantes ont été antisionistes, mais pas chez nous. C’est interdit ici. Ofer Cassif a fait une petite brèche dans ce consensus, mais son sort est scellé. Il deviendra un objet ésotérique, une bizarrerie, un clown – le sort de tout opposant lorsque le régime, aidé par les médias, en aura fini avec lui. S’il a de la chance, il deviendra un ennemi, un traître détesté. Ses prédécesseurs, comme le professeur Israël Shahak [1933-2001, professeur de l’Université hébraïque de Jérusalem et ex-président de la Ligue israélienne pour les droits humains et civils] ou l’avocate Felicia Langer [1930-2018, Germano-Israélienne, elle a défendu de Palestiniens issus des zones occupées par Israël devant des tribunaux militaires israéliens], ont connu un sort similaire.

Je me souviens encore de la façon dont les médias israéliens ont traité Israël Shahak comme un excentrique. Il était estimé dans le monde entier, mais ici, sa stabilité mentale était mise en doute. Israël ne veut pas tolérer les opposants au régime, et les médias sont totalement et docilement au service du régime.

Israël est ouvert à la critique, mais pas lorsqu’il s’agit des fondements sur lesquels il a été construit. Sa confiance dans la justice et justesse de son chemin, horriblement vacillant, ne lui permet pas de s’ouvrir aux questions élémentaires concernant les circonstances de sa création et le régime qui y prévaut depuis lors. Les vestiges de centaines de villages palestiniens détruits par Israël ont été recouverts par les forêts du Fonds national juif, les questions fondamentales étant traitées avec mépris et la diabolisation de ceux qui osent les soulever.

En Israël, il est permis d’être un «voyou des collines» [jeunes colons qui attaquent les villages palestiniens], un membre d’un parti néo-nazi ou même un terroriste juif, mais pas un antisioniste. C’est inadmissible. Il n’y a pas eu d’idéologie aussi dominatrice depuis la mort du communisme. Néanmoins, l’autodéfinition du député Ofer Cassif devrait avoir des répercussions: c’est un membre antisioniste de la Knesset, qui considère le sionisme comme un mouvement raciste. Il ne veut pas de la suprématie juive. Il ne veut pas non plus de la suprématie arabe. Ce n’est pas un juif antisioniste ultra-orthodoxe fou ou un «arabe traître» du mouvement politique arabe israélien al-Ard [actif entre 1958 et début 1970, mis hors-la-loi en 1964, il revendiquait une égalité totale entre tous les habitants d’Israël], c’est un député juif israélien. Juste avant de le qualifier de «cinglé» ou de traître, on peut s’arrêter et se demander: sommes-nous tous d’accord pour dire que certaines questions ne doivent jamais être soulevées? Que seul le sionisme est autorisé ici? Sommes-nous si sûrs qu’il ne s’agit pas d’un mouvement raciste? Sur quelle base, en fait?

La droite n’a pas de problème. Elle admet l’existence de la suprématie juive en Terre d’Israël et pense qu’il n’y a rien de plus juste. L’aile gauche a plus de mal – elle veut avoir le beurre et l’argent du beurre. C’est pourquoi elle se tortille, nie et réprime, en se basant sur sa conscience plus éveillée et ses sentiments de culpabilité plus forts. Au fond de son cœur, la gauche sait que la base du sionisme inclut le soutien à la suprématie juive, ce qui le rend raciste par définition, mais elle préfère nier, réprimer et vivre avec un mensonge. Elle n’a pas le courage et l’insolence de la droite d’admettre qu’il en est ainsi, mais que nous le méritons. Elle n’a pas non plus le courage et l’intégrité d’Ofer Cassif, qui devraient l’amener à déclarer: «Si c’est le cas, nous sommes contre, comme tout vrai démocrate doit le dire.»

Avec sa chemise déchirée et ses lunettes cassées, Ofer Cassif, battu par un policier et le régime, a posé un défi compliqué. C’est pourquoi il est un personnage important. Israël le traitera comme il sait le faire. Les gens diront: «Va vivre à Gaza, pourquoi tu vis ici d’ailleurs?» À l’Israël qui pose cette question, il faut répondre: «Il est permis de vivre ici et de se demander si nous vivons sous un régime juste, au lieu de s’occuper de façon obsessionnelle de Benyamin Netanyahou.» Il est temps d’écouter Cassif et une poignée d’autres personnes comme lui, et d’affronter leurs arguments. Est-il vraiment possible de réconcilier juif et démocratie, sionisme et égalité, Israël et justice? (Article d’opinion publié dans le quotidien Haaretz le 18 avril 2021; traduction rédaction A l’Encontre)

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